Nikkita [Champs des leurres]
Savez-vous planter les choux ? La question tournait en boucle dans la tête de la vagabonde qui, désenchantée, avait élu un maigre muret aux pierres sèches envahies de lézards, comme domicile provisoire.
Savez-vous planter les choux ? Aurait-elle pu demander au lointain paysan courbé sur sa bêche, qui ne relevait pas les yeux de sa tâche répétitive.
La question nétait pas si anodine quelle le semblait. Des courriers affluaient tous les jours pour lui demander de planter des carottes, de se méfier dune comtesse félonne, de voter pour un verger ou bien de prendre en compte les éternelles promesses de renouveau. Pour occuper ses journées au vide sidérant, elle, plantait les courriers dans les trous de ce muret, de son unique bras valide, et sans se pencher trop pour ne pas offenser ses côtes. Savez-vous planter une armée qui veut vous planter, là cétait une question qui méritait dêtre posée, sans nêtre jamais évoquée par ces pigeons anémiques aux rêves de sièges en velours. Une réponse qui valait tous les courriers dauto-congratulation sur le fauteuil déjà occupé et, ou, dont on vise loccupation.
Car elle ne sen remettait pas, davoir vu leur petite troupe explosée en plein galop. Au-delà de la souffrance physique, le remords de navoir eu le courage de les planter là et tenter le passage, pour que chacun ait sa chance. Ou pas.
Savez-vous planter votre épée ? La sienne sétait brisée, sans avoir eu le temps, laubaine, de porter ne serait-ce quun coup. Savez-vous vous planter à terre, sanguinolent, et vous faire cueillir par les écumeurs de mort qui rôdent autour des champs de bataille, pour rapatrier les restes et les remettre à qui de droit. En haut, à gauche. Loin
Savez-vous planter les récupérateurs, qui pour justifier leur moulinages creux, iront clamer leur amour dune terre par un bain de sang ? Oh oui, ça, jveux bien
Vos manuvres désespérées pour reprendre les rênes dun cheval qui vous échappe, ça mpassait par-dessus la tête
Et sans effort, jfais qula hauteur dtrois pommes
Mais là
Zavez fait couler lsang dmes amis
La vagabonde plante ses doigts dans la pierre dure du muret, faisant blanchir les jointures. Un masque rigide sétend sur ses traits, le rire la désertée, ses côtes ne le lui permettent pas.
Savez-vous planter les régentes parjures ? Un jour, jsaurai
Nikkita
[Bestiaire au vestiaire]
Seul un chat, maigre et méfiant, traînait sa carcasse décharnée du côté de ce muret où le temps sécoulait avec parcimonie. Lanimal tentait bien dattraper les quelques pigeons en phase datterrissage ou de décollage, mais la vagabonde avait jalousement établi son territoire. A elle les pigeons, à lui les lézards.
Non, elle nallait pas laisser le moindre félin la dispenser des quelques sourires rendant cette immobilisation forcée supportable. Pas plus que nimporte quelle autre faune, ou flore. Pas davantage le pâle clampin malvenu qui senchantant précocement dabord de son prénom, puis de son sourire, puis de ses yeux, avait fini par brouter le bouquet de roses quil lui agitait, imprudemment ravi, sous le nez.
Et les jours sétirent et sétirent, sous le pâle soleil dun hiver finissant. En ville, les nouvelles tombent aussi vite que la population, sous les coups darmées ne voulant rien céder. Cest lun, puis lautre, et encore un autre. Los languedocien est bien trop savoureux pour que quiconque accepte de le lâcher. Alors les molosses saffrontent, les villes se dépeuplent, les dispensaires se remplissent. Et le muret se hérisse de dépêches et dannonces, pendant que les champs se couvrent de sang. Une culture expérimentale, sûrement. Lassés de la perfection du blé aux blonds épis chevelus, et de limage idyllique de vaches enfantant leurs marmots destinés à être égorgés, le Languedoc avait décidé de planter des humains. Pas le meilleur choix, aurait dit la vagabonde, si elle avait apporté le moindre intérêt à la meilleure façon de traire un navet.
Mais laissez-moi partir ! Voudrait-elle crier, se débattant contre les chaînes invisibles qui la retiennent là. Etrangère à ces querelles sur fond de fauteuils moelleux, la vagabonde hume le vent, cherche la liberté, ses chères routes, un parfum fugace dembruns, son insouciance. Oubliant la blessure qui emprisonne son rire dans sa cage thoracique, elle sévade éperdument dans ces feuillets noircis que le chat lui dispute, et qui rythment bien mieux le temps immobile, que la bêche répétitive du paysan lointain penché sur son carré de choux.
Nikkita Le muret était calme, elle avait bien choisi son coin, juste hors les remparts, devant les champs où même le paysan, lassé de piocher indéfiniment, avait cessé son bruit sec et répétitif. La nuit avait été bien courte, le jeune soleil tapait les pierres sèches, un moment parfait pour fermer les yeux et laisser aller son corps endolori à un bon bain de chaleur. La bonbonne récupérée au petit matin après une traque désespérée dans toutes les ruelles de la ville trônait au pied du muret, s'engorgeant doucement de la chaleur accumulée. Un instant de détente total, alanguie sur les pierres de tout son long.
Mais elle avait fait une promesse.
Houhouuuuuuuu y a quelqu 'un ? ici c 'est Anyyyyy !!!!!
Ja viens voir Nikki et Zantet !!!!!
Déstabilisée par la voix qui trouait le silence de la campagne, la vagabonde sursauta, manquant choir du muret. Frottant ses yeux d'un poing encore endormi,elle allait grogner quand elle reconnut Any. Un sourire se fit jour, un pied par terre, l'autre, un discret étirement :
'Jour, Any ! Je m'reposais un peu en t'attendant... t'es prête pour c'te chasse à la tarente ? Va falloir être rapides, mais surtout, rusées.
