--L_homme_apres_demain
L'homme se grattait la tête en regardant la bâtisse devant lui. Le jour tombant lui permettait de rester dans l'ombre de la ruelle. La nuit, il fallait attendre la nuit. Parce que la nuit ben... c'est la nuit, déjà. Les choses importantes se passent toujours la nuit lui avait-on dit. Il avait beau remuer la tête de façon convaincue, intérieurement il savait bien que si les moissons avaient lieu la nuit ça deviendrait sacrément compliqué pour tout le monde. Mais bon, la nuit c'était quelque chose quand même. Vachement plus...nuital que le jour. Pas de doute là dessus.
Il jeta un coup d'oeil vers le ciel. Le soleil lançait ses derniers rayons dans le soir. Mouais. C'était bien aussi quand même les couchers de soleil. Vachement plus... vachement moins... vachement quoi. Moins... moins nuital mais plus soiral quoi. Ouais. Mais là, on voulait du nuital. Pas de doutes, pas de doutes. Il fallait attendre.
La mission était simple : sonner et remettre un papier rapidement sans qu'on puisse se faire reconnaître. A la base on lui avait juste dit qu'il devait remettre le papier sans qu'on sache d'où il venait mais bon, comment savoir si le papier serait bien remis si on le donnait pas de la main à la main, hein ? Parce que coincer un papier dans un volet par exemple, ben ça peut s'envoler, rapport à la météo parfois ventale et alors il n'aurait pas rempli sa mission et alors adieu les 15 écus, hein. Alors que dans son plan à lui, il était sûr de donner le papier, vent ou pas, et on le reconnaitrait pas, rapport au fait qu'il était pas connu. Hé hé. C'était un plan diabolique.
Il avait bien vu que la personne qui l'avait recrutée n'était pas convaincue mais il l'avait rassurée comme il fallait. Elle avait juste imposé la nuit. Même si la nuit, comment savoir si la personne pourrait lire le message, hein ? Ha ! Elle y avait sûrement pas pensé à ça. Et si la personne ne savait pas lire ? HA HA ! Comment elle ferait, hein ?
L'homme secoua la tête. Quel dommage que l'humanité ne soit pas aussi sage que lui. Enfin ! Ce n'était pas son problème, le sien, c'était d'attendre la nuit et d'ailleurs, à force de l'attendre, elle était venue. Parfait ! Avec la nuit, personne ne pourrait le reconnaître. En plus du fait qu'il n'était pas connu, hein. Il se redressa donc et s'avança vers la porte pour toquer.
Un plan du tonnerre. Personne ne pourrait remonter à lui ni le soupçonner. Un putain de génie.
La porte s'ouvrit et une silhouette apparut.
- Avant toute chose, je dois vous informer que je suis sourd et muet. Inutile d'essayer de me parler, hein. Sourd et muet. Une ombre. Inquiétante.
Un plan du tonnerre qu'il avait. Et en plus c'était la nuit. Du tonnerre.
- Tenez, c'est pour vous. Faut que vous le lisiez.
Il tendit le papier. Mission accomplie.
- Bon ben... la bonne soirée à vous, hein !
Et sans laisser le temps de répondre, il tourna les talons et s'avança dans la nuit noirale. Du tonnerre, ce plan.
--L_homme_apres_demain
- Il quoi ?
- Il... il boutonne.
Face à son commanditaire, l'homme de main ne se sentait pas très à l'aise. Déjà parce qu'il n'avait pas encore été payé et qu'il sentait bien que si personne ne parlait de ce fait, il risquait bien d'être le seul à l'avoir en tête. D'autre part à cause du commanditaire. Bizarre ce type. Ou cette type. Ou ce machin. Allez, savoir, hein. Pour ce qu'il pouvait en voir il n'y avait qu'une main décharnée qui sortait d'une couverture pourrie coincée dans un coin de taverne. Et la voix... Eraillée, partant parfois dans des aigus qui vous arrachaient presque les oreilles mais parfois aussi grave qu'un corbillard. Bon, et ce qui n'arrangeait rien, c'était cette discussion.
