Gabrielle_montbray
- « Il disait tout bas :
"Petit bouton de rose
Aux pétales humides
Un baiser je dépose"
Optimistique-moi, Papa
Optimistique-moi, quand j'ai froid
Je me dis tout bas
Quand rien ne s'interpose
Qu'aussitôt tes câlins
Cessent tout ecchymose
Optimistique-moi, Papa
Optimistique-moi, reviens-moi »
- Mylène Farmer, Optimistique-moi -
- - Trois ans -
Les yeux bleu sombre de lenfant fixent la lourde porte en bois. Elle ne peut pas louvrir, elle le sait, elle a déjà essayé. Alors elle attend. Parce que ce quelle sait aussi cest quelle va bientôt souvrir et quil faudra saisir sa chance. Ce nest pas très compliqué, personne ne fait vraiment attention aux petits enfants, la preuve, elle a réussi à venir jusquici sans que personne ne la remarque et ne la ramène auprès de sa gouvernante. Mais cest injuste quelle soit obligée de rester enfermée alors que Tristan, son frère du même âge, a eu le droit de sortir avec leur père. Elle na pas bien compris où ils étaient allés, mais ils y sont allés sans elle.
- Gabrielle ? Gabrielle ?
Se faire toute petite en attendant que la voix séloigne. Les adultes ne sont pas si malins quils veulent le dire, il est souvent facile de les tromper, sans le vouloir vraiment, juste parce quils sont perdus dans les choses sérieuses. Et pendant quils sont occupés avec des parchemins recouverts de tas de signes incompréhensibles, ou quils parlent avec un air grave en se murmurant des choses secrètes, ou au contraire quils rient très fort, ils ne sont pas sur le dos des enfants.
Et puis lentement, doucement, la porte souvre. Il y a toujours quelquun qui ouvre les portes et qui oublie de la refermer. Surtout quand le quelquun a lair davoir envie de toucher sous les jupons de Tiphaine, comme celui qui vient dentrer le fait toujours. Gabrielle les a entendu déjà, à toujours trainer derrière les tentures ou sous les tables, elle voit et elle entend des tas de choses, même si elle ne les comprend pas toujours. Elle attend que Ojean - cest son nom à lhomme, elle le sait parce que Tiphaine fait souvent des drôles de petits bruits en disant « Ojean » quand il vient la voir et quil sallonge sur elle regarde ailleurs et elle fonce par louverture providentielle.
La petite fille sourit et se met à courir. Elle sent la chaleur du soleil sur ses bras nus, lodeur des pommes qui mûrissent sur leurs branches, celle de lherbe verte et grasse. Lair de ce début dété normand est saturé dodeur de fruits et de fleurs, ça sent la terre lourde et riche, ça sent les groseilles et les coquelicots, le blé et une odeur que la petite fille aime par dessus tout, celle des chevaux. Si elle était son père et quelle avait le droit daller partout où elle veut, elle irait aux écuries parce que cest lendroit le mieux au monde. Et que ce serait idiot dêtre un grand auquel tout le monde obéit et de ne pas en profiter pour aller là où cest le mieux. La petite fille a oublié les adultes et linterdiction de sortir. Son esprit est tout entier concentré sur ce lieu magique et interdit. Elle ne fait plus attention aux gens, ni à rien dautre quaux grands animaux quelle na pas le droit dapprocher. Mais on a eu beau lui raconter plein dhistoires denfants écrasés, de chevaux qui semballent, deviennent fous, et autres joyeusetés que les grandes personnes aiment bien dire aux enfants pour les tenir sages, peu lui importe. Gabrielle tend une petite main vers les naseaux dun cheval gris qui baisse la tête vers elle, encore un peu et elle pourra le toucher, et voir si
- Gabrielle !
La petite fille sursaute. La voix de son père, Vicomte aimé et Capitaine respecté, vient de claquer dans les écuries. La petite main hésite, si près de lobjet de son désir, puis renonce finalement. Les yeux bleu sombre se lèvent pour trouver ceux plus clairs de lhomme qui sapproche. Il est grand, il est blond et il est le plus beau du monde. Elle lui sourit et tend les bras vers lui, mais cest une main rude qui la tire brutalement et la soulève. Et sans bien comprendre, la petite fille se retrouve basculée sur les genoux de son père, son jupon relevé et la main paternelle sabat. Il ne dit rien, il ne semble pas fâché, il ny a ni cri ni sermon, juste cette main qui sabat et qui fait mal. Les yeux sombres sembuent de larmes, douleur et vexation, humiliation et frustration. Gabrielle ne pleurera pas. Ce sont les filles qui pleurent. Son père le dit souvent à son frère. Et Gabrielle veut faire comme Tristan, elle veut plaire à son père, si beau et si grand. Alors il ne faut pas pleurer. La main sabat encore et encore, et puis alors quelle attend le prochain coup, il ne vient pas. La main rabat le tissu de la robe et vient se glisser dans les cheveux bruns de la petite fille. Et de nouveau les grands bras forts, la soulèvent, mais cette fois cest pour la serrer contre le grand corps.
- Gabrielle, tu es vilaine petite fille Regarde ce que tu mobliges à faire mon petit rat
Il sent bon son père. Il sent le chaud du dehors, le cuir et le fer. Il a la voix douce et la petite fille ferme les yeux et entoure les larges épaules de ses petits bras. Ce nest pas souvent quil sintéresse à elle. Il est occupé ailleurs et avec dautres. Dautres choses et dautres gens plus intéressants quelle. Elle est son petit rat, trop brune, trop maigre, qui se faufile partout.
- Je taime papa.
- Moi aussi, je taime, ma fille. Promets-moi dêtre sage et obéissante.
- Je promets
Elle recommencera pourtant. Demain. Plus tard. Bientôt. Et il la punira encore. Les mains sabattront. Puis caresseront. Et jamais Gabrielle ne pleurera. Il ne faudrait pas décevoir papa
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Titre : "Recueillement" de Charles Baudelaire
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