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[RP] Le discret berceau

Kachina




Quelque part au fond d'une forêt bretonne,

Axelle,

Cesse de te flageller. Nous sommes ainsi faites toi et moi.

A nous enflammer le coeur bien trop vite pour un trop beau.
A nous embraser le ventre, à nous briser les reins sous des caresses habiles , des mains exigeantes.
A nous donner, nous livrer à eux corps et âme, pour mieux les prendre.

On pense avoir gagné. On se croit Reyne.
Et puis...

Ils nous quittent.
Ils meurent sous la dague d'un assassin dans une ruelle sordide un soir d'hiver.
Ils nous déçoivent, nous lassent et nous leur tournons le dos.
Ils disparaissent dans les abysses de nos étranges royaumes, nous laissant un coffret rempli de lettres sublimes que nous nous interdisons de relire. Un cierge qu'on n'ose allumer de peur qu'il ne se consume à jamais, un nom comme un cadeau, des remords bien de trop.
Ils nous fuient, apeurés, craignant qu'on les enchaîne.

Et nous leur survivons Axelle... A chaque fois.

A coup d'éclats de rire pour donner le change, qui viennent rebondir sur les pierres des murs de ces auberges où nous laissons l'alcool diluer nos souvenirs.
A coups d'amitié et d'épaules tendres au creux desquelles nous nous épanchons parfois les soirs de gris.
A coups d'envie, de niaque, et de passion, parce qu'il n'est pas question que cette chienne de vie fasse de nous des ombres tièdes.

Et il nous en revient un.
Amoureux et beau.

Et folles de nous, on replonge, on en redemande, on mord nos bouches pour qu'elles paraissent plus charnues et plus rouges. On lisse nos tignasses pour qu'il retire une à une les épingles le soir venu. On resserre les lacets à nos larges ceintures de cuir pour qu'il ne songe qu'à nous étreindre et on dégrafe un peu nos corsages pour qu'il crève du désir de nous.

On vit Axelle.
Ni catins, ni nonnes. Gourgandines insolentes à l'heure des soupirs. Mères aimantes et maladroites, bien trop absentes.

Femmes.

Alors bon sang, bien sûr que je t'attends. Ton fils est beau, il est grand temps de retrouver son rire. Un fils ne juge pas sa mère, un fils ne peut que l'aimer. Laisse lui le temps de devenir homme, de se tromper, de faillir et de comprendre.

Rappliques. Et quand tu auras oublié jusqu'à ton nom, je te le répèterai inlassablement à l'oreille, je laisserai le vent le chanter sous tes jupes au cours de nos chevauchées folles. Et s'il ne te plait plus, si d'autres l'ont trop murmuré, nous te choisirons d'autres surnoms.

Je boirai avec toi, je m'empiffrerai avec toi.
Je te laisserai dormir. Mais au réveil, nous inventerons de nouveaux rêves.

Mais nous n'oublierons rien. Ni leurs regards, ni le goût de leur peau, ni ces heures fauves et ces aubes pourpres. Nous n'oublierons pas ces incendies sans cesse rallumés , ces défis au balancement de nos hanches. Nous garderons tout.
Parce que c'est nous Axelle.

Je file à Fougères. Ensuite je longerai l'océan. J'ai fui l'Anjou. Je n'avais pas le coeur à me terrer pendant des jours , prisonnière de murailles froides. Je préfère être celle qui donne l'assaut, plutôt que celle qui résiste à un siège.

Retrouves moi.

Kachi

_________________

(Merci à Jd Axelle pour la bannière)
Aimbaud
Deux ans s'étaient écoulés. Le berceau devait avoir prit la forme d'un lit. En passant sur l'une ou l'autre rive, lorsqu'il lui était donné de monter à Paris, Aimbaud jetait parfois un coup d’œil en direction de la pointe de l'île, avec l'espoir d'y voir une tête semblable à la sienne. Mais la fatalité lui accordait rarement ce type d'heureux hasards. Elle provoquait d'autres choses.

Pernette a écrit:


    Votre Magnificence Nemours.

    Si vous vous souvenez pas de moi, je parie que vous aurez pas oublié mon ragoût de lièvre ni ma tarte à la rhubarbe. Faut dire que vous faisiez honneur à ma cuisine, et moi, ça, j'oublie pas. Mais c'est pas pour ça que je vous écris. Votre gamin, il est mal en point. L'a le cœur qui bat plus faiblement qu'un pigeonneau, le teint tout pâle, et le plus alarmant peut-être, c'est qu'il braille plus, ou alors tout faiblement, qu'on dirait un petit chat de trois jours.

    Je vous écris, je devrais pas. La petiote, enfin, Axelle, elle me fait taire dès que je prononce votre nom. Je la comprends foutrement. Maintenant, vous êtes marié. C'est pas mon regretté Saturnin qu'aurait engrossé une donzelle sans la marier ensuite, ah ça non! Je vous le dis tout clair, tout Marquis que vous êtes, tout gourmand que vous êtes, c'est à coups de pied dans le derrière que je vous aurai accueilli si vous aviez repointé votre museau enfariné pour déranger ma cuisine avant de filer les bourses vidées.

    Mais vous êtes son père et malgré les regards sévères, vous avez le droit de savoir que votre petiot va mal et que la tripotée de médicastres qui défile ici se casse les dents sur son cas. Je prie pour que la vie de ce petit ne vous soit pas indifférente et je risque.

    Pernette Morel.



Aimbaud a écrit:


    À Pernette Morel,

    J'ai bon souvenir des éléments que vous évoquez. Des bons éléments (je passe sur votre phrasé familier). Dieu est bon et seul juge de nos âmes.

    Les nouvelles que vous portez, si elles sont vraies, me peinent. Vous contre-carrez les ordres de votre maîtresse en m'adressant cette missive. Je vous saurais gré de pousser la trahison, en m'arrangeant une visite chez l'enfant. Je viendrai avec un médecin de famille, qui saura l'examiner et le traiter savamment. Annoncez la date et l'heure, je me plierai à votre méthode.

    Vous seriez bonne de m'éviter des coups de couteaux, en choisissant un jour où sa mère est absente. Ou de bonne humeur, à votre judicieuse préférence.

    Dieu vous ait en sa sainte garde,

      Aimbaud de Josselinière



Pernette a écrit:


    Votre Magnificence Nemours.

    Ah ! Triste idée que j'ai eue, vieille bique que je suis. Si vous risquez des regards noirs et des rebuffades, je risque bien plus encore à votre demande. Et pourtant, votre réponse est celle que j'espérais pour ce petiot innocent.

    Que ma maîtresse soit absente, je ne peux en rien vous le certifier, et sans doute sa colère serait plus grande aussi d'apprendre votre visite dans son dos. Depuis la mort de notre chère Reine, ses pas ne quittent plus guère le logis. Mais venez le matin, au plus tôt tant je suis inquiète. Déjeuner sera si bon que sa bonne humeur ne pourra se défiler. Quant aux couteaux, je les cacherai tous. Et si un d'eux doit m'échapper, ma foi, votre médicastre sera déjà présent pour vous panser.

    Que le Très Haut vous protège et garde un œil sur moi itou.

    Pernette Morel.



La porte semblait plus grande, dans son souvenir. Aimbaud observa un instant la peinture écaillée sur le heurtoir en bille de bois. Il avança la main dans l'idée de frotter cette surface abîmée, pour la rendre plus présentable. Mais sa main resta en suspend. Ce n'était pas le sien, de heurtoir. Ce n'était même pas sa porte. En plus, ce n'était pas l'heure de bricoler. C'était l'heure de frapper.

Les trois hommes, derrière lui (un valet chargé des chevaux, un médecin et un jeune curé) observaient son acte manqué, dans un silence gêné. Le marquis cligna des yeux à leur attention, l'air ennuyé. Il se racla la gorge, se désintéressa du problème de peinture et avança une nouvelle fois la main pour toquer.