- Il boutonne, vous en êtes sûr ?
- Sûr ! Ou alors il moutonne.
- Moutonne ?
- Gloutonne ?
- ...
- Bastonne ?
- ...
- Un truc en onne en tous cas.
- Hmm.
- Et il a parlé de nains.
- DE NAINS ?
L'homme sursauta en arrière, tâtant machinalement son couteau pour se rassurer.
- Euh, oui, des nains.
- Il a engagé des nains ?
- Euh ben je sais plus trop comme il a dit ça mais il a parlé de nains, ça c'est sûr.
- Les nains... j'aime pas les nains.
- Ah ? C'est rigolo les nains moi j'trouve.
- Des petits êtres vicieux... tordus... et qui n'ont pas de genoux.
- Ah bon ?
- Vous en avez déjà vu courir ?
- Euh ben 'tendez... ouais, j'crois bien...
- Alors vous avez vu. Pas d'genoux. On peut pas s'fier à des gens qui n'ont pas d'genoux. NON NON NON !
Il sursauta de nouveau en voyant son commanditaire se taper ce qui devait être son front sous la couverture miteuse.
- Il a engagé des nains... Alors il se doute de quelque chose, il se méfie...
- Ah... euh... p't'être ben, hein... En même temps il est pas très net, vous savez il se balade dans une robe de princesse trop serrée...
- UNE QUOI ?
- Aieuuuh, purée je me suis entaillé le doigt avec vos conner... 'fin bon j'veux dire... zut, quoi.
- Il porte une robe de princesse ?
- Ouais, vous verriez ça...
- Quelle couleur ?
- Comment ça quelle couleur ? Je sais pas j'ai pas bien vu...
- De princesse ?
- Ouais enfin dans l'genre quoi. Trop serrée si vous voulez mon avis, on voit que ça déborde sous le corset.
- LA PETITE ENFLURE !
- Gnn... Z'auriez pas un bandage ? C'quoi le problème avec la robe ?
- Il se croit tout permis... "Oh je suis Lotx et j'ai une robe de princesse... Oh et puis j'ai des nains..."
- Pis il boutonne aussi.
- RAAAAAAAAH !
La main décharnée envoya une coupe se fracasser contre le mur. Tout aussi subitement, les mains se levèrent et tentèrent de se labourer le visage. Enfin le truc d'où sortait la voix.
- NON NON NON IL NE FAUT PAS !
- Boutonner ?
- Jeter ! Non ! On ne jette pas !
- Ah ? Z'êtes pour la réutilisation des déchets. C'est bien.
Les mains se posèrent sur la table et une respiration sifflante se fit entendre. Pendant quelques minutes, aucun autre bruit ne vint troubler la taverne vide.
- Bien. Une première menace ne l'impressionne pas. Je vois. Il n'y croit pas, à cause de ses nains. Mais il sera bien forcé de croire à ça.
Un papier apparut sur la table et les mains malhabiles dessinèrent une bougie.
- Remettez-lui ça.
- Ah c'est juste des dessins ? Parce que j'avais peur qu'il sache pas lire, moi, mais du coup pas de problème. Bon. D'accord. Comme la dernière fois ?
- Pareil. Et toujours pas un mot.
- Pas d'problème je lui ai dit que j'étais sourd-muet il se rendra compte de rien.
- ...
- Bon et mes 15 écus ?
- ...
- Après cette dernière mission c'est ça ?
- On va dire ça comme ça, machin, on va dire ça comme ça...
L_homme_de_main
Captivés, l'homme de main et son commanditaire regardaient la moufette tourner en rond sur la table crasseuse de la taverne.
- C'est... C'est un cadeau je crois.
- Un cadeau ?
