Judas
Le surlendemain.
La vie n'est pas assez dure comme cela, n'est-ce pas, Anaon? La perte de ceux qu'on met au monde, de ceux qui nous ont mis au monde, les épidémies qui nous emportent les enfants. Le temps et sa solitude, les épreuves que dieu nous envoie. Les coups que l'on se donne, l'amour que l'on se retire pour le donner à d'autres. La famine qui nous tenaille l'estomac ou le coeur, si tant est que l'on en soit pourvu. Et le froid. Ce froid infini qui ne nous quitte plus lorsque l'on abandonne.
Regarde la danse des pendus, qui bordent les chemins. Le vent qui les fait se frôler dans leur liberté retrouvée. Regarde ton pied sur la poussière d'une vieille carcasse, une monture morte de soif d'avoir perdu sa servitude.
Qu'est-ce qui te pousse à partir et à me laisser ton cadavre, là où tu pourrais partir sur les routes en me laissant un mot... La vie n'est donc plus supportable à mes cotés? Est-ce mon absence ou ma présence que tu ne surmonte plus? Ou alors, ma condition et notre vie n'a plus une once d'importance, face aux écueils qui m'ont échappés. Ta vie antérieure. L'autre Toi que je n'ai pas souhaité rencontrer.
J'aurais tellement aimé ta colère. Que tu me jettes quelques objets au visage. Que tu me pointe une lame sous la gorge, lorsque j'aurais voulu t'apaiser. Ma chemise froissée par ta main tremblante de haine, mon col déchiré par un geste de désespoir. J'aurais aimé un cri de colère, un sursaut d'abattement. Une manifestation de détresse quelle qu'elle soit, autre qu'une clef qui se tourne dans une serrure. Autre qu'un pont que tu détruis en partant. Une noyade silencieuse, comme un oiseau discret qui se laisse aller dans la poix.
Je n'ai pas de quoi exprimer mon effondrement, la peur qui me comprime la poitrine. Tu as laissé derrière ton geste une montagne de questions que je ne sais pas dire à haute voix, et surtout la leçon d'un homme qui pensait pouvoir te soigner avant de se soigner lui même. Que devrais-je faire désormais, sinon prier que tu ne te réveilles que si tu ne compte pas recommencer?
Je te jure que je n'ai plus envie de quitter ce lit qui ressemble à un tombeau. Personne ne pourra m'arracher à mes prières, même si je sens mes genoux saigner de trop les user à ton chevet. Je te promet, personne ne m'attend plus depuis longtemps dehors, c'est ici que je finis ma vie. Et puis je suis comme toi. Je ne pense qu'à moi. A moi et à l'affliction qui me ronge d'attendre que tu choisisse un camps. Que tu décides de partir ou de rester. Ici et maintenant je n'ai plus d'enfant. Je n'ai jamais aimé personne. Je n'ai aucun ami, et ma vie toute entière ne tourne qu'autour de toi, ma Froide statue de sel.
La bonne est passée. Elle a déposé une lettre sur le coin du lit, et a murmuré que je devais me reposer. Cette bonne est stupide. Elle n'a jamais aimé. Et puis elle m'a touché. De sa fine main sur mon épaule. j'aurais pu la repousser, mais je n'ai pas trouvé en moi la force, réunie toute entière à appuyer ma prière. Peut-être que je me sens comme toi. Occupé à quelque chose que personne ne comprend.
Parfois je me demande comment aurait été notre vie si mes choix avaient été différents. Si je n'avais pas aimé la Bretonne, et si je n'avais pas cédé à la Rose pour un mariage qui ne m'intéressait pas. Je n'aurais pas eu à faire assassiner Isaure. Je ne t'aurais pas blessée comme je sais que tu l'as été. Mon fils n'aurait pas eu à subir les conséquences de mes actes, et peut-être que je serai plus heureux. Je crois que je n'ai jamais été aussi heureux que lorsque je t'ai eue. Chasseur béni tenant son graal. Je sais, tu dois sourire intérieurement. Te dire que c'est la situation qui me fait dire des choses telles. La bonne avait peut-être raison. Je sens que j'ai de la fièvre.