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Axelle
Elle avait lutté tard contre le sommeil, refusant de quitter des yeux la petite poitrine de crainte que celle-ci, d'un souffle trop faible, ne cesse soudain de se soulever. Elle avait lutté, sans pourtant parvenir à oublier la brûlure de ses yeux sous ses paupières traîtres, bien trop lourdes, qui semblaient vivre leur vie hors de tout contrôle. Et malgré elle, le petit corps d'Arnoul tout contre elle, elle s'était endormie, d'un sommeil plus lourd que le plomb, sans le moindre rêve pour l'égayer.

À peine un rayon de soleil était-il venu fouiller la petite chambrée aux murs colorés, que la manouche s'était éveillée en sursaut, le cœur battant de crainte, la tête pleine de reproches d'avoir failli. Une main tremblante et fébrile se posa sur le torse de son fils. Jamais elle ne pardonnerait de l'avoir laissé s'éteindre pendant qu'elle pionçait comme une bienheureuse. Un soupir de soulagement envahit ses mirettes alors qu'elle sentit le léger mouvement. Bien trop faible cependant pour en tirer une pointe de joie.

Elle aurait pu rester là, encore, à observer le minuscule visage soudain si tranquille. Bien trop tranquille qu'elle en venait même à prier le ciel pour que les hurlements de colère et les caprices reprennent leur course assourdissante et fracassent la maisonnée. Oui, elle aurait pu rester prostrée là une journée de plus si son ventre révolté n'avait grogné de désaccord, éveillé par l'odeur du pain chaud et de la cannelle.

Déposant un baiser sur le front brûlant, elle se leva, recouvrant le petit corps de cette couverture magique qui avait toujours eu le don de calmer les colères. Ou du moins de le faire taire quelques menues secondes. Sans faire le moindre bruit, dans la crainte idiote d'éveiller le petit monstre alors qu'elle n’espérait justement que son réveil, elle sortit de la chambre, cueillant Clarisse au passage pour que la jeune nourrice la remplace au chevet du petit malade.

Ses pieds nus évitant par habitude cette foutue marche grinçante, elle écarquilla les yeux devant la myriade de confitures et autres marmelades s’étalant sur la table de l'office, le tout baigné par l'odeur irrésistible du pain doré. Plantée un instant dans sa longue chemise blanche de guingois sur ses épaules brunes, les boucles encore ensommeillées se fendant la poire de leur étreinte avec l'oreiller dégringolant en pagaille le long de dos, elle lança un coup d’œil perplexe vers la vieille gouvernante qui, estimant peut-être qu'un quelconque roi se pointerait, s'agitait encore autour de ses fourneaux. Lançant un large bonjour, la manouche ne se laissa par le temps d'être invitée pour s'installer devant le buffet servi à sa fringale et, d'un coup d'un seul, vida le bol de lait chaud parfumé de cannelle dans un grognement de plaisir. Puis, se jetant sur les tartines, l’œil fixé à la motte de beurre, elle se lécha les babines, un large sourire lui fendant la trogne d'une oreille à l'autre.

Mais la joie fut de courte durée quand, scrutant la piéce, elle vit aucun couteau mais ne dénicha qu'une chose étrange, pas plus longue que le petit doigt, sans la moindre dent et le bout plus rond qu'un sein dodu. Empoignant la chose, elle releva un regard aussi surpris qu’interrogateur vers la vieille Pernette.


Bon Dieu, Pernette. C'est quoi... ça? Où sont les couteaux ? Suspicieuse, attendant des explications sur cet étrange phénomène, la vieille fut sauvé d'un cognement à la porte. Dodelinant de la tête, prévoyant de résoudre l’énigme plus tard, la manouche, sans lâcher la chose ridicule se leva. Ne bougez pas, ça doit être la bosse. Et dans un élan vigoureux ouvrit la porte.

Mais ce n'était pas la bosse... Le temps, soudain, semblait vouloir lui jouer des tours.

Elle ne vit pas, dans son dos, la vieille filer à l'anglaise de petits pas pressés. Elle ne vit pas, derrière ces épaules moelleuses, les trois silhouettes droites et inconnues se dresser. Elle ne vit que ces sourcils parfois inquiets. Que ce regard dans lequel elle s'enlisait. Et plus elle cherchait à s'en échapper, plus elle s'y noyait. Elle ne vit que cette bouche si gourmande qu'elle aurait embrassée à en perdre haleine si le temps, effectivement, s'était amusé à se rembobiner. Tout aurait alors été tellement simple. D'un coup de talon, elle aurait refermé la porte sur leurs deux corps déjà enlacés pour saccager la cuisine. Un instant, si bref qu'elle ne parvint pas même à l'attraper, elle y crut, à cette facétie temporelle. Mais à l'ombre de ses tempes, un grain de sable gros comme un montagne saccageait toute possibilité de tour de passe-passe.

Plantée là, son couteau de dînette dans sa dextre levée, elle restait immobile, le sang frappant si fort ses tympans qu'elle oscillait en cadence à chaque coup. Reprenant quelque peu ses esprits face à l'apparition la laissant pantoise, du dos de sa main libre, elle essuya lentement la moustache blanche que le lait avait tracée sur sa lèvre. Que faisait-il là ? Que dire, que faire pour empêcher ce plâtre de pleuvoir sur sa tête pour la statufier ?


J'ai tout mangé.
Finit-elle par annoncer, morveuse, mentant sans le vouloir, sans même s'en apercevoir. Dans un réflexe ridicule de sauvegarde, peut-être.
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Aimbaud
Avant la bataille, on s'arme. C'est ce qu'Aimbaud n'avait pas manqué de faire, blindant son visage sous un masque dur, caparaçonnant ses poings serrés, raffermissant le dos pour tenir bon, bien droit, lorsque la première vague de cavalerie lui rentrerait dans le lard. Des reproches allaient, à n'en pas douter, pleuvoir en trombes. Il serait repoussé sans sommation, rebrousserait chemin, verrait ses arguments décimés, hisserait drapeau blanc, entamerait des négociations. C'étaient ses estimations. On ne revenait pas sans risque chez une maîtresse éconduite.

La porte s'ouvrit et déjà on dardait sur lui une lance : non. Un couteau à beurre. Il rouvrit les yeux qu'il avait plissés. Aucune plaie ne semblait faire saigner son flanc, sa face n'était pas déchiquetée, les insultes n'avaient pas plu sur lui comme un essaim de guêpes. Ses yeux allèrent du couteau à bout rond, aux yeux d'Axelle, des yeux, au couteau... Il abaissa légèrement le bouclier invisible qu'il avait cuirassé devant lui, pour mieux observer cet émissaire.

Elle avait la bouche béate, dorée. Les yeux encore brumeux de sommeil. Les joues rosées des grasses matinées. Le bord de l'épaule nue, dont la couleur tranchait avec la blancheur de la chemisette. Une scène qu'il connaissait bien. Il était venu souvent ici, autrefois, de bon matin, ayant cavalé à l'aurore depuis Nemours, la cueillir en flagrant délit de fainéantise, et lui faire regagner le lit aussitôt.

Ce souvenir le fit sentir plus vivant. Un élan bouillonnant circula dans ses entrailles. Il eut envie d'elle, comme au premier jour. Ses yeux noirs sondèrent l'avis d'Axelle. Sa main s'élevait déjà pour saisir ce panache de cheveux noirs, chauds et emmêlés, et forcer contre sa bouche cette gorge faite de cuivre. Ses dents y laissaient des marques. Une respiration chahutée lui soufflait dans l'oreille. Il poussait son corps et les montagnes de tissus qui entravaient son passage comme un bloc, et tout d'un coup, sans préambule, sans chapitre, sans partage, il entrait et jouissait. Onze seconde 25 de désir satisfait.

Elle essuya sa moustache de lait.
Il cligna des yeux, troublé.