Nikkita La voilà promue organisatrice de chasse à la tarente, au saut du lit... Plutôt, du muret. Consciente de ses toutes nouvelles responsabilités, la vagabonde se concentre pour répondre aux questions. L'arrivée de Zantet dans une magnifique foulée lui donne un temps de réflexion supplémentaire, malheureusement perturbé par la vision incongrue d'une vache à plume. Les sourcils se haussant jusqu'à la racine des cheveux... Hoche la tête avec toute la gravité requise pour la circonstance :
Elle fait des pattes d'mouche, maintenant, Marguerite ?
Secouant la tete... Elle ne doit pas être encore bien réveillée, elle a du mal comprendre... Il est temps de passer aux choses sérieuses. Et la chasse à la tarente est l'une des choses les plus sérieuses que l'on puisse faire au pied d'un muret dévoré de soleil.
Alors hum, voilà... On va s'organiser comme ça... Pas question d'y échapper, Zantet ! Toi, t'es l'homme d'la situation. Faut qu'tu maintiennes fermement c'te bonbonne d'façon à c'qu'elle n'puisse pas s'échapper.
Regardant Any avec un petit sourire :
Pendant c'temps, Any et moi on tente d'rabattre les tarentes vers l'goulot. Mais attention là ! si on les attrape devant, elles mordent, si on les attrape derrière, n'reste plus qu'la queue. Va falloir viser un juste milieu.
Les regardant tour à tour, l'oeil un brin malicieux :
Z'êtes prêts ?
Nikkita Bien vu, Any
Et cla raison dla bonbonne. Tpourras lemporter, ltemps que Grisou ou Grisette shabitue à toi, elle aura un refuge, et dla chaleur. Faudra surtout pas oublier dla tenir au chaud... Mais jsuis sûre qutu sauras ten occuper.
Garde-bonbonne ? Bon, ça doit être dans mes cordes oui.
Comme ça ça ira ? Donc en gros, je n'ai plus qu'à vous regarder faire non en déplaçant un peu le goulet non ? Voyez que j'avais raison !
Elle plisse le nez, taquine :
C'est bien plus qu'ça, Zantet ! La bonbonne n'est pas encore apprivoisée, elle peut avoir des réactions imprévues. Ton rôle est crucial dans c't'affaire !
A pas lents, la vagabonde se déplace le long du muret, fouillant des yeux les interstices. Elle espérait bien en trouver une à découvert, nétant guère tentée pour une recherche à laveugle dans les moindres trous, au risque den hameçonner une avec ses doigts, ou de tomber sur une vipère en digestion.
Cétait la meilleure époque pour cette chasse. Les reptiles étaient encore engourdis par lhiver, et le soleil printanier les incitait à sortir de leurs cachettes. Elle espérait juste ne pas trouver une femelle pleine. Elle avait promis à Any une tarente, et non pas tout un élevage. Souriant légèrement à cette idée, elle simmobilise brusquement en captant du regard une de ces petites bêtes, à demi dissimulée contre une pierre. Posant un doigt sur ses lèvres, elle regarde du coin de lil Any, lui faisant signe de lautre main davancer sans bruit. Par réflexe, elle chuchote, bien que consciente que ces animaux ne sont sensibles quaux vibrations :
Voilà comment on va faire
Si elle bouge, jessaie dla canaliser vers la bonbonne
Tguettes les moments où elle simmobilise pour lattraper
Fais surtout attention à tes doigts
Ctun peu comme les grenouilles, Any
Tu essaies dprévoir son prochain mouvement, et moi jessaie dla mettre dans la bonne direction.
Nikkita Les choses paraissaient en bonne voie, Any était calme et attentive, et Zantet semblait maîtriser le débourrage dune bonbonne récalcitrante. Nikkita prit le temps détudier la situation.
Le réflexe premier serait de fuir vers lavant. Oui mais voilà, la bête serait alors peut-être trop rapide. Si elle arrivait à se réfugier dans lun des trous, plus rien narriverait à la sortir avant la nuit tombée. Il fallait donc adapter la stratégie
Lobliger à des déplacements latéraux qui la ralentiraient
Espérer quAny saurait prévoir les changements de direction
Et surtout, léloigner du muret.
La vagabonde baissa encore la voix, regardant Any du coin de lil sans lâcher la tarente de son champ de vision, opérant dans le même temps son déplacement dun mouvement à peine perceptible :
Alors voilà
Jla contourne
Nbouge surtout pas tant quelle nest pas à découvert
Jvais essayer dla faire zigzaguer, elle sera moins rapide ainsi
Un coup à droite, un coup à gauche
Et ainsi dsuite
Dès qutu lsens, tlattrapes entre tes doigts
Essaie dviser larrière dla tête
Et dpas serrer trop fort nan plus
Un sourire encourageant :
Cparti, Any
A toi !
Nikkita Du premier coup ! Nikkita regarda Any élever le petit reptile vers son visage, pour leur premier face à face. Pas peu fière la vagabonde, de la réussite de cette chasse.
La tarente gigotait faiblement, ses curieux doigts étalés. Il leur faudrait un temps dadaptation, à lune et à lautre, mais cette sorte de gecko se plaisait dans les environnements humais. Quant à Any
Il suffisait de regarder son visage éclatant denthousiasme pour nen avoir aucun doute.
Elle se rapprocha doucement du nouveau couple à la demande de la fillette, étouffa un rire :
Attention à ton nez, Any ! Tvas te lfaire grignoter
Reportant son regard sur Zantet aux prises avec la bonbonne :
Encore un ptit effort, Zantet ! Tes en bonne voie, mais la pas encore crié grâce