Anaon
↬ Dans les jours de Janvier ↫
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La nuit a posé son écrin sur un paysage de neige luisant sous les émanations lunaires. Le pied des chevaux crisse sur le craquant d'une fine couche givrée, créant dans le silence de plomb des cassures anxiogènes. Les voyageurs ont passé la porte Sud de la ville, et elle a eu l'impression de courber l'épaule sous le porche de Charon, une entrée vers un pays de morts qui n'a cessé de la hanter de ses fantômes. La femme est grande, devenue maigre, le teint aussi pâle que le hâve d'une porcelaine. Aussi froide qu'un pâle matin d'hiver qui ne s'est plus levé sur cette bourgade depuis longtemps. Portrait de cire percée par deux prunelles intensément bleues, horriblement vivaces sur une mine de moribond. L'Anaon est revenue de loin. Un mort que l'on a tiré de sa boîte pour l'inciter à marcher encore. Une camarde, bourreaux d'elle-même, qui mène son cortège et remonte les pas de son existence.
Un paquet de buée s'extirpe de ses lèvres . Un étrange gel lui comprime la poitrine. Malgré les ombres tenaces et les maigres lueurs qui illuminent les rares battissent croisant leur route, elle sait où elle les guide. Elle n'a point besoin de voir pour cela. La mémoire est vivace. Dès l'approche des remparts, sa monture s'est réveillée d'un étrange intérêt. L'il rond, l'oreille dressée. La tête relevée s'interroge. La route est courte. Il faut passer les premières maisons, là. Se diriger vers le stade de soule, tout proche. La curiosité de l'étalon se mue en nervosité. Un hennissement bruyant vient déchirer la nuit, malmenée par deux autres réponses venues du fond des ombres. L'animal piétine, renâcle, sans oser outrepasser la main qui le retient. Et elle, cavalière, reste parfaitement insensible à l'agitation de sa monture.
Ses yeux se sont rivés sur une maison bien particulière.
La femme ralentit leur allure et s'engage sur le petit chemin qui mène à l'entrée. Visgrade est arrêté. A peine pose t-elle le pied à terre, qu'il rejoint à toute hâte le pré voisin animé par des mouvements équins. Son chien lui donne la course en filant entre ses jambes.
L'Anaon ne leur prête aucune attention. Les murs de pierres engloutissent toutes ses pensées.
Numéro 16. Rue de Gueule. Renommée un jour si banalement Rue du Stade de Soule.
Une petite maison à étage s'élève, accotée d'une grange noircie à demi effondrée que l'on a à peine réparée. Une bordure de plantes séchées par l'hiver cerne son contour, s'agrippant le long des murs comme des sarments de vignes à l'agonie s'accrochant désespérément à la vie. L'Anaon n'offre aucune parole à l'homme qui la suit. Dans le même mutisme qui a accompagné leur route, elle avance vers la chaumière. Un porche en pin qu'un rosier mort vient ceindre d'une arche rabougrie étend ses boiseries. Derrière les fenêtres, un feu affaibli crépitant dans l'âtre redore l'intérieur d'un soupçon de présence. Elle sait qui l'a allumé. Qui doit venir l'attiser chaque soir, comme on entretient l'espoir. Les perles cobalts dardent avec intensité l'anse de fer. Elle a l'impression de respirer à peine... qu'un mince filet imperceptible. Ses jambes sont raides, masquant le cotons qui en fait la consistance. Sa dextre se lève avec une lenteur nerveuse pour se mouler sur la poignée... Ce n'est pas fermé. Elle en est convaincue. Ils n'ont jamais fermé la porte de cette chaumière...
De longues secondes de latence s'étiolent. Comme lhésitation qui retient la main d'actionner le levier de la potence. La corde chauffe à l'encolure... et la paume consent à repousser le battant de ses souvenirs.
Dans un chuintement, la maison s'ouvre, livrant des secrets qu'elle avait gardé enfoui au fond de sa mémoire.