- Oui enfin il a surtout dit que ça fouettait comme un rat crevé et que c'était pas réceptif à sa voix charmeuse d'animaux, un truc dans l'genre.
- Il s'entraîne à chanter aux animaux ?
- Ha ben je sais pas à qui il chante mais apparemment il préfère les mollusques.
Un ricanement s'éleva depuis l'autre côté de la table. La moufette, elle, prenait ses aises en reniflant le fromage fondu de l'assiette de l'homme (Recette connue : quand on ne sait pas ce qu'on mange, il faut toujours mettre du fromage fondu dessus, simple mesure de précaution).
Une toux s'éleva de la couverture tandis que l'homme regardait le contenu de son assiette disparaître dans la gueule de l'animal fouetteur.
- Bon mais donc là j'ai tout bien fait, j'ai donc droit à mes 30 écus.
- On avait dit 15.
- Oui mais comme j'y suis allé deux fois...
- Et 2 fois 15, ça fait ?
- Ben... trente... j'crois bien...
- Nenni. ça fait 10. Tenez, voilà vos 10 écus.
- Euh...
- A moins que vous ne vouliez vous rendre serviable en allant une dernière fois transmettre un message...
- Ah ben ça j'peux toujours parce que 10 écus ça m'paraît pas... 'Fin bon... Faut faire quoi cette fois ?
- Manifestement ce petit faux jeton ne comprend pas les menaces subliminales. On va passer au niveau au-dessus.
L'homme jeta machinalement un coup d'oeil au dessus de lui. Quand on commençait à utiliser des mots de plus de 3 syllabes, il préférait faire gaffe à son environnement. La moufette en profita pour aller se loger sur ses genoux et se rouler en boule. Il déglutit le plus silencieusement possible.
- Vous allez aller le trouver cette nuit et... Ho, vous m'écoutez ?
- J'ai...j'aime pas trop avoir c'machin près d'mes roubignolles. Sauf vot'respect.
- Vous ne craignez rien.
- Ha, ça n'a pas de dents ?
- Non, c'est plutôt de l'autre interface que je parlais.
Bon sang. Du sublime minal et des inter phases. Voilà qui ne sentait pas le paysan.
- Concentrez-vous machin. Cette fois vous irez le voir et vous vous montrerez créatif pour qu'il comprenne d'où vient le danger.
- Et euh... il vient d'où ?
- Pour l'instant présent je dirai de vos genoux mais pour Lotx il viendra de moi.
- Vous allez lui tousser dessus ?
- Vous voulez que je crie un coup pour que la moufette se réveille ?
- Gnnn... non non c'est bon. Bon mais qu'est-ce que je lui dis ?
- Les mots ne suffisent pas. C'est votre attitude toute entière qui doit l'inquiéter.
- Ben on parle d'un type qui s'déguise en femme j'vous le rappelle...
- EN PRINCESSE. ça n'a rien à voir. Mais vous avez raison, on doit s'adapter à lui. Habillez-vous en révolutionnaire.
- En... ouiiiii... mais encore ?
- Soyez créatif j'vous dis. Vous y allez, vous le menacez et moi je reste dans l'ombre pour intervenir en cas de besoin.
- Ah. Ben euh...vous entendez quoi exactement par révolut...
- A minuit, précisément. Soyez ponctuel.
L'ombre se leva et marcha tant bien que mal jusqu'à la porte de la taverne, toussant et baissant la tête sous son mantel pour passer devant le comptoir.
Resté seul, l'homme regarda la moufette et se hasarda à la caresser. Finalement l'animal commençait à lui plaire, elle tenait chaud et ça faisait une présence. Habitué à la solitude, il commençait à entrevoir l'intérêt d'une autre vie, pleine de moufettes et de joie domestiques.
Mais pour l'heure il avait encore une mission.