Il ôta la main du chambranle de la porte, avisant les minuscules débris de peinture écaillée qui lui restaient collés dans la paume. Il les frotta pour s'en débarrasser.


Ça ne fait rien.

Répondit-il, amusé.


Je ne songeais pas à vous demander le couvert... Hum.


Il se racla la gorge, baissa les yeux le temps de piétiner et d'appuyer ses poings l'un dans l'autre, réfléchissant à la plus heureuse tournure destinée à lui obtenir un droit d'entrée. Son regard accrocha une nouvelle fois celui de la Casas. Il avait le front plissé comme une voile ferlée, sous le mât soucieux de ses sourcils.

Vous... Votre enfant, dit-on, requiert des soins ? J'ai cru bon de venir. C'est...

Il désigna rapidement les deux hommes qui l'accompagnaient, oubliant de compter le valet, et trouvant dans les présentations un radeau secourable auquel s'accrocher, pour amorcer une conversation neutre :

Ces hommes sont Lestan de Walsh-Serrant et Edmond Meyrieux, respectivement clerc et médecin.
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--Arnoul.
    "Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie
    J'ai chaud extrême en endurant froidure."
    Louise Labé - Sonnets


Ainsi était balloté le petit corps. De poussées de fièvres en rechutes, de violents frissons en gros bouillons sur son front, il était plus que jamais au milieu d'une tornade de contradictions. L'enfant qui, d'habitude, ne cessait jamais de hurler, se tenait là silencieux, recroquevillé sur lui-même, comme un petit animal apeuré. Lorsqu'il parlait, c'était pour prononcer des mots incompréhensibles, des demi-syllabes parvenant à crever la surface de son coma, mais la plupart du temps, ses lèvres desséchées restaient closes, suivant l'exemple de ses paupières, auxquelles la maladie interdisait de s'ouvrir sur la lumière du jour. Parfois, il parvenait à sentir sur sa peau la fraîcheur des draps, ou la chaleur réconfortante des bras maternels. Parfois, il sentait même le cœur de la gitane contre sa joue. Mais la plupart du temps, les informations extérieures se retrouvaient noyées au milieu de ses hallucinations. Car, malgré son endormissement profond, l'absence constante de sa pleine conscience, l'enfant n'était pas seul. Derrière ses paupières se cachaient des créatures, prêtes à chaque instant à venir l'assaillir. Une en particulier, ne se décidait jamais à le lâcher.

Tu es toujours là, petit ?
Va-t'en. J'veux pas parler.
Je ne peux pas m'en aller. Je suis dans toi.
C'est pas vrai.
Je suis dans toi. Je suis la Maladie.
J'm'en fiche, de qui t'es. J'veux qu'tu partes.
Je ne peux pas partir.
Va-t'en.
Si je m'en vais, tu meurs.
C'est pas vrai.
Si. Tu meurs.
C'est pas vrai ! Je vais pas mourir. J'meurs pas. Maman, elle est là, je le sais.
Ta mère, elle peut rien contre moi. Et puis, de toute façon, elle t'aime pas.
Tu mens, tu mens ! Va-t'en, tais-toi, j'veux pas parler !

L'enfant sanglotait. Ou du moins, derrière ses paupières, de grosses larmes brûlantes et salées roulaient, sans jamais parvenir à franchir la barrière de ses longs cils noirs. Il savait que la Maladie mentait ; comme elle mentait lorsqu'elle disait que son Papa ne voulait plus de lui. Comme elle mentait lorsqu'elle disait que les bonnes ne s'occupaient de lui que parce qu'elles étaient payées par Maman, mais qu'elles n'en pouvaient plus de ses caprices perpétuels. Comme elle mentait lorsqu'elle disait que c'était ses parents, par leur désamour, qui l'avaient rendu malade.
Comme elle mentait quand elle répétait, encore, et encore, qu'il n'était rien, pour personne. Un bâtard. Un fruit de la honte. Une erreur. Et pourtant, à chaque fois, l'idée s'immisçait un peu plus profond dans l'âme torturée de l'enfant. Chaque fois, un léger gémissement tentait d'éclore au bord de ses lèvres. Et chaque fois, la question était plus douloureuse encore : est-ce que quelqu'un l'aimait réellement ? S'il avait été plus grand, l'enfant aurait - peut-être - compris que la voix dans sa tête n'était rien d'autre qu'une part de lui, celle qu'il réduisait au silence lorsqu'il hurlait, celle qu'il faisait taire à grands coups de cris et de caprices, sans jamais en prendre conscience.

Une chose, pourtant, lui paraissait sûre : il n'allait pas mourir. Il ne pouvait pas mourir. Il n'en avait pas envie, d'une part - et c'était déjà largement suffisant, parce que ce qu'il n'avait pas envie de faire, il ne le faisait pas -, et il n'en avait pas l'âge, d'une autre. Trois ans. On ne meurt pas à trois ans. Encore moins lorsqu'on s'appelle Arnoul, que l'on a hérité du tempérament de feu d'Axelle, d'un peu du sang noble d'Aimbaud, que la maisonnée entière est à nos pieds, et qu'en plus de ça, on a de grand projets pour ces prochains jours. Et surtout, on ne meurt pas à cause d'une voix dans sa tête, toute désagréable qu'elle puisse être. L'enfant se raccrochait à cette certitude, même lorsque son corps tout entier était pris de violents tremblements, ou que son cœur battait à tout rompre et de façon irrégulière dans sa poitrine, essayant tant bien que mal d'irriguer toute cette douleur.

T'as mal ?
Oui.
Si tu meurs, t'auras plus mal.
J'préfère avoir mal.
Oui, mais moi, je vais te faire mourir. C'est mon travail.
Il est nul, ton travail. C'est nul, de faire mourir les gens. Va-t'en, maintenant.
Mais...


La voix s'était tue. Tout d'un coup. C'était la première fois. Généralement, elle ne s'arrêtait que lorsqu'Arnoul s'arrêtait. Elle ne lui laissait jamais le dernier mot, et s'entêtait parfois à monologuer des heures et des heures durant, l'épuisant sous le poids de ses paroles, de ses phrases sans fin et sans logique. On aurait dit qu'en plus de s'attaquer à son corps, elle cherchait à vider son âme de toutes ses forces. Mais cette fois, plus de voix. Juste, un vide, un grand vide dans sa tête. Pas de lumière, mais pas d'obscurité non plus. Le vide. Le rien. Était-il mort ? Était-ce cela, la mort ? Le silence lui comprimait les oreilles, maintenant, il eut plus que jamais envie de pleurer. Et pourtant, et pourtant, maintenant qu'il était persuadé que la Maladie avait gagné, maintenant qu'il sentait la mort s'immiscer à son tour en lui, et glacer chacun de ses membres, le silence se brisa. Une voix lui parvint, mais, chose tout à fait surprenante, il n'en reconnaissait pas le timbre, et n'en comprenait pas les mots. C'était une voix grave. Qui venait de dehors. De l'extérieur de lui. Et jusque dans lui.

Et avec la voix, une odeur. Très, très faible ; presque insondable. Mais la Maladie, en affaiblissant tout son corps, avait décuplé ses sens. Il la sentait. Et, prodige de l'hérédité, prodige de l'instinct, il la reconnaissait, sans avoir l'impression de l'avoir déjà connue.

C'était l'odeur de Papa.


Tu vois bien, la Maladie, qu'il m'a pas abandonné. J'avais raison, un point c'est tout.
Axelle
L'espace d'un instant, trop court ou trop long, tout avait semblé possible. Sous cette main qui s'étirait pour se cacher dans le même mouvement, à ce regard plein d'une seule question, il suffisait de sourire, les yeux pétillants du désir tout amoureux qui, malgré les cris, les rebuffades et les ruades restait accroché au ventre manouche. Comme ça aurait été facile. Comme ça aurait été bon de retrouver ce passé chéri, fermant les yeux sur tout le reste en tendant son cou à l'appétit qui cognait à sa porte. Rien n'aurait été plus rassurant que ces bras, là. Rien n'aurait été plus émouvant que ce regard encore sur elle. Rien n'aurait été plus chaud et doux que ces grandes mains la cajolant pour mieux l'entraîner. Facile, oui, d'avouer encore son odieuse faiblesse. Son cœur trop mou, même face à ce ventre devenu trop flasque. Et tant mieux qu'il soit mou, et tant mieux qu'il soit flasque tant ils pourraient se fondre plus encore l'un dans l'autre, quand il était là, les bras remplis de cette bonhomie dont elle ne savait que faire sinon l'accueillir d'une gerbe de baisers repentants.

