Ursula_
[Alençon, à laube du troisième jour du mois de février 1464]
Sur corps meurtri de la Navarraise, des dizaines linges de propreté variable avaient été enroulés de façon bâclée pour tenir en place une articulation démise ou pour contenir faire une barrière entre le monde et le sang séchappant dune coupure. Gisant anonymement sur une couche de fortune dans la nef de léglise communale, Ursula nageait dans les miasmes épais des corps agonisants, morts ou gémissants mêlés au relent dalcool que lon donnait aux blessés pour amoindrir leur douleur ou pour précipiter leur passage de lAutre côté. Ursula flottait entre de brefs et pénibles moments déveil et une salvatrice noirceur comateuse. Au rythme de ses respirations sifflantes, le pansement enserrant sa cuisse se teintait dune tache dhuile rougeâtre tandis que sentrouvraient ses lèvres pour laisser paraitre une prémolaire éclatée. Autour delle, des chuchotements. Des plaintes, peut-être? Ou alors des prières aux mourants. Les bruits lui parvenaient comme assourdis depuis les tréfonds de son inconscience. Un bourdonnement répétitif venait troubler son repos catatonique.
Ursula fronça les sourcils, comme un dormeur agacé par le son incongru dun moustique. Elle tourna la tête vers la gauche, en se déplaçant peut-être que le son cesserait? Le cadavre en sursis quelle était ébaucha une grimace se voulant sourire satisfait. Le silence était revenu dans son cerveau. Non. Pas le silence. Un bruit aqueux. Celui des vagues venant mourir sur les berges dun fleuve. Le noir avait fait place à un brouillard argenté autour de lIbère. Elle nétait plus allongée sur une couverture de laine humide près de lautel. Non, elle était assise dans une barque sans rameur, en suspens sur un lac dobsidienne. Elle ne voyait rien, juste la brume enveloppante, invitante. Ursula venait de sombrer dans labîme du rêve. Ou peut-être était-elle descendue plus profondément dans les tréfonds de son esprit, se rapprochant dun pas de plus de lîle indigo des trépassés. Le calme régnait autour de la créature, tel un sarcophage. Devant elle, une silhouette se dessinait. La jeune femme plissa les yeux pour tenter de reconnaitre la personne qui venait rompre sa solitude. La barque flotta jusquà lilot sur lequel se tenait un homme jeune. Il accueillit la voyageuse avec un sourire.
Te voilà enfin! Je tattendais. Lui dit-il simplement.
Ursula demeura silencieuse, fouillant dans sa mémoire pour raccrocher un souvenir à lindividu qui se tenait devant elle, en vain. Pourtant les traits étaient aussi familiers quils étaient étrangers. Lhomme savança vers lembarcation et sinclina respectueusement avant doffrir sa main pour laider à se lever.
Sais-tu où tu te trouves?
Je Sur le lac? À Alençon? conclut Ursula en se passant une main dans les cheveux. Je faisais un bandage à un soldat. Son sang maculait mes mains, ma robe Il ne criait plus. Il est mort, je crois. Et
LIbère marqua une pause, interrogeant son interlocuteur du regard. Il souriait faiblement.
Quest-il arrivé ensuite, Ursula? Prends ma main et viens prendre le thé dans le jardin de ruines.
Je ne sais plus. Jai senti un coup, derrière ma tête. Je ne my attendais pas. Javais remis ma robe de moniale
Linconnu hocha la tête pour linviter à poursuivre, tendant toujours sa main à la jeune femme. Plus aucune information ne sortit de sa bouche. Elle ne se souvenait pas du dénouement. Quétait-il arrivé ensuite? Comment était-elle arrivée là? Elle nétait pas blessée, elle ne ressentait aucune douleur, aucun engourdissement Pourtant, elle se souvenait bien quon lavait frappée et quen heurtant le pavé elle sétait méchamment éraflé le minois. Puis un fracas semblable à une branche que lon casse et finalement un gout métallique sur sa langue. Cétait tout ce dont elle se souvenait. Ursula avait limpression quelle sétait éveillée dans le bateau et quelle y était depuis mille ans. Dans les limbes, le temps linéaire nexistait pas. Une seconde valait une heure, un siècle, dix siècles.