- Révolutionnaire... qu'est-ce que ça peut bien vouloir... Révolutionnaire. ça doit être un truc de coiffeur. Chuis quasiment sûr d'avoir vu une échoppe de coiffeur qui s'appelait comme ça l'année dernière. Pas d'doutes ! J'fais ça : j'arrive, j'lui crie "UNE COUPE GRATUITE !" et ... bon sang de saloperie de moufette de mes burettes de mes deux ! ça schlingue ce machin !
[Le même soir, à minuit moins cinq]
L'homme s'avança dans la ruelle, à tâtons. Pas de traces du commanditaire dans les parages, à moins qu'il ne soit planqué ailleurs.
Il passa une main nerveuse sur sa tenue. Peu habitué des coiffeurs, il avait cherché tout l'après-midi une tenue qu'il pensait adéquate : chausses en satin parme, chemise à jabot, pinces brillantes et cheveux bouffants. Ah, et des ciseaux et un peigne dans chaque main, évidemment. Le déguisement était parfait au détail près : l'odeur de la moufette était presque paralysante tant elle était forte. Peu enclin aux bains, il s'était dit que les coiffeurs sentaient toujours un peu bizarre et que personne n'en saurait rien. De toute façon il n'en aurait pas pour longtemps.
Quand les cloches de l'église sonnèrent il toqua à la porte.
L_homme_de_main
A priori, oui. Globalement il était allé voir le... la... enfin la cible, quoi et il lui avait fait peur. Il n'avait juste pas compris qu'il allait lui aussi avoir peur pendant l'échange, voilà tout.
S'éloignant en courant dans la ruelle, l'homme se répétait en boucle comme un mantra qu'il avait accompli son travail et qu'il n'y reviendrait pas. Pas pour 15 écus. Jamais. Jam...
- HHHHHHHHHAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !
- Chuuuut ! Où est-ce que vous allez ?
- Oh purée c'est vous, j'vous avais pas vu j'ai cru que...'fin bon la garde doit bien savoir qu'il faut pas trop l'écouter mais quand même...
Un bras contre un mur, l'homme cherchait son souffle en ignorant son commanditaire, ce qui est la première erreur dans le métier d'apprenti homme de main. La leçon fut immédiatement comprise lorsqu'il sentit un coup de bâton s'abattre sur son genou.
- AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAIEUUUUU ! Mais qu'est-ce que vous faites ?
- Non mais ça va pas de dire des choses comme ça ?
- Hein ? p... de b... vous m'avez pété le genou !
- Ne vous avisez jamais plus de dire une chose comme ça.
- Mais comme quoi bordel, qu'est-ce que j'ai dit ?
Le bâton vint se poser contre sa glotte.
- On. ne. dit. pas. de. mal. des. saucisses. coktails.
- bande de tarés...
- J'ai mal entendu ?
- Gnnn...
- Répétez après moi : les saucisses cocktails, c'est bon.
- Les... saucisses...cock...écoutez poussez le bâton j'arrive pas à parler, là... coktails c'est bon.
- J'en mangerai une ribambelle, mais pas de cornichons.
- Pardon ?
- C'est pour la rime, il faut toujours que ça rime dans les slogans.
- Vous êtes représentant en saucisses cocktails ?
- Si c'était le cas vous seriez déjà mort, imbécile. On ne plaisante pas dans le milieu des saucisses.
La vache, vous avez réussi à le dire sans vous marrer !
Le bâton vint cette fois effleurer son pied avec la délicatesse d'un ivrogne tombé du bar.
- J'en mangerai une ribambelle, mais pas de jambon.
- Ah oui, c'est bien aussi, ça. Bon mais ça ne va pas aller du tout. Vous ne comprenez rien au travail révolutionnaire. C'est toujours pareil, on confie ça aux pauvres et ils n'arrivent à rien...
- Vous êtes riche, vous ?
- Si je l'étais je ne serai pas là ce soir, j'enverrais des hommes de main.