L'arabe est revenu. Il a regardé tes plaies sans dire un mot. Tu vois, c'est ce silence que je ne supporte plus. Le tiens, le sien, celui de cette chambrine. Il n'a même pas fait attention à moi, raidi à genoux au pied de ton lit. Mes mains liées sous le menton doivent lui rappeler qu'hier, j'étais exactement dans la même position, et que je suis peut-être mort. Mais je le paye pour un mort à la fois. Du moins, pour garder de la mort un vivant à la fois. Je sais que c'est le meilleur, pour l'avoir eu à mes cotés sur les galères lorsque je vendais des esclaves. Cet homme m'a souvent remis en état des morts-vivants avec lesquels je n'en avais pas terminé. Les médecin du village l'appelleraient sorcier, mais je sais qu'il a juste des idées que les autres n'ont pas encore. J'ai cet espoir fou qui alimente à la place de tout le reste ma vieille carcasse lorsqu'il franchit le seuil de la pièce et qu'il pose ses doigts sur tes sutures. Et lorsqu'il refait tes pansements j'oublie momentanément les crampes de mon corps courbé. J'écoute ce silence que j'interprète. Tant qu'il ne pose pas à son tour sa main sur mon épaule... J'accepte de prier encore. J'ai lu ta lettre. J'ai bien envie de mourir aussi.
Judas a fini par s'endormir. Dans un sommeil peuplé de monstres et de chimères, de souvenirs défigurés par ses obsessions. Sa cape et ses cheveux tombant mollement sur ses épaules et son visage dans ses mains. Agenouillé. Une nouvelle chandelle a remplacé ce qu'il restait de l'ancienne. La bonne a humecté les lèvres de l'Anaon et s'en est allée sans oser toucher le Maitre qui semblait faire pénitence à s'obstiner ainsi à ne pas quitter cette chambre de malheur.
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- Matines-
La vie n'est pas assez dure comme cela, n'est-ce pas, Anaon? La perte de ceux qu'on met au monde, de ceux qui nous ont mis au monde, les épidémies qui nous emportent les enfants. Le temps et sa solitude, les épreuves que dieu nous envoie. Les coups que l'on se donne, l'amour que l'on se retire pour le donner à d'autres. La famine qui nous tenaille l'estomac ou le coeur, si tant est que l'on en soit pourvu. Et le froid. Ce froid infini qui ne nous quitte plus lorsque l'on abandonne.
Regarde la danse des pendus, qui bordent les chemins. Le vent qui les fait se frôler dans leur liberté retrouvée. Regarde ton pied sur la poussière d'une vieille carcasse, une monture morte de soif d'avoir perdu sa servitude.
- Laudes-
Qu'est-ce qui te pousse à partir et à me laisser ton cadavre, là où tu pourrais partir sur les routes en me laissant un mot... La vie n'est donc plus supportable à mes cotés? Est-ce mon absence ou ma présence que tu ne surmonte plus? Ou alors, ma condition et notre vie n'a plus une once d'importance, face aux écueils qui m'ont échappés. Ta vie antérieure. L'autre Toi que je n'ai pas souhaité rencontrer.
Prime-
J'aurais tellement aimé ta colère. Que tu me jettes quelques objets au visage. Que tu me pointe une lame sous la gorge, lorsque j'aurais voulu t'apaiser. Ma chemise froissée par ta main tremblante de haine, mon col déchiré par un geste de désespoir. J'aurais aimé un cri de colère, un sursaut d'abattement. Une manifestation de détresse quelle qu'elle soit, autre qu'une clef qui se tourne dans une serrure. Autre qu'un pont que tu détruis en partant. Une noyade silencieuse, comme un oiseau discret qui se laisse aller dans la poix.