Oui, en l'instant, rien n'aurait pu être meilleur, sauf que tout alors aurait recommencé. Les cris, les déchirures, les bleus invisibles. Car encore et encore, il aurait honte. Encore et encore, il lui cracherait à la trogne les draps où elle étaient née. Préférant abandonner son fils, laisser là cet amas de sentiments que maladroite elle n'avait su comment offrir mais l'avait néanmoins offert à pleines brassées, plutôt que de seulement apparaître en sa compagnie à une simple joute.

Abaissant le ridicule couteau en cadence à la dureté s'épinglant petit à petit sur son visage jugé trop sombre, imposant à son cœur de retrouver sa cadence, le crane gitan n'était que tempête furieuse, ballotté de vents aussi contradictoires que révoltés.

Et que dire de ce mariage où, insolente, elle avait furtivement pointé son museau ? Sans nul doute, le marquis aurait-il épousé une princesse, une vierge innocente ou une fille de grande famille au sang tant noble que son bleu aurait aveuglé chaque regard, que la Casas aurait compris dans un seul claquement de langue agacé sur le palais. Mais non. Mieux valait en ce monde être fille de putain que fille de gitans tant que la peau restait ignorante de l'ascendance. Telle était sa conclusion. Bonne ou non. Un instant, son regard se plissa d'une envie bien autre que de baiser les mains nobiliaires. Celle de lui cracher au visage tout ce qu'elle savait de cette épouse, appris entre deux assauts angevins, pour le simple plaisir voir la trogne qu'il pourrait tirer ainsi confronté à ses propres contradictions. À son injustice plus débordante encore que les bourrelets amassés à sa taille. À l'injure sans nulle autre pareille.


Sans doute, cela aussi aurait été bon. Mais elle n'en fit rien non plus, maquillant son visage d'une mensongère distance. Cela n'aurait réussi qu'à renvoyer d'elle le spectre de son amertume. Qu'à se broder un visage mesquin et envieux, quand, après des semaines entières à se retourner le cerveau, la seule chose qu'elle désirait vraiment de lui n'était que le respect. Et ses regrets. Aussi. Peut-être.

Secouant la tête, comme pour se sortir d'un mauvais rêve, ayant peu d'espoir que les événements, un jour, puissent panser ses plaies, les mots du marquis la frappèrent de plein fouet. Votre... Votre fils... Était-ce une nouvelle esquive pour dissimuler la vérité ? Ou le signe clair de cet abandon que le marquis avait signé d'une main sûre bien des mois auparavant ? Pourtant, il était là. Quoiqu'il en fut, mise de nouveau face à cette détestable réalité, le sang gitan tourna à l'aigre. Butée. Aveuglée par son ressentiment. Votre... Agrippant le chambranle de la porte dans l'intention manifeste de la claquer au nez des visiteurs matinaux, les yeux luisants d'une colère et d'une indignation plus profonde que le décolleté de feue la reine Angélique - et c'est tout dire- la Casas siffla entre ses lèvres, jetant à peine un regard au jeune clerc pourtant innocent de tout dans l'ombre du marquis. Oiseau de mauvais augure. Mon fils n'est pas mort et ne mourra pas. Reprenez votre vilaine grenouille de bénitier et emportez-le loin d'ici avant de porter le mauvais œil à cette maisonnée. Quant à votre médecin, reprenez le tout autant. Trop des siens sont déjà venus et n'ont fait que l'accabler plus encore. La poitrine agitée, sans même prendre le temps de se demander qui donc était fautif de cette intrusion dans son âpre labeur d'oubli, les yeux noirs accrochées au fin fond des prunelles pourtant tant aimés, la langue vipérine siffla encore, prête à mordre au moindre mouvement. Il n'a que besoin d'un père. De son père. Pour le vrai, quel mal rongeait Arnoul, elle n'en savait foutrement rien, mais pour avoir eu un père qui ne la regardait pas, elle savait combien cette indifférence rongeait. Et Aimbaud le savait tout autant. Et moi aussi. L'aveu lui échappa malgré elle et, si elle s'en mordit les lèvres un instant, ce ne fut que pour reprendre, d'un ton plus bas encore. Alors, ni vous ni vos acolytes ne pouvez rien pour lui. Griffa-t-elle tout, se pliant à son tour à l'infâme pantomime. Peut-être. Voulant fuir. Sans doute. Cherchant, démunie et acculée, à faire mal elle aussi. Sûrement.

C’était idiot, c'était imbécile, c'était cruel. Mais elle était incapable de plus de recul. Jusqu'à ce que ses mirettes révoltées, refusant de se paumer encore à ce visage trop adulé, ne se posent par mégarde sur celui du jeune clerc. Les yeux ? L'ovale du visage ? L'ourlet de la bouche peut-être. Peu importait, le temps, joueur à nouveau, lui envoyait un formidable coup de pied aux fesses, la ramenant tout droit à la cour du Louvre, face à cet indescriptible Pierrot. La promesse de ne jamais priver le marquis de son fils tonna à ses oreilles jusqu'à la faire trembler, réduisant à néant ses belles intentions de point final qui sans cesse se voyait affublé de points de suspension. Et puis peut-être. Et puis surtout. Se pouvait-il qu'Arnoul, caché au creux de sa fièvre, pleure réellement l'absence de son père ?

Les prunelles noires, vaincues par ses sentiments, se fermèrent. La manouche esquissa un pas vers l'arrière, libérant le seuil de la porte. Et d'une voix rompue, égraina lentement, telle une repentance forcée. Mais puisque vous êtes là, visitez le. Cela ne pourra pas lui faire de mal. Je crois.
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Aimbaud
Finalement si.

La figure du bourguignon se plissa et ses yeux se fermèrent, le temps de laisser passer la vague de menaces qui fusaient sur lui. Les mots plus tranchants que doux attaquèrent sa stature immobile, se heurtant d'abord à ses mains ouvertes, attendant de se joindre. Il essaya de placer un mot. L'élan de la porte prête à claquer l'obligea à reculer d'un pas prudent.

Il ne paraissait ni furieux ni surpris, préparé qu'il était à l'éventualité d'un tel accueil. Toutefois la déception se lisait dans ses traits. Ses bajoues lui semblaient soudain trop lourdes pour être soulevées. L'envie de sourire s'était évaporée. Une peine malaisante céda la place, dans ses entrailles, aux idées charnelles plus tôt exprimées. Les histoires passionnelles finissaient toujours en eau de boudin... Tôt ou tard les liaisons, comme les fruits, pourrissaient. Il ne pouvait subsister, entre elle et lui, qu'une dépendance irrationnelle, ou une haine perpétuelle. Une pâle amitié demeurait inconcevable.

La présence de Lestan, du serviteur et du médecin, sans parler du voisinage - témoins de ce lavage de linge sale public - ajoutait à la gêne palpable du marquis. Il adressa un regard bref derrière lui, conscient d'avoir commis une erreur, en se faisant accompagner d'une suite.

Lorsqu'Axelle lui fit signe d'entrer, la figure d'Aimbaud changea du tout au tout.