Logique. Logique, pas de doutes, pas de doutes. Au détail près qu'il croyait justement en être un, d'homme de main. Ceci dit, le moment semblait mal choisi pour placer la réflexion. Il tenta de bouger son pied et se retrouva le visage étalé contre le crépi du mur.
- Gnnaieu, ça piqueuh...
- Vous allez y retourner séance tenante.
- Hein ? Mais pourquoi ?
- Parce que cette fois vous avez un nouveau message. Un message d'importance vitale.
[Quelques instants plus tard...]
Planté devant la porte, l'homme hésitait à lever la main pour frapper. La vue d'un bâton dans son périmètre visuel réduit du fait de la nuit le convainquit de frapper avec entrain. Aussi ne prit-il même pas le temps de remontrer ses accessoires pour annoncer son nouveau message :
- Les saucisses cocktail c'est bon. J'en mangerai une ribambelle, même sur un cochon.
Voilà, il l'avait dit. Il avait même entendu un "bravooo" murmuré tout bas du côté du bâton. Ne restait que la deuxième partie du message à faire passer.
- Sinon euh... votre robe... elle vous va pas au teint, vous auriez dû prendre du poudré doré... voilà... me demandez pas d'où je sors ça...
L_homme_de_main
Perplexe, l'homme de main regardait le nabot toiser la rue sombre. Manifestement quelque chose se jouait, là, sous ses yeux. Quelque chose de fort, d'important. Quelque chose... quelque chose qui valait plus de 15 écus.
- Ouais, et moi j'vais la partager avec lui ! *coup d'oeil à la presque princesse* enfin...dès que j'aurai mes 30...45 écus !
Il tapota le bras de la presque princesse, confiant.
- Après ça, promis, je vous couperai plus les saucisses cocktails.
A peine avait-il fini de visualiser ce qu'il venait d'énoncer que l'ombre de son commanditaire se dressait devant lui.
- 15.
- Ha ben non, on avait dit ça au début...
- Et vous deviez lui faire sentir la peur.
- Ha ben quand même !
- L'oignon, il sent l'oignon.
- Non, ça c'est moi, j'ai été...exorcisé. Mais ça va aller, on a de la mirabelle.
- TRAITRE !
- Ben quoi, c'est bon la mirabelle...
- Les vignes ! Il avait droit aux vignes, pas aux réserves de mirabelle ! ELLE A ETE TRES CLAIRE DANS SON TESTAMENT !
Arc-bouté, l'homme tentait de contenir l'excité qui tendait un bras famélique vers sa cible tout en s'étouffant.
- Elle ? Qui ça, elle ?
- ELLE !
- Elle qui ? Aieuuuuu, ça méritait pas une baffe !
- ELLE.
- Ecoutez je ne comprends rien, elle, c'est qui ? Y'a une femme qui est morte ?
Il jeta un regard en biais au nabot.
- Il a tué une femme pour lui piquer sa robe ? M'étonnerait même pas...
- IL L'A TUEE ! FARPAITEMENT !
- Pour sa robe rose ?
- POUR SA MIRABELLE !
- Dites...
- TRAITRE ! SUPPÔT !
- Ecoutez vous pouvez le traiter de suppositoire si vous voulez mais calmez-vous, vous criez un peu stridemment, là...
L'homme s'arrêta un instant pour considérer le commanditaire, plié en deux par la toux mais qui continuait quand même à baragouiner des insultes à base de petites saucisses.
- Vous... vous seriez pas une femme ?
- Voleur... abandonner...profiteur...
- Oh bon sang, c'est à vous qu'il a piqué la robe ?
- A ELLE !
- Dites, monseigneur, enfin... monseigneuse...'fin... dites ! Je crois que la dame vous en veut. Alors moi j'dis, j'vais vous laisser régler ça, je prends mes 15 écus et je vous laisse hein.
- Pour le règlement, voyez avec lui, moi je n'ai pas d'argent, elle ne m'a rien laissé.