Où suis-je? Cliché rhétorique. Elle avait bien une petite idée doù elle se trouvait. Navait-elle pas dit des centaines de rosaires pour les âmes se trouvant empêtrées dans cette même brume et accueillies par ce même Charon au faciès polymorphe?
Prends ma main. Et il se pencha un peu plus au-dessus de la passagère. Le visage du passeur sétira pour devenir une grimace grotesque, et la silhouette sangula pour devenir un squelette nu aux mains griffues. Ursula baissa les yeux sur lappui infernal. Elle était à la croisée des chemins.
La voix se fit plus grinçante, plus insistante.
Prends ma main, prends ma main, prends ma main!
Ursula ferma les yeux, se recroquevillant sur elle-même. Elle sentait sa respiration accélérer, elle voulait fuir, mais ne pouvait pas bouger. La brume se dissipait, leau noire devint goudron léchant le bois de lembarcation. La voix résonnait encore, lointaine, de plus en plus loin jusquà complètement disparaitre.
Ursula ouvrit les paupières toutes grandes et les yeux injectés de sang cherchaient la lumière. Elle prit une grande goulée dair, comme lenfant ayant nagé en apnée trop longtemps. Elle inspira à sen faire éclater les poumons. Cest dailleurs une douleur lancinante au côté gauche qui la fit crier, avertissant les religieuses que le fil de sa vie navait pas été coupé. Si elle en avait eu la force, lIbère aurait fait le signe de croix. Mis à part ses côtes abîmées et sa dent manquante, Ursula avait été relativement épargnée des assauts angevins. La plus grande partie du sang la souillant ne lui appartenait pas. Une estafilade à la cuisse fut recousue et bandée, du girofle lui fut donné pour anesthésier sa pulpe dentaire exposée et le tronc fut enroulé de bandelettes de lin pour minimiser les mouvements diaphragmatiques et faciliter la guérison des os fêlés. La fièvre lavait aussi épargnée.
Le soleil se couchait sur la cinquième journée du mois lorsque lIbère vit le profil attendu passer la porte dun estaminet. Un sourire vint illuminer les traits fatigués et contusionnés de l'hirondelle.
Dépliant difficilement son corps rompu, Ursula se dépêcha daller cueillir le revenant. Les mains envahissantes de la Navarraise se mirent à caresser, palper, tâter, étirer le visage aimé. Agression empreinte dinquiétudes et dinsomnies. Priam ne pourrissait pas dans une allée sombre, les entrailles au vent telles des guirlandes sinistres. S'il lui parut chenu, Ursula n'en tint pas compte. Elle lui sourit dun sourire se voulant tendre, au travers de lecchymose. Oh! Ce quelle aurait voulu lui dire, en cet instant!
« Je me suis morfondue, en tattendant. Tu as tout du chat au cyanure, à la fois mort et vivant, à la foi ni lun ni lautre et tout en même temps. »
Elle ne fit pourtant que le regarder, le scruter pour trouver et apaiser la moindre blessure.
« Jai eu peur. Ne me laisse pas seule, pas maintenant. »
Je vous avais pourtant dit de ne pas faire le fanfaron!
Brimade déclamée sur un ton presque maternel, celui de la mère grondant son fils qui sest écorché les genoux sur les cailloux du chemin un jeudi dorage.
« Jai eu peur pour toi. Je taime un peu, je crois. »
Jespère au moins que pour la peine, vous avez eu votre compte de bastonnade! Avez-vous mal quelque part? Vous avez lair dune ruine Oh Mais, mais êtes-vous blessé?
Le ton se voulait détaché, badin, presque. Il était pourtant assez facile de débusquer linquiétude et dapprécier le soulagement dans les modulations de la voix de loiselle. La dextre alla se placer sous les côtes. Sagiter ainsi devait secouer les viscères et faire bouger lossature fragilisée, arrachant un grognement à Ursula qui se rapprocha encore un peu du Louveterie jusquà lui effleurer la main de la sienne. Pudique marque daffection.
