[Arras. En ville, puis chez Gnia.]
Parti très tôt de Péronne, Puylaurens était arrivé en fin d’après-midi à Arras, transbahuté par un aimable charretier. Avec pour tout bagage une caisse aux dimensions caractéristiques… Mais il n’était pas encore l’heure de se rendre à destination. Tenant précautionneusement son précieux colis il alla donc faire un tour en ville, et c’est en observant distraitement la vitrine d’une échoppe qu’il aperçut son reflet, celui d’un passant dont le visage s’agrémentait d’une barbe de trois jours… Diable, il n’était guère présentable. Un arrêt chez le barbier remédia prestement à cela, et ce fut un homme d’apparence décente qui se présenta aux appartements de Gnia. Celle-ci n’était point là, et Puy dut insister quelque peu afin de pouvoir entrer et l’attendre à l’intérieur. Il se félicita d’avoir corrigé sa négligence en matière de pilosité, car même si son nom semblait évoquer quelque chose au domestique ce-dernier ne l’aurait sûrement pas laissé entré sans cela. Il s’installa et entreprit d’attendre la Comtesse.
[…]
Le temps passait, et rien ne venait. Le valet fit sa réapparition, et demanda cette fois des explications plus précises à Puy quant au motif de sa visite. Le péronnais haussa légèrement ses sourcils, ne sachant pas trop par où commencer.
Hum... Eh bien c’est toute une histoire ! Pour faire simple, cette caisse que vous voyez là contient du champagne que j’avais ramené de Reims au début de l’année afin de fêter la prise de Compiègne, mais bon tout ne s’est pas vraiment passé comme on le souhaitait, et le vin est resté… Finalement, je ne me souviens plus trop pourquoi, il y a un moment de cela j’avais dit sur le ton de la plaisanterie à Gnia, à la Baronne de Des…, je veux dire à la Comtesse qu’on se le boirait quand justement elle serait Comtesse. Donc me voici ! J'arrive un peu à l'improviste mais je n’allais tout de même pas rater une si bonne occasion de liquider ce breuvage qui me fait de l’œil depuis tant de mois !
A l’issue de cette explication le domestique sembla un peu perplexe, et demanda à Puy ce qu’il pouvait bien être allé faire à Reims. Là l’histoire devenait tout de suite plus compliquée, et Georges, car peut-être le valet s’appelait-il vraiment Georges et surtout cela arrange le narrateur de le nommer ainsi, ce n’est qu’une convention narrative après tout, donc Georges disions-nous, Georges le sentit (que ça devenait tout de suite plus compliqué). Il proposa donc à Puy de venir manger un bout à l’office, là il pourrait lui raconter tranquillement toute son histoire.
Le visiteur, dont l’estomac commençait à crier famine, accepta avec reconnaissance l’invitation et commença son récit avec grand plaisir, il n’avait pas tous les jours l’occasion de raconter son séjour en Champagne. Georges eut droit à nombreux détails, du plan de reconquête à son exécution malheureuse en passant par les quelques mois passés en Champagne par plusieurs artésiens dans le but de collecter des données sur la province. Puy en faisait partie, et avait séjourné un certain temps dans la capitale ; il en retenait un souvenir amusé de son passage à la force de défense intérieure champenoise, la FISC, et de sa nomination en tant que Lieutenant pour Reims.
La Comtesse n’arrivant toujours pas, la conversation dévia sur les bouteilles de champagne, et Georges ayant sorti la ptite eau-de-vie que faisait son père il eut le privilège d’entendre la théorie du péronnais sur la question.
Mais, le champagne ! Le champagne à la base c'est une saleté ! Rien d’étonnant me diras-tu (les deux hommes se tutoyaient depuis le débouchage de la gnôle), mais bon là n’est pas la question. Donc, un vin pourri, tellement qu’il créait tout seul des bulles. Théoriquement c’est imbuvable un truc pareil, mais ces pauvres champenois, coincés comme ils l’étaient avec leur breuvage, ont eu soit un coup de génie soit un coup de chance, seul Aristote le sait. Bref, ils ont mis plus de bulles, et je ne sais par quel miracle ils sont parvenus à obtenir un vin correct, certes un peu incongru mais plaisant. J’avoue que c’est sympathique pour fêter quelque chose, mais rien ne vaut un bon bourgogne…
A cette pensée il eut un souvenir ému de la dernière bonne bouteille qu’il avait bu, un Chambolle-Musigny de 1443 de toute splendeur, magnifiquement ciselé sans pour autant perdre en puissance. Un petit bijou…
Les deux hommes discutèrent encore un peu, Georges finissant par se retirer et laisser Puylaurens à son attente. Celui-ci ne transigeait pas, il était venu pour ouvrir ces bouteilles avec Gnia et il le ferait ! Il est des circonstances durant lesquelles il faut faire preuve de persévérance… Alors qu’il se demandait pourquoi la Comtesse n’était toujours pas là alors que la cérémonie d’allégeance qui devait débuter le lendemain, la torpeur le gagna peu à peu et il s’endormit, la tête sur un bras, le bras sur la table…