Il échangea avec elle un regard chargé de jugement. Il n'avait jamais aimé, chez elle, ces revirements d'attitude imprévisibles mis sur le compte de son tempérament de feu, ces attitudes infantiles, capricieuses, ces scènes de ménage grandiloquentes qu'elle était capable de jouer avec une véracité déroutante. En un tournemain, elle disait le non, puis soufflait le oui. Elle ne demandait rien. Puis elle voulait tout. Elle l'aimait, lui souhaitait la mort, le trompait, le baisait, le repoussait, l'accueillait. Elle n'avait pas changé...

Ils n'avaient pas changé.

Il venait toujours à elle, sans rien promettre. Elle le laissait entrer, pour mieux le chasser. C'était une ronde continuelle. L'usure seulement, les rendait plus agressifs.

Aimbaud passa le palier du logis. La pièce était légèrement différente dans ses souvenirs. Quelques meubles avaient été changés, ou déplacés. Il reconnut pourtant instantanément l'odeur de la pièce. Cette dernière lui procura un grand plaisir, suivi de nostalgie. Il ne s'éternisa pas. Adressant un bref regard à la maîtresse des lieux, puis à ses hommes, leur indiquant de la main de rester dehors, il gravit l'escalier qui menait aux chambres. C'était comme retrouver le chemin d'un ancien chez-soi.

Arrivé dans la chambre de l'enfant, la respiration lourde, il trouva le support d'un tabouret qui gémit sous son poids. Il observa longtemps ce fils inconnu, penché sur lui avec intérêt. C'était très net. Arnoul ressemblait à sa fille. Sa main était presque identique, en plus sombre et petite. Il reconnut l'empâtement des doigts, la ligne des lèvres et du front, la courbe des sourcils. Il y vit d'Axelle comme de lui, et tout cela le fascina. Quel dommage que ce bel ensemble s'aventure à mourir, songea-t'il.

Sa main se posa sur le crâne du jeune garçon, constatant la fièvre qui le rongeait. Il ne l'y attarda pas, de crainte de provoquer une maladresse pouvant nuire à cet être chétif. Il ne dit rien. Ses yeux seulement étaient deux témoins secs, du carnage de la maladie. Aucun déchirement ne semblait abîmer son âme, seule une peine grave alourdissait son visage. Il ne le connaissait pas assez pour le pleurer. Il en portait seulement déjà le deuil.

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Axelle
Nos torts demeurent non réparés
Et nos âmes ne seront pas exhumées

Muse - Sing For Absolution




Il était passé. Il était entré. Elle n'avait pas bronché. Pas fait le moindre geste. Pas même remonté le museau sur l'odeur si familière qu'il laissait dans son sillage. Pas même remonté le regard pour laisser ses yeux errer encore sur la carrure de ses épaules. Il était passé. Il était monté et le temps s'éparpillait aux pieds de la manouche sans même qu'elle ne songe à le ramasser. Il n'y eu qu'un courant d'air froid se glissant dans sa nuque pour enfin la faire bouger, remontant une mine abasourdie vers les trois hommes faisant le pied de grue, la mine déconfite de ne savoir que faire.

Entrez. Lâcha-t-elle d'une voix asséchée en désignant d'une main vague la table jonchée de victuailles. Servez-vous. La fringale qu'elle avait eue en posant un pied au sol s'était évaporée pour ne lui laisser, à la place du ventre, qu'un trou qu'elle ne savait pas remplir. Alors, elle regarda les hommes avançant un pas hésitant comme si elle allait les mordre et referma la porte sur eux, haussant une épaule sur un incongru tant il était trop commun. Sinon ça fait des courants d'air. Eux non plus elle ne les regarda pas, refusant de lire les expressions qui pourraient bien animer leurs visages. Alors elle regarda ses pieds, agitant ses orteils, avant d'enfin céder à l'envie qui tiraillait son crane.

Sans précipitation aucune, sans bruit aucun, elle gravit l'escalier, fendit le couloir du bruissement léger de sa chemise et se figea sur le seuil de la chambre d'enfant. Elle regarda le père et le fils, un long moment, laissant la colère se carapater bien loin pour laisser place à une triste nostalgie au goût amer du gâchis.

Il rit, aussi fort qu'il sait pleurer. Commença-t-elle d'une voie basse et lente, dévorant le petit corps malade du regard. Il sait déjà écrire quelques lettres. Il fabrique des maisons pour les scarabées et se met en colère quand ils s'en échappent. Alors, il s'est pris d'amitié pour l'un d'eux, qui reste sagement dans sa cahute de brindilles, sans comprendre que la bestiole était morte. Elle avança d'un pas, la tête penchée sur le côté. Lointaine. Il raffole de la compote de rhubarbe et aime les betteraves parce qu'il plonge son index dans leur jus pour dessiner partout. Un pas de plus, fantomatique. Il vivra, car il a un dessin à finir. Oui. Un dessin à finir. Cherchait-elle à s'en convaincre ou était-elle dans le déni le plus total de l'épée se balançant au-dessus de la tête trop petite ? Une étrange mixture des deux, certainement, de laquelle elle s'extirpa en secouant la tête.

Je vous ai toujours promis que vous pourriez le voir tant qu'il vous plaira. Je tiendrai promesse. Vous pouvez rester près de lui tant qu'il vous plaira. Mais. L'inspiration fut aussi longue que laborieuse. Si vous souhaitez revenir, prévenez Pernette avant. Que je sois absente. Le regard noir tomba sur l'éclat d'argent accroché à son pouce. Avec une lenteur religieuse, elle ôta la chevalière marquée des initiales du Marquis, s'étonnant que le bijou laisse une trace plus claire à la peau de son doigt et, sans heurt, la déposa sur le lit, juste à côté de la main nobiliaire, manquant la toucher, mais se reprenant aussitôt.

C'est mieux. Ne sut-elle que conclure alors que ses pas, déjà, reculaient vers le refuge de sa chambre. Fuir, elle ne savait finalement bien faire que cela.
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--Arnoul.


Et bien que dans l'esprit du père, il était en train de basculer d'un monde à l'autre, l'enfant demeurait bel et bien vivant. Vivant, fragile, perdu comme à son premier jour, mais sans doute possible. Vivant. D'une seconde à l'autre, son esprit se perdait dans les méandres de la fièvre, et puis émergeait brusquement le temps d'un frisson, avant de plonger à nouveau. Il souffrait, c'était certain, mais la voix restait toujours muette. Et l'odeur, l'odeur, et la présence inconnue et vibrante l'aidait à garder pied dans le monde réel. Arnoul n'était pas seul dans la pièce, et l'autre chassait la Maladie de par son seul regard. Malgré ses yeux toujours clos, l'enfant pouvait le deviner en train de l'examiner, glissant ses pupilles sur son corps immobile et brûlant, et il entendait presque ses pensées raisonner entre ses propres tempes.

Il n'y avait plus d'hésitation à avoir, cette fois. Cet homme, cet inconnu à l'aura familière était son père. Celui que l'enfant avait appris à détester lorsqu'il lisait son ombre dans les yeux de sa mère, et qu'il s'était simplement mis à aimer de lui-même, lorsqu'à travers ses jeux d'enfant, il prenait des allures de grand chevalier, et venait l'emmener pour lui apprendre à se battre à ses côtés. Il avait souvent rêvé son père. Il essayait d'en deviner les contours dans les soupirs de la gitane, lorsqu'elle laissait son esprit vagabonder à l'imaginer, et pensait très fort à lui avant de fermer les yeux, le soir, pour essayer de le capturer dans ses rêves. Et c'était la pensée de cet homme, qui existait, qui vivait quelque part, qui chassait dans son esprit ses plus grandes colères, et ses plus douloureux chagrins. Il s'idéalisait la figure masculine qu'il lui manquait au quotidien, et qui n'était, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.*

Et à cet instant, il trépignait.


