Asphodelle
- "la sacralisation commence lorsqu'on détache de la totalité de l'espace un endroit particulier qui est distingué des autres, entouré et pour ainsi dire clôturé par le sentiment religieux". - Ernest Cassirer
Il n'y avait pas de règles à la vas y que j'te pousse, mais le carcan n'est pas "français".
Manon et Julian devaient se marier un 1er avril. Mais ils ont voulu aider à la guerre, alors ce 1er avril prévu depuis longtemps allait terminer dans les pages noircies des choses qu'on devait faire et qu'on ne peut pas - autrement dit, "aux chiottes".
Enfin, ceci aurait été, si Asphodelle n'était pas là.
Depuis les mâtines, à l'heure avant le lever du soleil, l'heure la plus froide, l'heure la plus noire, dans un clair obscur grandissant où les yeux encore endormis vont devoir connaître la morsure douloureuse du lever tôt, elle s'était tenue au milieu de cette petite clairière, dans cette forêt où la discrétion et la prudence étaient de mise.
Retrouvant de vieux réflexes d'un temps où la veille, la garde et l'attention étaient sans cesse mis à rude épreuve, mais également l'apanage d'un métier adoré, elle trouvait une certaine familiarité à composer un geste intrinsèque à sa nature avec le piment du danger.
Auréolée d'une religion primitive, revenant aux sources d'une ère où les cathédrales n'existaient pas, l'herbe et le sol, la fougère et la fourmi, sont patiemment, scrupuleusement, rendus à Dieu par un rite où la nature et le divin se mélangent. Mais pas n'importe comment. L'empreinte aristotélicienne des souches ecclésiales est forte. Et ce rituel, elle l'accomplit seule.
Seule pour le confort des mariés, essentiellement.
En première étape, elle symbolise la procession par plusieurs voiles ceints à la taille. Ainsi que cela se fait pour une église, elle fait trois fois le tour du lieu - ici la petite clairière - puis image la porte où elle doit frapper en cognant simplement sur le tronc d'un arbre.
Elle doit prendre le risque d'allumer un cierge, qu'elle tient derrière sa main en coupe. Normalement, c'est un diacre qui le tient et ouvre la porte à l'évêque.
Elle traverse ensuite la place de chlorophylle pour imager la remontée de la nef, s'approche d'un bénitier avec son goupillon, et verse d'une gourde de l'eau bénite dans le récipient. Cette eau tombe en gouttes drues sur le sol, les plantes, les écorces, c'est la bénédiction. L'encensoir aux odeurs trop fortes, devra être oublié pour ne pas réveiller de vilains nez.
En deuxième étape, elle sort le Livre des Vertus de sa besace de peau frangée - elle n'est pas à la mode mais elle a son style - dont elle va lire un texte en murmurant à voix basse. S'ensuit un ode, puis une deuxième lecture, puis une litanie aux Saints, enfin son témoignage de foi.
En troisième étape, c'est la consécration proprement dite.
Là d'aucuns se diraient "mais qu'est-ce qu'on en a foutre de bénir les écureuils avec son cirque sérieux met un nez de clown et fais un tour de piste". Enfin, ça c'est quand on est pas mignons. Mais l'interrogation serait légitime.
Autant que faire se peut, Asphodelle veut permettre à son église de s'adapter aux situations les plus compliquées ou peu confortables et proposer un rite ou un sacrement, dans à peu près tous les contextes. Ceci permet à toutes sortes de gens de pouvoir se marier quand il n'y a pas d'églises sous la main par exemple, ou qu'elles sont alitées, handicapées.
Mais elle sait que lorsqu'on commence à pousser des bordures rigides ça peut virer au n'importe quoi.
Hors en religion et dans le domaine du sacrement, elle reste on ne peut plus sérieuse et concentrée. Aussi s'astreint elle à des gestes précis, longs, mais ancestraux. Et si c'est pas compris c'est la même.
La troisième étape est celle de la consécration proprement dite. Il n'y a pas d'autel, pas de murs, pas de douze croix suspendues, ni de cierge principal. Alors elle tracera juste une croix de son pouce sur le sol là où elle officiera, avec un saint chrême qu'elle a préparé tantôt avec du saindoux poitevin qui a aussi servi à faire des beignets aux enfants.
Se plongeant ensuite dans une communion dont elle a le secret, elle restera ainsi une heure en prières, directement connectée au Ciel.
La consécration se termine à l'habitude du partage d'un vin d'honneur.
Bonne joueuse, elle débouche sa gourde et s'enfile un bon rouge. Aaaaah ! à ma bonne vôtre !
Bon, où est Robert? le soleil rougeoie à présent dans des effilochages de fuschias fluorescents, et el (les) premières bic (biches) quittent les taillis pour se nourrir de l'herbe des champs. La rosée prépare son manteau de fraicheur, si des verrues trainent c'est le moment.....mais pas que......
Et c'est ainsi qu'en rentrant au camp, elle résista à la tentation pressante de se vautrer à poil dedans pour repousser les rides.
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« Il n'y a pas de sens, il n'y a qu'un but »