Et dans une dernière quinte de toux, l'épave s'effondra au sol.
L_homme_de_main
A la base, il était paysan, fils de paysan. Et puis vous savez ce que c'est, on rêve devant les récits de ceux qui sont allés à la ville, on écoute les yeux brillants les voyageurs, on commence à regarder sa famille avec de la gêne puis du mépris et un jour on prend la décision : on ne trimballera pas du purin toute sa vie. Il était donc parti, la fleur au fusil, et était arrivé dans la première grande ville du coin. Qui s'était avérée n'être qu'une toute petite ville, finalement. Donc il était allé plus loin, et encore plus loin, et à force d'aller loin... il était devenu pauvre. Il était au bord de retourner transporter du purin quand elle...il...enfin ce machin l'avait trouvé. Et là, ce fut la révélation : homme de main. Il était fait pour être homme de main, ces hommes qui inspirent la peur quand ils débarquent chez vous, ces hommes chargés de mission autrement plus importantes que le purin à transporter-de-devant-chez-mamie-parce-que-là-elle-est-en-train-de-virer-verte, bref ces hommes qui sont de vrais hommes. Ceux qui ont jour peuvent se retrouver à... ben à lancer un bol d'oignon en menaçant quelqu'un au sol de raturer un truc.
- Ceci est l'acte notarial de cession d'un champ de navets relatif à la loi de 1445 paragraphe 72 alinéa 28. Imagine toutes les ratures que j'vais pouvoir lui faire si tu refuse de parler gnihninhinhin !
L'homme de main regarda la masse au sol. Il avait réussi à la tirer d'une main tant elle ne pesait rien. Pour l'heure, elle restait les yeux fermés, respirant bruyamment.
- M'a pas l'air gros pour un notaire... J'veux dire, les notaires, normalement ça mange bien, non ? Là... honnêtement...
Il toucha du bout du pied le presque cadavre à ses pieds.
- M'est avis que c'est plus un va-nus-pieds si vous voulez mon avis. Ou une ancienne fille de joie au chômage à cause de la maladie. Faites gaffe, c'est peut-être contagieux...
La forme ne bougeait toujours pas.
- Je sais pas ce que vous lui avez fait à la base pour qu'elle vous en veuille comme ça mais vous devriez peut-être lui rendre sa robe. J'veux dire, ce s'rait charitable. Oh attendez, ça a bougé !
Il se pencha près du corps parfumé à l'oignon et approcha son oreille de la bouche pour vérifier si un son en sortait encore.
- A trois, on lui saute dessus.
- Hein ?
- TROIS !
[Quelques secondes plus tard]
- *kof kof kof kof*
- Ben oui, faut pas vous mettre dans des états comme ça, vous voyez bien que vous n'avez pas la force de vous relever sans vous accrocher aux meubles. 'tendez, j'vais vous relever.
- Tenez-moi, machin. *kof kof*
- Dites, c'est pas contagieux au moins votre truc ?
- Le médicastre dit que oui mais on s'en fiche.
- Ah.
- On ne risque rien. 'fin, vous, peut-être, mais pas nous.
- Qui, nous ?
- Nous. Tenez-moi je glisse. C'est bon, là ?
Maintenu debout par l'homme, le commanditaire se tenait désormais face au nabot presque princesse. Ôtant sa couverture miteuse il dévoila un corps malingre vêtu de haillons, vaguement féminin. Les cheveux sales et emmêlés venaient cacher le visage mais un poing serré venait narguer le nez du prêtre. Ou plutôt balayer le parchemin du champ de navets.
- MECREANT ! Le Grand Machin te punira ! *kof kof* Tu ne peux pas ignorer plus longtemps les menaces qu'il me charge de t'envoyer !
- Ah vous êtes homme de main vous aussi ?
- De par son testament, ELLE a été très claire ! La mirabelle ne va à personne ! PERSONNE ! *kof kof* Nous y veillerons ! Et si besoin...