Son père - lui-même ! - était là, dans sa chambre, assis à l'observer, et lui était incapable d'esquisser le moindre geste vers lui, de prononcer le moindre mot. La fièvre le bâillonnait, le ligotait. Mais bientôt, quelque chose d'autre gronda au fond de son ventre. Il connaissait bien cette sensation ; c'était la même chaque fois que sa nourrice lui refusait quoi que ce soit. Cette espèce de grattement contre sa peau, depuis l'intérieur, et remontant ensuite dans sa gorge. Une colère intarissable, soudaine, violente. Un caprice. Et puis, une voix parvint miraculeusement à ses oreilles. Une voix qu'il ne mit pas une fraction de seconde à reconnaître. Sa mère venait d'arriver à son tour dans la pièce, et elle parlait à son père. Elle parlait de lui. Il entendait les mots aussi clairement que s'il avait été parfaitement réveillé, il percevait chaque modulation dans la voix chaude, portée par l'espoir, le désespoir, la tendresse, l'amertume, l'impuissance. Il se savait la source de tout cela. Chaque jour où ses yeux demeuraient clos, la gitane mourait un peu plus avec lui. Il l'emportait à chaque instant avec lui dans son silence douloureux, elle calquait sa respiration à la sienne. Dans ses bras, il se sentait comme le fœtus qu'il avait été un jour, à l'abri de sa peau caramel.

Et ce jour-là, il se sentit comme renaître. Toutes les conditions étaient réunies ; il avait les paupières encore fermées à la lumière, le souffle hésitant, la fragilité d'un nouveau-né, et sa mère, et son père étaient là, à le regarder, à l'attendre, à supplier ces lèvres de s'entrouvrir pour laisser échapper un long pleur, qui leur tirerait des larmes de joie et de soulagement. Mais cette foutue bouche se bornait à rester inerte, fermée, comme un mur infranchissable. Et au fond de lui, le caprice grandissait toujours, sans se fatiguer un seul instant.

Bah alors ? Que t'arrive-t-il ?
Tais-toi ! Tais-toi ! Laisse-moi parler, laisse-moi !
Tu ne peux pas parler. Tu ne dois pas parler. Tu vas mourir.
Non ! Je ne peux pas mourir. Papa est là ! Regarde-le, regarde-les !
Ils sont là pour te regarder mourir. Ils attendent que tu meures.
Tu mens, tu mens !
Ils ne t'aiment pas, Arnoul !
NON ! TAIS-TOI !


Si les mots ne parvinrent pas à desceller ses lèvres, un râle rauque se fraya un chemin depuis les tripes de l'enfant jusqu'à l'air libre. Et le petit corps fut secoué d'un grand spasme, le soulevant à moitié du lit, et gagnant du terrain, poussé par le caprice, par la colère, par l'envie de voir enfin ce père tant désiré, tant attendu, tant détesté, il finit par démêler l'étreinte des longs cils noirs, offrant à nouveau à la lumière les grands yeux noirs, brûlants d'une flamme aux allures d'éternité.

Enfin, la bouche s'ouvrit.


MAMAN !

Et, épuisé par l'effort, il retomba lourdement sur ses oreillers, geignant, les yeux mi-clos.


*Extrait du poème "Mon rêve familier", Verlaine.
Aimbaud
C'est une femme égoïste.
Je ne peux approuver sa conduite insensée.
Elle était mon amie, ma femme, mon amante.
Désormais, c'est pour moi une étrangère.

Mama's Pride - She's A Stranger To Me Now


La main sombre d'Axelle appuya sur la couverture. Celle d'Aimbaud, empâtée, se referma imperceptiblement à cette approche, avant de revenir mécaniquement pour récupérer la chevalière en argent qu'on déposait à son attention. Le contact de cet objet, jadis familier, lui rappela toute une époque révolue. Le métal était plus terne et griffé que dans ses souvenirs. Il avait porté cet anneau plusieurs années durant, lorsqu'il était un beau gaillard de la vingtaine, fort comme hercule, le pied bondissant, jamais essoufflé, éclaboussant les salons de ses traits d'esprit téméraires, le front plein à-ras-bord des soucis futiles que provoque la vanité des jeunes hommes, et à ses pieds toute une quantité de cœurs jetés en pâture qu'il n'était même pas capable d'apercevoir. C'était le bon temps. C'était plus tumultueux.

Il se remémora avoir glissé ce gage d'affection au doigt de la mauresque, quand les neufs autres - de doigts - bataillaient pour le refuser. L'aube les éclairait à peine, dans leur tenue de carnage. Elle était magnifique. Il l'avait retrouvée dans un grenier miteux, clandestinement, de minuit à matines. A cette époque il survivait encore assez bien aux nuits blanches. Renouveler une telle expérience aujourd'hui lui serait fatal. Le cœur. (Le cœur a ses raisons que le cholestérol tempère.)

Désespoir de noter, à cet instant du récit, que cette fameuse chevalière en argent, si joliment ciselée, si significative, n'était plus digne d'aller au doigt d'Axelle, ni même à celui d'Aimbaud, parce qu'il était trop gros. En forçant un peu, l'anneau tolèrerait peut-être l'épaisseur de l'auriculaire. Mais le risque de s'exposer au ridicule devant la Casas, en se coinçant le petit doigt trop boudiné dans la chevalière - tel pied de Javotte dans un soulier de verre - le refroidit de tenter l'aventure. Il la ferait élargir par un orfèvre, de retour au pays. L'objet brillant regagna le foyer chaleureux de sa poche de braie, coincée sous un bourrelet. Voilà qui était réglé.

Avec cette bague, c'était l'indifférence d'Axelle qu'il rangeait dans sa poche. Il feignait d'avoir digéré. N'en parlons plus.

Il avait écouté, avec sérieux, le petit conte qu'elle lui avait fait. Un sérieux appuyé. Les récits des progrès d'enfants ont toujours quelque chose de banal, lorsqu'il ne s'agit pas du votre. "Il a dit blabeuhui aujourd'hui. Il sait manger ses crottes de nez par ordre de grandeur. C'est un génie." L'enthousiasme de l'auditeur n'égalera jamais celui du parent qui prononce la nouvelle. Tout cela vous laisse un peu à part, quand on vous le relate. C'est normal. Du moins cela paraissait normal au marquis de Nemours, qui avait lui-même fait, plus d'une fois, convoquer tout Nemours afin que les témoins se pressent pour entendre sa fille compter jusqu'à 20. En grec. En grec, rendez-vous compte. Comme Indiana. Mais force était de constater, devant le spectacle pitoyable des mines mornes de ses valets de pieds, que seul un père était susceptible de ressentir l'inénarrable joie de croire son enfant unique et divin.

Toutefois, là, Aimbaud de Josselinière était supposé, lui-aussi, être touché par la grâce. C'était son enfant. Il essaya. Il puisa dans les strates de son émotivité. Le terrain était sec. Il se concentra sur la petite figure d'Arnoul, tentant d'extraire à cette terre neutre qu'était son cœur, un naissant attachement. Quelque chose comme de la fierté, ou l'illusion d'avoir un lien. Allez. Encore un petit effort. Le formidable charme des enfants n'agissait-il donc pas, chez celui-là ? Ou peut-être la magie n'opérait-elle pas, si l'enfant en question était à demi-mort ?


MAMAN !

Fichtre.

Sursaut d'Aimbaud. Son tabouret émit un grincement sinistre en reculant. Nom de Dieu. Il lui avait fait peur, ce petit con. Le gras poitrail du marquis, capitonné dans l'épaisseur de son pourpoint de velours, tambourina fort tandis qu'il observait l'enfant. Ses fesses se levèrent. Ses mains avancèrent au hasard au bord du lit, sans oser toucher le corps minuscule et geignard, qui pouvait bien lui claquer entre les pattes au premier mouvement.

Axelle hé ! Euh.

Détresse, embarras. Main tendue vers la porte. Désignation de la chose. Impuissance.