- Tierce-
Je n'ai pas de quoi exprimer mon effondrement, la peur qui me comprime la poitrine. Tu as laissé derrière ton geste une montagne de questions que je ne sais pas dire à haute voix, et surtout la leçon d'un homme qui pensait pouvoir te soigner avant de se soigner lui même. Que devrais-je faire désormais, sinon prier que tu ne te réveilles que si tu ne compte pas recommencer?
Je te jure que je n'ai plus envie de quitter ce lit qui ressemble à un tombeau. Personne ne pourra m'arracher à mes prières, même si je sens mes genoux saigner de trop les user à ton chevet. Je te promet, personne ne m'attend plus depuis longtemps dehors, c'est ici que je finis ma vie. Et puis je suis comme toi. Je ne pense qu'à moi. A moi et à l'affliction qui me ronge d'attendre que tu choisisse un camps. Que tu décides de partir ou de rester. Ici et maintenant je n'ai plus d'enfant. Je n'ai jamais aimé personne. Je n'ai aucun ami, et ma vie toute entière ne tourne qu'autour de toi, ma Froide statue de sel.
Sexte-
La bonne est passée. Elle a déposé une lettre sur le coin du lit, et a murmuré que je devais me reposer. Cette bonne est stupide. Elle n'a jamais aimé. Et puis elle m'a touché. De sa fine main sur mon épaule. j'aurais pu la repousser, mais je n'ai pas trouvé en moi la force, réunie toute entière à appuyer ma prière. Peut-être que je me sens comme toi. Occupé à quelque chose que personne ne comprend.
- None-
Parfois je me demande comment aurait été notre vie si mes choix avaient été différents. Si je n'avais pas aimé la Bretonne, et si je n'avais pas cédé à la Rose pour un mariage qui ne m'intéressait pas. Je n'aurais pas eu à faire assassiner Isaure. Je ne t'aurais pas blessée comme je sais que tu l'as été. Mon fils n'aurait pas eu à subir les conséquences de mes actes, et peut-être que je serai plus heureux. Je crois que je n'ai jamais été aussi heureux que lorsque je t'ai eue. Chasseur béni tenant son graal. Je sais, tu dois sourire intérieurement. Te dire que c'est la situation qui me fait dire des choses telles. La bonne avait peut-être raison. Je sens que j'ai de la fièvre.
Vêpres-
L'arabe est revenu. Il a regardé tes plaies sans dire un mot. Tu vois, c'est ce silence que je ne supporte plus. Le tiens, le sien, celui de cette chambrine. Il n'a même pas fait attention à moi, raidi à genoux au pied de ton lit. Mes mains liées sous le menton doivent lui rappeler qu'hier, j'étais exactement dans la même position, et que je suis peut-être mort. Mais je le paye pour un mort à la fois. Du moins, pour garder de la mort un vivant à la fois. Je sais que c'est le meilleur, pour l'avoir eu à mes cotés sur les galères lorsque je vendais des esclaves. Cet homme m'a souvent remis en état des morts-vivants avec lesquels je n'en avais pas terminé. Les médecin du village l'appelleraient sorcier, mais je sais qu'il a juste des idées que les autres n'ont pas encore. J'ai cet espoir fou qui alimente à la place de tout le reste ma vieille carcasse lorsqu'il franchit le seuil de la pièce et qu'il pose ses doigts sur tes sutures. Et lorsqu'il refait tes pansements j'oublie momentanément les crampes de mon corps courbé. J'écoute ce silence que j'interprète. Tant qu'il ne pose pas à son tour sa main sur mon épaule... J'accepte de prier encore. J'ai lu ta lettre. J'ai bien envie de mourir aussi.
- Complies-
Judas a fini par s'endormir. Dans un sommeil peuplé de monstres et de chimères, de souvenirs défigurés par ses obsessions. Sa cape et ses cheveux tombant mollement sur ses épaules et son visage dans ses mains. Agenouillé. Une nouvelle chandelle a remplacé ce qu'il restait de l'ancienne. La bonne a humecté les lèvres de l'Anaon et s'en est allée sans oser toucher le Maitre qui semblait faire pénitence à s'obstiner ainsi à ne pas quitter cette chambre de malheur.
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