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Sur corps meurtri de la Navarraise, des dizaines linges de propreté variable avaient été enroulés de façon bâclée pour tenir en place une articulation démise ou pour contenir faire une barrière entre le monde et le sang séchappant dune coupure. Gisant anonymement sur une couche de fortune dans la nef de léglise communale, Ursula nageait dans les miasmes épais des corps agonisants, morts ou gémissants mêlés au relent dalcool que lon donnait aux blessés pour amoindrir leur douleur ou pour précipiter leur passage de lAutre côté. Ursula flottait entre de brefs et pénibles moments déveil et une salvatrice noirceur comateuse. Au rythme de ses respirations sifflantes, le pansement enserrant sa cuisse se teintait dune tache dhuile rougeâtre tandis que sentrouvraient ses lèvres pour laisser paraitre une prémolaire éclatée. Autour delle, des chuchotements. Des plaintes, peut-être? Ou alors des prières aux mourants. Les bruits lui parvenaient comme assourdis depuis les tréfonds de son inconscience. Un bourdonnement répétitif venait troubler son repos catatonique.
Ursula fronça les sourcils, comme un dormeur agacé par le son incongru dun moustique. Elle tourna la tête vers la gauche, en se déplaçant peut-être que le son cesserait? Le cadavre en sursis quelle était ébaucha une grimace se voulant sourire satisfait. Le silence était revenu dans son cerveau. Non. Pas le silence. Un bruit aqueux. Celui des vagues venant mourir sur les berges dun fleuve. Le noir avait fait place à un brouillard argenté autour de lIbère. Elle nétait plus allongée sur une couverture de laine humide près de lautel. Non, elle était assise dans une barque sans rameur, en suspens sur un lac dobsidienne. Elle ne voyait rien, juste la brume enveloppante, invitante. Ursula venait de sombrer dans labîme du rêve. Ou peut-être était-elle descendue plus profondément dans les tréfonds de son esprit, se rapprochant dun pas de plus de lîle indigo des trépassés. Le calme régnait autour de la créature, tel un sarcophage. Devant elle, une silhouette se dessinait. La jeune femme plissa les yeux pour tenter de reconnaitre la personne qui venait rompre sa solitude. La barque flotta jusquà lilot sur lequel se tenait un homme jeune. Il accueillit la voyageuse avec un sourire.
Te voilà enfin! Je tattendais. Lui dit-il simplement.
Ursula demeura silencieuse, fouillant dans sa mémoire pour raccrocher un souvenir à lindividu qui se tenait devant elle, en vain. Pourtant les traits étaient aussi familiers quils étaient étrangers. Lhomme savança vers lembarcation et sinclina respectueusement avant doffrir sa main pour laider à se lever.
Sais-tu où tu te trouves?
Je Sur le lac? À Alençon? conclut Ursula en se passant une main dans les cheveux. Je faisais un bandage à un soldat. Son sang maculait mes mains, ma robe Il ne criait plus. Il est mort, je crois. Et
LIbère marqua une pause, interrogeant son interlocuteur du regard. Il souriait faiblement.
Quest-il arrivé ensuite, Ursula? Prends ma main et viens prendre le thé dans le jardin de ruines.
Je ne sais plus. Jai senti un coup, derrière ma tête. Je ne my attendais pas. Javais remis ma robe de moniale
Linconnu hocha la tête pour linviter à poursuivre, tendant toujours sa main à la jeune femme. Plus aucune information ne sortit de sa bouche. Elle ne se souvenait pas du dénouement. Quétait-il arrivé ensuite? Comment était-elle arrivée là? Elle nétait pas blessée, elle ne ressentait aucune douleur, aucun engourdissement Pourtant, elle se souvenait bien quon lavait frappée et quen heurtant le pavé elle sétait méchamment éraflé le minois. Puis un fracas semblable à une branche que lon casse et finalement un gout métallique sur sa langue. Cétait tout ce dont elle se souvenait. Ursula avait limpression quelle sétait éveillée dans le bateau et quelle y était depuis mille ans. Dans les limbes, le temps linéaire nexistait pas. Une seconde valait une heure, un siècle, dix siècles.