Elle tira une fiole de sous ses haillons et sourit d'un air criminel.
- Nous utiliserons de l'eau s'il le faut !
- Pour vous nettoyer ?
- Taisez-vous, machin, et regardez le miracle s'accomplir...
L_homme_de_main
Durant tout le temps de l'échange entre la presque princesse et l'homme de main, dialogue un peu décousu mais ô combien significatif, le commanditaire avait savouré le moment. Des mois de préparation. Bon, d'accord, des semaines. Bon, une semaine, mais quand même, une semaine vachement bien préparée.
Sa proie avait senti le danger. Elle s'était repliée dans son armoire normande, loin des potentielles réserves de mirabelle. Aussi s'était-il mis en recherche des bouteilles, tout en maintenant la fiole d'eau tendue tant bien que mal.
Suivant l'échange d'une oreille faussement distraite, il grognait de temps en temps des "Ah !" et autres "je le savais" tout en fouillant la pièce à grands fracas.
Enfin, il parvint à l'une des sans nulle doute nombreuses caches et déboucha une bouteille de mirabelle, s'enivrant du parfum pendant de longues secondes. Ragaillardi, il savoura la première gorgée avant de poursuivre de façon nettement moins esthétique. Jusqu'à ce que.
- Attendez, cet air miteux, ce teint pâle... Mais je te reconnais ! Tu es Anatole, j'savais que t'avais un air Limousin !
- RAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH ! Sous le choc, il recracha la dernière gorgée de mirabelle. Regardez ce que vous nous avez fait faire ! Nous ne devons pas ! Non, non !
Paniqué, le commanditaire se tapait la tête avec la bouteille, sans toutefois la renverser. De l'autre bras, la fiole d'eau se balançait dangereusement vers l'armoire.
- NE MENTIONNEZ PAS CE NOM ! Ce fourbe, ce sournois, ce...cet alexandrin...
- Ce malandrin ?
- Non, il fait tomber des choses mais pas tout le temps...
- Hein ? mais non un malandrin c'est...
- Peu importe. DOUDINET ! L'heure est venue de crier vengeance.
- ...
- Allez-y, criez.
- Moi ? Mais vengeance de quoi ?
- VENGEANCE ! *kof kof* Vous voyez bien que je ne peux pas crier, bon sang, rendez-vous utile ! L'épave reprit une gorgée de mirabelle et reprit un peu contenance, le bras tenant la fiole d'eau se faisant plus solide en direction de l'armoire.
- Euh ben... Vengeance !
- Vengeance envers les victimes de destitution sauvage !
- Hein ? euh... Vengeance !
- Il est l'heure de rendre des comptes, TOI !
- Moi ?
- Non, pas vous, TOI !
- Ah, lui...
- Nous sommes venus récupérer notre dû...
- Votre robe, on y revient.
- NOS FÛTS !
- Mais vous parlez de vous au pluriel en fait, non ?
- Vengeance.
- Ha oui, pardon, vengeance !
- Tu n'as pas écouté nos avertissements... Les fleurs, symbole de ce qui poussera sur ta tombe prochainement... La bougie, la lumière qu'il faudra allumer pour que tu puisses voir depuis ton tombeau... C'était pourtant limpide !
- Houla... A mon avis z'avez des progrès à faire en menaces hein... 'fin bon... faites comme vous voulez, c'est votre robe après tout...
- DOUDINET ! Où sont nos fûts ?
- C'est définitif, vous parlez bien de vous au pluriel. D'accord. Un peu barré mais d'accord.
- NOUS SOMMES...
- ...
- NOUS SOMMES...
- oui ?
- NOUS SOMMES SAINTE BOULASSE ET NOS VOULONS NOS FÛTS.
D'un geste, le commanditaire écarta ses mèches sales et de manière théâtrale, fit apparaître son visage à la lumière des bougies.