Il...! Que faire ?
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Axelle
« C'est mieux »

Conclusion parfaite, oui. Parce que l'aurait-elle voulu différente, qu'elle n'en trouvait aucune autre. Infirme du verbe. Piètre couturière à rapiécer quoique ce soit, et surtout pas quand le tissu partait en loques quel que soit le bout qu'elle tienne. Ils n'avaient ni pleuré, ni hurlé. Aucune encolure n'avait été empoignée, aucun bibelot fracassé. Oui, la conclusion était parfaite. Triste et terne à en crever, horripilante de platitude, comme fatiguée d'avoir été usée trop de fois.

Parfaite, oui. Jusqu'au cri. Emmerdeur jusqu'au bout. Même en ressuscitant, Arnoul fichait tout en l'air. Enfant terrible, révolté. Plaie béante de ses parents à jamais à vif, s'amusant à tourner et retourner le couteau. Sale môme, ouais.

C'était un fait que la manouche parvenait de plus en plus difficilement à cacher. Mère indigne. Mère odieuse, sa préférence, sans maquillage, revenait à Antoine. Plus doux, plus calme, plus sage. Lui laissant bien plus volontiers mener sa vie loin des exigences maternelles. Elle qui ne câlinait et n'embrassait que lorsque qu'elle, et elle seule, en éprouvait le besoin. Comme des jouets que l'on use quand d'autres ne sont pas gentils. Une bonne mère ne pouvait être égoïste. Une bonne mère ne pouvait être enfant elle-même. Jouant aux bandits et aux voleurs ou à la princesse trop gâtée suivant ses envies du jour. Évidemment qu'il lui fallait ramener assez d'argent pour les nourrir et plus, ces deux enfants et, somme toute, l'excuse, elle aussi était parfaite, pour s'extraire de ses obligations pouponnières.

Malgré tout, quand le cri de la petite bouche malade appela, le cœur manouche bondit, s'agita, explosa et les pas se précipitèrent au chevet de l'enfant. Qu'importait si sa cuisse touchait les mains boudinées et grasses. Qu'importait si la pierre de son visage se fendait pour laisser couler des larmes de soulagement. Le petit corps enlacé de bras envahissants, le visage pâle couvert de caresses et de chapelets pieux de baisers, aux joues, au front, aux paupières, elle le berçait en égrainant le prénom choyé d'une ronde murmurée sans fin.


Il réussissait son coup, ce traître petit morpion. Et relevant les yeux vers Nemours, aveugle de l'indifférence pourtant palpable, brisa la si parfaite conclusion d'une poignée de mots.


Prends sa main...
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Arnoul.
Inconscient de l'étendu de ce qu'il avait provoqué, de la presque-crise-cardiaque du père au virement de situation, l'enfant gémissait. Il se battait avec des ombres, les paupières écrasées par la fièvre et les lèvres maternelles, qui se pressaient à présent contre chaque parcelle de la peau de son visage. Loin d'imaginer la teneur des pensées d'Axelle, loin de se souvenir qu'elle donnait toujours la main à Antoine, et jamais à lui, loin de repenser à toutes ces fois où elle lui avait refusé un câlin, parce que le temps n'était pas assez abondant pour qu'elle lui en accorde, parce que même plein de larmes, les yeux de l'enfant étincelaient de fureur, parce qu'elle n'était pas une bonne mère parce qu'il n'était pas un bon fils, ou bien était-ce l'inverse, et loin de pouvoir soupçonner qu'elle lui en voulait presque, à cet instant, de s'être réveillé, il sentait son cœur battre plus vite, plus fort, mieux à chaque seconde, se raviver sous le parfum de sa mère.

Mama, mama.

C'était presque une petite chanson qui tournait entre les tempes de l'enfant, et qui de temps à autre, perçait la barrière de ses lèvres sèches, comme une bulle à la surface d'un étang. Les voix des deux adultes, ses deux parents, parvenaient difficilement à ses oreilles. Son ouïe était moins aiguisée, maintenant que ses yeux avaient réussi à s'ouvrir. Malgré tout, c'étaient elles qui le maintenaient dans le monde des vivants, et s'il se concentrait assez fort, il parvenait à ne même plus penser à la voix de la Maladie. Toutes ses pensées étaient accaparées par ce timbre masculin qu'il avait tant de fois espéré, et la voix de la manouche le berçait. Il en avait même reconnu les mots. Sa main, sa main, prends sa main. Elle parlait à son père. De lui. A son père.

Mama, mama, papa.

La petite litanie changea presque imperceptiblement, et une main de l'enfant se leva un peu, à peine, du drap sur laquelle elle reposait sagement. Ses paupières, lourdes de cils, luttaient pour rester entrouvertes. Il fallait qu'il le voit, mieux, il fallait qu'il puisse savoir à quel visage il parlait dans ses jeux, il fallait qu'il sache qui il était censé détester, et qui il aimerait le plus au monde, dans toute sa vie. Les pupilles onyx erraient, brouillées par les larmes qui s'étaient entassées derrière la barrière de peau, sans jamais réussir à se poser quelque part. Le monde paraissait tantôt flou, tantôt strié de gros traits noirs.

Papa.

Mais peu importait qu'il ne le voie pas encore parfaitement. La petite voix et la petite main s'unissaient ; l'enfant était bien décidé à conquérir le cœur de son père, se riant des couches de graisse et autres balivernes bien pratiques pour excuser une indifférence inexcusable.

Et ce qu'Arnoul voulait, Arnoul avait.

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Aimbaud
C'était pourtant vrai qu'il gâchait tout, ce gamin ! Qu'est-ce qui lui prenait de pleurnicher, tout à coup ? Il allait mettre tout le monde mal-à-l'aise, avec son petit numéro. A cause de lui, il fallait trouver des mots à dire, maintenant. Se sentir peiné. Assumer. Père odieux. Homme répugnant. Avoir la pomme d'Adam qui chatouille désagréablement et de l'amertume au fond de la bouche. Quelle enflure. C'était plus fort que lui ! Il n'avait pas pu rester mourant une toute petite demie-heure. C'était pourtant tout ce qu'on lui demandait. Mourir. Triste destin, bon. Mais cela arrangeait la terre entière. La terre entière ! Sa mère, son père, ses semblables, la voisine de pallier, les enfants du quartier, la cuisinière, le chat. Les scarabées. D'abord il aurait dû commencer par ne pas naître. Voilà. Trop tard. C'était pensé.

Aimbaud.

Allons.

Père méprisable. Jouisseur indigne. Il fallait l'entendre, la morale. Mais à qui la faute ? De cet enfant têtu. De ce ventre trop fertile. Du jour où il n'avait pas su se retirer. Des charmes de cette poule. Du destin qui les fit se croiser. De l'inventeur du calendrier. Du concepteur de toute chose terrestre. La faute était sur tous. Pas toute entière sur Aimbaud de Josselinière. Ça, certainement pas.

Il s'en lavait les mains de ce problème sur pattes, à la fin. Il avait tout tenté pour adoucir la situation. Offrir de l'argent, une famille d'accueil, un médecin, un prêtre... Et quoi ? Ses dons lui revenaient dans la figure comme volée de ronces. L'on attendait de lui que de la culpabilité. Mais pas la petite culpabilité de fond de tiroir. La belle grosse, hein. La culpabilité de haut rang. Top luxe. La croix, le fouet, les sanglots, tout ça. Rabâché. Il était le mal incarné. Pour avoir laissé échapper cette maudite graine, qui donnait une si mauvaise herbe.

Voyez le tableau. La mère, l'enfant. L'union. Les retrouvailles. Le tire-larmes.

Il les emmerdait.

Non il n'était pas concerné. Non il ne serait pas ému par ce saccage. Que célébrait-on au juste ? La vie sauve d'un fléau ? L'avenir d'un paumé ? Le retour surprise d'un oublié de Dieu ? Misère. Il avait envie de pleurer, oui, de dérision. C'était grotesque.