Où suis-je? Cliché rhétorique. Elle avait bien une petite idée doù elle se trouvait. Navait-elle pas dit des centaines de rosaires pour les âmes se trouvant empêtrées dans cette même brume et accueillies par ce même Charon au faciès polymorphe?
Prends ma main. Et il se pencha un peu plus au-dessus de la passagère. Le visage du passeur sétira pour devenir une grimace grotesque, et la silhouette sangula pour devenir un squelette nu aux mains griffues. Ursula baissa les yeux sur lappui infernal. Elle était à la croisée des chemins.
La voix se fit plus grinçante, plus insistante.
Prends ma main, prends ma main, prends ma main!
Ursula ferma les yeux, se recroquevillant sur elle-même. Elle sentait sa respiration accélérer, elle voulait fuir, mais ne pouvait pas bouger. La brume se dissipait, leau noire devint goudron léchant le bois de lembarcation. La voix résonnait encore, lointaine, de plus en plus loin jusquà complètement disparaitre.
Ursula ouvrit les paupières toutes grandes et les yeux injectés de sang cherchaient la lumière. Elle prit une grande goulée dair, comme lenfant ayant nagé en apnée trop longtemps. Elle inspira à sen faire éclater les poumons. Cest dailleurs une douleur lancinante au côté gauche qui la fit crier, avertissant les religieuses que le fil de sa vie navait pas été coupé. Si elle en avait eu la force, lIbère aurait fait le signe de croix. Mis à part ses côtes abîmées et sa dent manquante, Ursula avait été relativement épargnée des assauts angevins. La plus grande partie du sang la souillant ne lui appartenait pas. Une estafilade à la cuisse fut recousue et bandée, du girofle lui fut donné pour anesthésier sa pulpe dentaire exposée et le tronc fut enroulé de bandelettes de lin pour minimiser les mouvements diaphragmatiques et faciliter la guérison des os fêlés. La fièvre lavait aussi épargnée.
Le soleil se couchait sur la cinquième journée du mois lorsque lIbère vit le profil attendu passer la porte dun estaminet. Un sourire vint illuminer les traits fatigués et contusionnés de l'hirondelle.
Dépliant difficilement son corps rompu, Ursula se dépêcha daller cueillir le revenant. Les mains envahissantes de la Navarraise se mirent à caresser, palper, tâter, étirer le visage aimé. Agression empreinte dinquiétudes et dinsomnies. Priam ne pourrissait pas dans une allée sombre, les entrailles au vent telles des guirlandes sinistres. S'il lui parut chenu, Ursula n'en tint pas compte. Elle lui sourit dun sourire se voulant tendre, au travers de lecchymose. Oh! Ce quelle aurait voulu lui dire, en cet instant!
« Je me suis morfondue, en tattendant. Tu as tout du chat au cyanure, à la fois mort et vivant, à la foi ni lun ni lautre et tout en même temps. »
Elle ne fit pourtant que le regarder, le scruter pour trouver et apaiser la moindre blessure.
« Jai eu peur. Ne me laisse pas seule, pas maintenant. »
Je vous avais pourtant dit de ne pas faire le fanfaron!
Brimade déclamée sur un ton presque maternel, celui de la mère grondant son fils qui sest écorché les genoux sur les cailloux du chemin un jeudi dorage.
« Jai eu peur pour toi. Je taime un peu, je crois. »
Jespère au moins que pour la peine, vous avez eu votre compte de bastonnade! Avez-vous mal quelque part? Vous avez lair dune ruine Oh Mais, mais êtes-vous blessé?
Le ton se voulait détaché, badin, presque. Il était pourtant assez facile de débusquer linquiétude et dapprécier le soulagement dans les modulations de la voix de loiselle. La dextre alla se placer sous les côtes. Sagiter ainsi devait secouer les viscères et faire bouger lossature fragilisée, arrachant un grognement à Ursula qui se rapprocha encore un peu du Louveterie jusquà lui effleurer la main de la sienne. Pudique marque daffection.
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