- Oh ben la vache, elle a morflé Sainte Boulasse dites donc...
L_homme_de_main
Oh qu'il avait été vicieux. Vicieux comme... comme un prêtre, déjà mais aussi vicieux comme...comme un poney rose, voilà. Un poney rose se croyant seul maître sur terre qui plus est. Il avait donc commencé sa présentation de Boulasse avec tant d'entrain que l'espace d'un instant, l'apparition fut tentée d'écouter. Mais non ! Non ! Oh que non, elle ne se laisserait pas bercer par cette tentative de lobotomie musicale, si réussie soit-elle.
Le temps de l'échange, donc, elle avait fini par s'asseoir, se bouchant les oreilles autant que possible (allez donc tenir une fiole et vous boucher les oreilles d'un geste élégant, vous), approchant dangereusement l'eau de son visage. Signe qu'elle n'avait plus peur de rien.
Quand il lui sembla que l'usurpateur trucmachinchosiste eut fini sa mélopée (chose facile à deviner, en regardant simplement son effet sur son homme de main) elle ôta les mains de ses oreilles et retendit tout de go la fiole vers la presque princesse. S'engagea alors une discussion mainte fois reprise à base de "TOI, MOI, non moi, pas toi".
La colère est une chose mais la fierté d'avoir participé à la conception d'une telle idiotie en est une autre. C'est donc d'un sourire aussi grand que possible qu'elle écouta l'échange se poursuivre jusqu'au...
- Bien faisons un point !
Son poing se leva aussi haut que possible pour l'épave qu'elle était devenue. Et il se releva autant de fois que l'injonction retentit. Il est des réflexes qui font bouger même les morts.
-J'vois que le Grand Machin -dans son infinie Ivresse- te renvoie pour punir mes péch... enfin j'veux dire pour que tu me secondes dans la ré-évangélisation du monde hein. S'la seule explication logique ! Alors maintonant tu vas poser douuuuucement cette fiole d'eau, sans faires de geste brusque, me rendre ma bouteille et y aura pas de blessé d'accord ? Si t'es sage on ira sur la tombe de Vonafred pour rigoler un bon coup !
- Cornefianchtre !
L'épave se releva d'un coup, frissonnant sous le plaisir de redire son injure favorite. Ou d'entendre "tombe" et "Vonafred" dans la même phrase, allez savoir.
- Sache que j'ai côtoyé de près le Grand Machin ces derniers temps et que, béni soit son foie, sa colère est grande. Il m'a renvoyée sur Terre pour te ramener sur le droit chemin de l'évangélisation, toi qui n'es que le second de ce grand mouvement de foie divine. Je reprends donc la place qui est la mienne en tant que Sainte Boulasse -tu me donneras les livres de compte des dons des fidèles que je vérifie ta gestion- et te demande, que dis-je, je t'ordonne de me conduire de ce pas à mes fûts de mirabelle. Le Grand Machin saura apprécier ton céleri.
Interloqué, l'homme de main la regarda.
- Ton céleri ?
- Ben sa rapidité quoi.
- Ah. Sa célérité.
- C'est ce que j'ai dit.
- Non, vous avez dit céleri.
- Est-ce que j'ai une tête à faire du pot au feu ?
- Hein ?
- Doudinet !
- Vengeance !
- Bieeeeeeen, machin, bieeeeen... Doudinet ! Si tu ne m'amènes pas dans l'heure boire mes fûts sur la tombe de Vonafred je...je...
Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle.
- Je ne t'aiderai pas à te coiffer en tresse épi.
Satisfaite, elle se rassit et reposa sa fiole d'eau.
- Ah, et aussi j'ai besoin de toi pour aller chercher Anatole dans le Limousin. Il a mon fric et mes poules. Enfin ce qu'il en reste...
Et elle agita une dernière fois la fiole vers l'armoire, d'un regard entendu.
- Et sinon pour mes 15 écus ?