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[RP] Résilience

Anaon

      Elle reste immobile, les yeux fixés dans le miroir. L'air frisquet exhalé des pierres fait à peine frémir sa peau dénudée. Dans la lumière étamée d'un petit matin préparant ses giboulées, l'Anaon redécouvre son image dans la surface plane du cristal.

    Ils ont retrouvé le calme de leurs terres angevines. A la Chabotière, les cuisines se sont réanimées pour tenter d'émouvoir l'appétit de la Dame aux envies de moineau. Les longs mois passés se sont enchaînés sur un chemin de croix, depuis que l'automne a effeuillé, feuille après feuille, les envies et la vie de la mercenaire. Obstinée à mourir, la bouche s'était trop peu ouverte sur les substances terrestres portée en offrande, se montrant bien plus prompte à boire le désespoir et l'abattement d'une famine laissée par son dépérissement. La volonté d'un Seigneur l'avait arraché à l'inanition, et les pavés sépulcrales de la capitale avait été rendu à leur flétrissure, pour les faveurs mélancoliques d'un Limousin hiémal. Depuis, la sicaire avait laissé derrière la consomption et la résignation. Pierre après pierre, elle se reconstruisait... mais les séquelles de ces mois d'expiations demeuraient, vivaces et récalcitrantes.

    Les yeux bleus ne cillent pas une seconde devant la vérité.

    Elle aura bientôt quarante ans. La beauté insolente des doux printemps s'est envolée sous l'accomplissement de l'expérience, substituant la maturité à l'innocence, le savoir-faire à la naïveté. L'Anaon n'a jamais vraiment souffert de l'âge. Taillée par l'œuvre des mères, les courbes généreuses venaient combler sans opulence ses hanches d'une voussure où bien des hommes avaient voulu poser les paumes, sans réel gain de cause. Les grossesses avaient marqué en attraits un corps déjà voué à la procréation, et la fermeté ennoblissait ce corps de courbes, le rompant à l'exercice et à l'épreuve.

      Et les mois de disettes ont tout emporté...

    Si elle n'est plus de la maigreur mortuaire qui la clouait dans son lit de Paris, elle est encore loin des jours de gloires qui avaient soulevé les passions d'un cœur Bourguignon. Elle s'est dissoute... Comme une neige sous un soleil trop fort.

    Une joue encore trop creuse, un corps au derme aussi pâle qu'un pétale de chrysanthème. Fin, comme une aile de papillon. Le sein est un peu moins ferme. Sous sa courbe, les côtes affichent leur apparence comme les reliefs crènelés d'une toundra, froide et inhospitalière. La hanche, qui avant se cachait sous une agréable chair, laisse deviner l'abrupte iliaque de sa structure. Un séant plus plat. Une cuisse plus filiforme. Sous son œil cobalt encore trop terne, l'Anaon contemple l'ombre de son ombre. La sicaire, qui avait pu faire frémir tant de faquins ne suffirait même plus aujourd'hui à effrayer les corbeaux.

    Les azurites énumèrent d'un geste chaque cicatrice pavant sa peau. Les vieilles blessures. Puis la ligne trouvant sa source au creux des clavicules, pour lui rafler la gorge jusqu'au menton. La plus discrète, mais la plus cuisante. Le nez se baisse, alors que lentement, elle retourne ses avant-bras, dévoilant les longues balafres rosées qui cheminent à l'intérieur. Indélébile rappel. Quelques secondes d'observation. Et elle laisse retomber ses mains, pantelante.

    Son visage comme toujours n'exprime rien d'autre que l'immuable. Masque de marbre et d'impénétrable. Mais les prunelles se lézardent d'un vacillement. Un malaise. La honte de son propre reflet, malade et souffreteux. Ses mains se lèvent, pour couvrir son ventre avec maladresse, comme voulant en faire disparaître la nudité et se cacher sous ses paumes maigrelettes.

    Le silence referme son œuvre mutique sur la scène. Une latence froide écoulant le temps. Théâtre immobile d'une féminité malmenée par ses propres soins.
    Face à la tristesse des chairs, les prunelles s'éveillent d'un regain soudain. Une pensée, qui ne l'a plus habité depuis des mois. Une once d'hésitation se craquèle à ses pieds. Les mains se débarrassent de leur maladresse. L'âge volontaire reprend l'éclat des yeux de chiffons. L'Anaon se détourne du miroir pour rejoindre la porte de la petite chambre. Elle gagne le couloir sans frémir de sa nudité pour rejoindre la chambre d'à-côté, à l'heure, où elle le sait, Judas prend son bain. Le pan est ouvert avec une franche discrétion et l'Anaon pénètre le décor bien moins austère, repoussant la porte avec une entière négligence, mauvaises habitudes judéennes.