Tiens. Qu'est-ce que c'était ? Quelque chose tombait dans sa barbe. Il l'essuya d'une main ferme. Une goutte d'eau. Quelle pitié. Bon. Il referma le poing sur celui d'Arnoul. C'était risible. Axelle murmurait des litanies. Malaise. Agacement. Il avait le cœur au bord des lèvres. Il lui était insoutenable de rester là. Ce n'était pas sa place. Quelque chose n'allait pas. Une rumeur enflait dans son poitrail. Pourquoi se sentait-il si mal soudain ? Ne devait-il pas rire sarcastiquement ? Il ne pouvait pas. C'était insurmontable. La minuscule main bouillante effectuait des pressions dans sa paume, un peu comme le cœur d'un poisson juste frais coupé. Il essuya ses yeux douloureux, les écrasant sous son pouce boudiné. Il détestait ça. Des larmes avares lui collaient aux doigts. Sa main richement baguée s'attarda bêtement sur son visage, le dissimulant, feignant d'avoir quelque chose, là, à gratter. Il ne pouvait pas parler. La gorge rouillée.

Pathétique. Illusion de famille. Fiertés pourries. Gosse gâché. En fin de compte il ne riait pas. Ça faisait un mal de chien.

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Axelle
Naïve. Que c'était bon de l'être parfois. Ou du moins de se laisser le choix de l'être, comme une porte de sortie improbable alors que l'incendie gronde autour. Naïve, jusqu'à remonter les yeux vers le visage d'Aimbaud et d'engloutir cette main le cachant. Sans vouloir savoir ce qu'elle cachait. Ou pire encore, lui attribuant ce qu'elle voulait y voir. Pourquoi, aurait-elle été la seule à supporter ça ? Non, il n'y avait aucune raison qu'elle porte ce fardeau seule, mixture infâme de culpabilité, d'amour et d'impuissance. Fallait-il donc qu'elle détruise chacun de ses enfants ? Seule ? Non. Non. Certainement pas !

Avec précaution, elle reposa le petit corps sur les draps moites de fièvre, remontant la couverture jusqu'au petit menton pointu, joyeux simulacre, et le regard paumé sur la petite main ensevelie dans la grosse paluche, agraina doucement.

Pouvez-vous rester un peu ? Qu'il se rendorme paisiblement ?


Paisiblement, oui, surtout. Pour ne plus l'emmerder ni par ses cris, ni par ses pleurs, ni par ses caprices, et ni même par sa santé faiblarde. Vu qu'il vivait. Finalement.

Oui. Bien sûr.

Murmura la voix grave. Aimbaud accompagna le mouvement du corps s'allongeant, soutenant la main du malade. Il paraissait pensif et fatigué, rongeant, sans y penser, quelque chose entre ses incisives. Ses yeux rougeauds piquaient parfois dans la direction d'Axelle, mais changeaient aussitôt de cap, préférant voler bas et s'abîmer dans la contemplation du môme, ou de rien. Quelle difficulté que d'affronter la femme qu'on a humiliée. Comment trouver quoi dire... Le moindre mot, même le plus anodin, pouvait sonner comme un outrage. Sa gorge l'irritait.

Hum.
Il s'éclaircit la gorge. Merci. Pour tout.

Quelque chose de poli. A tout hasard. Entamer le dialogue. Gêne atroce.

D'une caresse sur le front malade, la manouche enroula la pièce d'un cocon articulé de mille précautions travaillées avec soin pour donner l'illusion que tout était normal, que tout allait bien. Que tout irai bien maintenant. Mais à la voix grave, elle suspendit son geste, surprise avant de s'obliger à l'achever pour remonter de grands yeux surpris vers le marquis.


Merci ? Mais de quoi ? N'ai-je pas fait que vous apporter tourments ? Puis marquant une pause, un peu trop longue. Me dis-tu définitivement au revoir ? Si les questions fusaient d'entre ses lèvres, nul ton acerbe, nul reproche dans ses yeux, mais une lueur inquiète qu'elle ne saurait jamais éteindre vraiment.

Il gardait les yeux baissés sur l'enfant, sombre. Ses mains se joignirent sérieusement.


Tu te maries bientôt. Je suis déjà malvenu de te rendre visite.


Les nouvelles de ses noces lui étaient parvenues, lui causant une certaine amertume. Puis comme toujours, était venue l'acceptation fataliste. Une page se tournait. L'un et l'autre, à cet instant, semblait pouvoir s'exprimer sans se déchirer. C'était peut-être la seule fois. L'envie de parler le gagna. Il l'observa un moment, avant de lui confier dans un murmure :

Entre nous, il n'a jamais été question d'écouter la raison. J'en étais incapable, tu sais. Mais je te le concède, maintenant... Tu as été sage de m'écarter.

Au moins, ainsi séparés, ils cessaient de se dépecer l'un l'autre... Ils s'étaient sûrement fait plus de mal que de bien. Quoi que le bien qu'ils s'étaient fait valait son pesant d'or. Il voulait avoir l'air neutre, il paraissait déçu.

RP 4 mains, jd Aimbaud & jd Axelle

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Aimbaud
Il n'était plus si difficile de le regarder, comme si les mots dont ils avaient toujours été avares, les noyant sous des monceaux de concupiscence à chacun de leur rendez-vous clandestins, avaient dans leurs ondulations délicates, le pouvoir d'atténuer un poids trop lourd.

Raisonnable n'était pas pour nous, sans doute. Sans quoi rien n'aurait existé. Et même en le sachant, si tout était à refaire, raisonnable, sur cette cour du Louvre, je ne le serai toujours pas.

La voix était douce et basse, comme une berceuse à ses oreilles d'enfin avouer la vérité, sans plus se cacher derrière des amoncellements de colère et de rancœur.

Je vais me marier, oui. J'en avais le projet depuis cette lettre que tu m'as envoyée. Au début, par vengeance pour te prouver que je n'étais pas rien. Bien que manouche, je suis. Et finalement, au fils des jours, pour me le prouver à moi-même. Tu vas trouver ça ridicule, peut-être, ou alors inconscient quand j'aurai pu tomber entre les griffes d'un vilain homme tant que sa couronne était assez lourde.

Il courba la nuque pour se frotter pensivement le visage dans ses mains en coupelles, les coudes appuyés sur ses gros genoux. Étirant sa figure fatiguée, il prit un moment pour répondre.

Je t'ai fait beaucoup de peine. Pense bien que tu m'en as fait aussi. Pardonne-moi.


Ses mains se serraient ensemble comme un bloc. Ils se regardèrent encore.

Mais peu importe maintenant... En t'épousant je serais devenu fou à lier. J'aurais aimé ça un temps. Comme moi, tu sais quel carnage ç’aurait été.

Pulsion, habitude, ou élan de tendresse irrépressible, la dextre brune s'éleva, comme animée d'une volonté propre d'aller caresser ce visage tant tripoté par des paluches devenues trop grasses, mais retomba en milieu course. Il était trop tard pour recoudre les cicatrices d'une douceur, même sincère, quand elle risquait d'être plus dangereuse que les regards noirs relégués aux oubliettes, eux aussi.


J'aurai voulu que tu sois fier de moi. J'avais besoin que tu sois fier de moi. J'aurai aimé que tu tapes sur la table, ou même ma joue, chaque fois que je partais. Chaque fois que je te trompais. J'attendais que tu le fasses.


Elle haussa les épaules, prises sous le poids d'une fatalité qui les dépassait. Qui les avait toujours dépassés.

J'aurai changé. Pour toi. L'aurais-tu voulu ? La couleur de ma peau aurait-elle eu moins d'importance, alors ?


Oui.

Il opina sincèrement, pensif.

De ma vie, je n'ai jamais désiré aucune femme comme je t'ai désirée. Je ne t'ai pourtant jamais considérée comme mon égale. Il aurait fallu changer bien des aspects de nous-mêmes, pour que cet enfant naisse sous un jour favorable.

Sa main alla mollement désigner la silhouette étendue d'Arnoul. Axelle lui parlait d'une chimère. Il ferma la question.


Tu te fourvoies. Personne ne change.
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