Une pièce de bonne taille se dévoile à leur vue. La cheminée sur le mur d'en face révèle les reliefs d'une bancelle dénudée et d'une vieille chaire élimée. Sur leur droite, un muret rehaussé de tasseaux
délimite l'espace d'une cuisine. A gauche, une bibliothèque et un bureau. Une auréole fuligineuse teinte les bordures du soupirail qui les relie à l'étable. Le feu a traversé l'ouverture, sans parvenir à attaquer la pierre. Sur ces murs mis à nu on distingue de grandes nappes claires, trahissant l'endroit où les tapisseries calfataient l'intérieur. Certains éléments manquent. On a cherché avec effort à remplacer les objets volés. Mais de valeurs, il ne reste rien dans cette grande pièce étrange qui reflète comme un pastiche de vie. Envolées les belles tapisseries. Les fourrures jetées sur la bancelle. Les chandeliers ouvragés... les timbales en argent et l'aiguière ciselée.
Envolés.
L'Anaon avance de quelques pas avant de se figer, les bras pantelants. Incapable d'émettre le moindre mots, ni la moindre expression si ce n'est le grave d'un silence qui semble vouloir tout dire. Elle tourne sur elle-même, dépose sur Judas un regard laconique.
- Vois...
Vois, c'était ma vie, ici.
C'est chez moi...
- ...C'était... chez nous.
Il y a une éternité. Dans un monde qui s'est effondré. Un souvenir devenu rêve.
Chimère.
La poitrine cherche à retrouver les réminiscence d'odeurs. Ses prunelles accrochent le bahut posé contre le mur de l'entrée. Elle s'en approche, s'y agenouille. La pulpe de ses doigts se moule sur les courbures du coffre et ses pentures. Un lourd moraillon et un cadenas en scelle l'ouverture. Sa main se porte à son cou dans un réflexe.. puis l'erzast d'un sourire vient parcheminer ses lèvres. Quel geste bien insensé... la clef n'est plus là depuis longtemps.
L'Anaon se relève à nouveau pour déambuler dans l'antre de ses souvenirs. De sa vie. Une main se perd sur le dossier de la chaire, autrefois recouvert de dais et de fourrures, et un miaulement rauque attire soudainement son attention sur son assise. Recroquevillée dans un coin, une boule décharnée de poil gris relève un nez sur elle. Une brève surprise passe à l'une et l'autre des prunelles. Puis les mains se tendent, pour saisir avec une extrême douceur et coller contre son cur la vieille chatte de la maison. Un ronronnement faiblard s'extirpe de la petite poitrine aussi âgée que le monde.
La mercenaire lorgne sous ses bottes le sol nu, autrefois recouvert d'une belle peau de daim qui a pu être le piédestal de bien des ébats. Combien de nuit à attendre devant cet âtre que passe à la fenêtre la silhouette d'un soldat revenu de guerre... Les yeux bleus de la sicaire embrasse à nouveau la pièce d'un long regard. Ses oreilles s'emplissent de sons en poussière, de paroles disparues. C'est comme si elle voyait se jouer devant ses yeux la vie d'une autre femme, une jeune pousse drapée de robe, s'affairant aux mammites, grondant faussement des enfants, aimant un autre homme. La trainée spectrale des gestes d'une ancienne vie, gravés dans ces murs qui en suintent la souvenance. Traces indélébiles. Ineffable sensation de s'y sentir à la fois familière et terriblement étrangère.
Que le cur est lourd, comme un plomb dans une aile.
Le visage se tourne, avisant à côté de la cheminée une petite porte menant à un cellier. Et après celle-ci, la bouche noire d'un escalier. La sicaire s'agenouille sans détourner son regard du passage, jetant dans le feu agonissant une nouvelle bûche à dévorer. La vieille féline est reposée au sol. Elle attrape sur le linteau de la cheminée un bougeoir recouvert du suif d'une chandelle affaissée. L'étoupe est embrasée.
La balafrée vient s'immobiliser devant les marches de l'escalier, sa frêle lueur à la main. Les azurites se perdent dans les ombres. Elles se relèvent. Elle croit entendre le plancher grincer de petits pas. Un rire enfantin dévaler les marches.
Un étau dans la poitrine.
Musique : "An Hini a Garan", interprété par Denez Prigent