    Blue hydrangea, cold cash divine
    Cashmere, cologne and white sunshine
    Red racing cars, Sunset and Vine
    The kids were young and pretty
    Where have you been? Where did you go?
    Those summer nights seem long ago
    And so is the girl you use to call
    'The Queen of New York City'


    Un pas décidé l'approche du baquet, où elle entre sans attendre d'invitation. Elle se blottit dans le coin, les yeux rivés sur le seigneur. Une menue seconde dont elle n'attend même pas la fin. Sans rien demander, elle s'avance, empoigne d'une main la nuque du satrape pour aller faucher sa bouche avec élan. Sous la charpente efflanquée se contorsionne l'envie morte qui se réanime, despotique aux creux de ses reins scellés aux frigides pendant trop de temps. Dans une volupté presque autoritaire, une initiative qui ne veut pas envisager le refus, elle le couvre d'une attention sans équivoque. Écourtant les latences, les doigts plongent sous la surface pour aller jouer des gestes aguerris et éveiller le seigneur à elle. Lui, sur qui elle a fermé les yeux durant ces longues semaines. Monarque égoïste qui a ôté ses gants et sa couronne pour recueillir, geste après gestes, ses cendres éparpillées et les couver inlassablement, aux creux de ses paumes, jusqu'à ce que leur chaleur en fasse rejaillirent les braises.

    La Roide fêle brusquement son carcan de glace, écrasant l'asthénie sous l'impatience vivace d'une rageuse envie de se faire aimer. De retrouver son statut de Femme. De retrouver celui qu'elle a adulé.
    Elle réclame et impose. Quémande son osmose.
    Avec l'Envie du dernier jour où l'on croit devoir périr.

    But if you send for me, you know I'll come
    And if you call for me, you know I'll run
    I'll run to you, I'll run to you
    I'll run, run, run
    I'll come to you, I'll come to you
    I'll come, come, come



Musique : "Old Money" de Lana Del Rey. Parole et Traduction ici.
Judas
Trouble.

L'onde se froisse. Le Seigneur lève le rideau de fer de ses yeux sur la nudité opaline de l'intruse. Muse. L'étonnement reste contenu, là, bien au fond de sa carcasse. Voilà bien longtemps que l'Anaon n'avait ne serait-ce que pris une réelle initiative. Fouler ses eaux pour partager le bain seigneurial ressemblait ce matin à une petite folie, catatonique. Amant réceptacle accueille corps spectacle, coulant ses gestes à ceux de la Roide, laissant venir ce qui vient, dans la moiteur d'une évidence qui ne l'était presque plus à force de temps passant et de mutisme. Judas avait connu cet état second où rien n'ébranle plus rien, lorsque le deuil de ses amours bretonne s'était enroulé à ses nuits, coulé à sa gorge, introduit sous ses paupières... 'l'Inconsolation ', frustrée et interminable. La plus sexuelle attention de l'Anaon n'aurait pu raviver le moindre de ses instincts. L'anesthésie.

Pour autant, quelque chose se trame dans l'onde sans lame... Le nez fin s'impose L'éclat de surprise zèbre son visage lorsque les mains viennent interroger sa disponibilité, imposer l'immédiateté. L'échine frissonne sous la poigne de la main qui agrippe la nuque longue et brune. La réponse est immédiate et sans tergiversation. Comme lorsqu'ils étaient si jeunes, si affamés. Si ... Vivants.


    Tu es belle quand tu as envie. Que tu es belle quand tu es en vie.


Envie de quoi, d'ailleurs? Faut-il faire exulter le corps, faut-il faire redémarrer le coeur? Est-ce l'appel du recommencement, le printemps? Ses dents viennent accrocher la lèvre de Judas, appelé, l'expression de son masque austère s'est muée subitement. Les bras secs aux muscles finement dessinés par l'eau qui ruisselle en leur long viennent saisir le corps de la Roide Maitresse. Les deux corps qui se retrouvent ce jour ne sont plus si jeunes, plus si beaux, mais leur envie... L'envie est une force éternelle.


    Voilà longtemps que je t'attendais.


Les doigts du seigneur viennent à leur tour accrocher la nuque, tirer les crins, et la bouche donner sa bénédiction à tout ce que l'Anaon désire. Pour habiter ce ventre, encore un peu, pour enfin laisser partir ce qui doit, et venir ce qui doit. Les yeux de Judas ont une vive réponse, mâle et brutale lorsqu'ils se posent sur le corps qu'elle vient lui offrir en pâture. Les mains dures et douces à la fois lui ordonnent de se hisser sur lui.

    Viens ma belle, viens un peu là. Je t'aimerai mieux qu'avant.

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Anaon


      La surenchère d'une réponse. Une lubie au diapason. L'Anaon trouve le répondant qu'elle attend. Les poignes s'affirment, de la bouche en offrande aux doigts qui érigent, échauffant cette pulsion de vie qui l'a transi et qu'elle éprouve à travers cet Autre qu'elle aiguise. Aux mains qui donnent l'ordre, les cuisses scellent le corps judéen de leur étau. Quelques jeux de hanches pour coincer le ductile entre les ventres. Aux frictions échaudées qui bien vite se coupent, l'Anaon donne l'union à cet impérieux besoin qui lui vrille les reins.

    Elle jette par-dessus bord les langueurs et les préliminaires. Récuse les douceurs pour les véhémences de l'Ardeur. Le souffle qui s'abrège aux prémices des retrouvailles intimes. Ses mains froissent les flancs de Judas, pour sentir, ressentir. Les chairs frémir quand l'inertie les a gelées au fil d'interminables nuits. Les emballement dans les poitrines devenues vides. A nouveau, la chaleur dans les veines froides, la vie à fleur de peau.


      Voilà si longtemps que je n'attendais plus rien...


    La surface plane s'agite sous les ressacs de leur cadence. L'Anaon en miroir vient crocheter ses doigts dans la sombre chevelure, sans faire cas des éventuelles réticences d'un Judas qui depuis la mèche coupée craignait pour l'intégrité de sa crinière. Elle possède ces filins piqués de blanc qui lui ont tant fait tourner la tête, en recherche l'odeur obsédante quand la gorge s'offre aux fantaisies du seigneur. La pupille écartelée de noir refusent de se coucher sous les paupières restées aveugles trop longtemps.

    Ce qu'elle veut, c'est l'Aveu des corps restés morts depuis des lunes. L'effacement des rigueurs de l'hiver par l'exultation des sens et du palpitant. L'égoïste plaisir de se sentir désirée, adorée, aimée, centre d'un tout fécond en dehors du néant. Le plaisir de se savoir plaisir. La preuve de chair, qu'encore tout est possible et exaucable. Que le temps passe sans emporter et que même les erreurs les plus graves ne poussent pas au naufrage. Qu'après tant de printemps et tant d'histoire, on peut encore avoir l'appétit des jeunes amants, l'expérience en arme contre les hanches.


      Je ne veux pas la mélancolie languide des souvenirs. La vaine quête du premier jour. Me souvenir comme l'on s'est pris quand on peut encore se prendre. Que l'on a été jeune quand on n'est pas encore vieux. Ressasser, quand on peut simplement créer. Les envies neuves. Celles qui ne s'émoussent pas.
      Savoir, que l'on existe encore.


    L'avide désir qui frôle l'impératif. Les lèvres reviennent à l'assaut de leur moitié, faucher les souffles et noyer les plaintes. Ce goût du trop peu et du vouloir mieux, qui fait que jamais ne se lasse les corps éreintés. Le marbre de la madone s'ébranle de frémissement sous la poigne de l'amant. Clame son besoin d'attention et de réponse. La main mêlée aux crins se porte en parure sur la gorge, quand l'autre se referme fermement sur les bords du baquet malmené.

      Je veux ne plus être morte.



Musique : "Diet Mountain Dew" de Lana Del Rey. Parole et Traduction ici.
Judas
    [ Anaon : Quel parfum aimes-tu sur une femme ?
    Judas : la Cyprine. ]


Les mains parlent à sa peau, comme elles ont toujours su le faire. Judas n'a jamais été qu'un être de luxure, de péché et de violence. Elles pincent, agrippent, saisissent et retiennent, les mains sans gants exorcisent mieux qu'elles n'attendrissent.

    L'amour propre ne le reste jamais longtemps. Tu veux de l'aveu, mais tu ne veux pas mourir . C'est en avouant à genoux pourtant, que l'on appelle la Petite Mort. C'est les yeux embrumés par l'abrutissant plaisir que l'on abreuve les sources que l'on jugeait taries. C'est au grand jour que l'on aime le mieux.

    C'est ça. Prends tout sans demander. Prends tout sans reculer. Que tu me ressembles dans ce reflet agité, entre deux eaux. Arrache-moi ces crins que tu as fais passer de noirs à blancs, tu peux y faire, je rajeunirais éphémèrement. Le temps de tes hoquets désaccordés. Le temps de toute ta mer à boire. Ta jouissance est telle mille navires qui s'écrasent sur les écueils de ma vieille carcasse. Ta jouissance me rappelle qu'elle est encore bonne à autre chose qu'à contempler ton aube. Qu'elle peut ouvrir le ventre du majestueux pour laisser s'exhaler son précieux contenu; un millier d'or qui explose et pleut en illumination dans tes sombres profondeurs.

    You make me crazy, you make me Wild


    Tu as le besoin, j'ai la réponse. Sois tranquille . Je te rends amnésique jusqu'à demain. Juste à deux mains. Et tu seras ma marée montante. Pour tout emporter. Pour tout effacer.

    Et tout recommencer.

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