Samsa
- "Ton souffle encore dans mes nuits résonne,
Comme un écho du grand canyon.
Même le printemps devient monotone;
Je ne sais plus comment vivent les hommes."*
-Temps de meriardre pardi.
Elle secoua la tête comme un chien se serait ébroué, et les gouttelettes d'eau partirent rejoindre leurs semblables qui tombaient du ciel pour s'écraser sur le premier obstacle rencontré.
La pluie ruisselait sur ses cheveux mi-bruns, mi-roux. Chez certaines, ils seraient devenus complètement bruns, ou roux, mais chez Sam, ils persistaient à rester indécis.
La pluie, cette eau froide et vicieuse, s'insinuait partout, elle la sentait goutter depuis sa cotte de maille sous sa chemise qui collait désormais à l'acier. Elle commençait à avoir froid, avec le vent qui soufflait par moment comme pour s'assurer que l'eau et le froid pénétreraient bien la peau du Cerbère.
S'il était certes vrai qu'elle avait une barbute aussi agréable à porter qu'à regarder, elle l'avait attaché à l'arrière de sa selle avec son bouclier. Elle ne supportait pas le martèlement incessant de la pluie sur le métal, qui résonnait alors dans ses oreilles comme milles petits coups.
Elle cligna des yeux et des gouttes tombèrent de ses cils. Autour, elle ne voyait que la forêt qu'elle traversait pour rentrer chez elle, et ne sentait que le poil humide et collant de Guerroyant. Les feuilles des arbres semblaient crier de douleur d'être ainsi frappées par ces projectiles naturels. Chaque fois qu'il pleuvait dans cette contrée à laquelle elle ne se faisait pas, elle avait la sensation qu'une tempête se déchaînait. Pourtant, elle avait connu la contrée humide de Touraine avant celle de Bordeaux, mais peut-être que tout lui semblait moins agressif alors.
Elle jeta un oeil au sol pour se rendre compte de l'état du chemin qui devenait plus boueux au fur et à mesure des minutes. Elle se demanda si Guerroyant en aurait bientôt jusqu'aux pâturons. La question ne lui tarauda pas longtemps l'esprit car, la tête penchée, l'eau s'insinuait dans sa nuque pour rouler le long de son dos. Il n'était cependant pas question de s'arrêter, elle était une soldate, une sorte de mercenaire endurcie. Elle qui n'avait pas croulé sous les coups de milles lames, allait-elle se laisser arrêter par de l'eau éparse ? Ses joues rougirent de mécontentement et son regard se durci comme si elle venait elle-même de s'insulter. Ce n'était, de toute manière, pas très difficile. Sa fierté était si démesurée, et son sang si chaud, qu'un rien pouvait la faire dégainer l'épée. Méprisante ou orgueilleuse, cependant, elle ne l'avait jamais été, se contentant de protéger chèrement ce qu'elle avait jadis détruit avec tant de plaisir.
Elle secoua de nouveau la tête pour chasser l'eau et passa sa langue sur ses lèvres pour absorber le liquide et l'humidité. C'était ridicule d'avoir si soif avec une telle averse, et pourtant. Elle venait d'effectuer une escorte de joyeux lurons qu'elle avait dû tenir fermement. Sam était consciencieuse sur ses tâches, et, meneuse née, elle avait horreur qu'on rende ses plans compliqués tout en se mettant en danger. Elle s'était jurée de les gifler à l'arrivée, mais elle avait finalement renoncé après avoir décelé chez eux non pas l'imprudence, mais l'excentricité qu'elle aimait tant. Ils s'étaient finalement quittés en bon termes, mais cela ne l'avait pas empêché de rester alerte et de ne pas avoir bu, ni mangé, depuis un petit moment maintenant. Et cette foutue ville d'Alençon n'était pas prête de se montrer non plus ! Elle n'aimait pas arriver d'en bas, Alençon étant légèrement perchée. Sa Bordeaux plate et visible de loin lui manquait, mais elle savait bien qu'elle n'avait plus sa place là-bas, elle savait bien que sa ville avait changé, et elle n'avait pas pu lutter seule contre tout ça. Elle ne portait pas d'amertume en son cur pour cet espoir qui avait été voué à l'échec, ou pour cet âge d'or disparu, englouti par le temps. Elle ne ressentait que du regret, comme l'époque de sa vie à Chinon. Comme il était étrange de songer que Bordeaux était chez elle, mais que c'est à Chinon qu'elle se rapprochait le plus de sa vie passée. Elle essayait de se faire à Alençon, mais les mentalités de ce duché n'étaient pas comme la sienne. Elle était une femme fougueuse, intrépide, rentre-dedans et audacieuse, mais elle voyait en la politique d'ici une attitude placide et molle quand la politique guyennoise ne cessait de se battre -souvent ensemble-, et l'armée du duché lui semblait manquer cruellement de feu dans l'âme quand elle se souvenait de la mobilisation et des hurlements des soldats guyennois, bien qu'elle n'eut, étrangement, jamais douté du courage des soldats alençonnais. Elle n'était là que pour un titre de noblesse, que pour une ambition. C'était tout ce qui lui restait à suivre maintenant qu'elle était seule. Un titre. C'est tout ce qui l'intéressait, avec partir à la guerre et servir celle qui l'avait accepté comme vassale. Sam ne savait déterminer si être tombée sur Eugénie comme suzeraine était une "chance". Non qu'elle s'en serait plainte, elle aimait cette femme froide, distante, et peu bavarde, mais dotée de valeurs sûres, et sa fille Eulalie cachait bien, derrière son éducation soignée, une petite -tout était relatif- curieuse et audacieuse. Oui, la Cerbère aimait cette famille et s'y sentait bien. Mais, quand même, quel dommage d'être en Alençon... !
Elle tira subitement sur les rênes de Guerroyant en se rendant compte qu'elle était à quelques mètres seulement d'une silhouette recroquevillée sous un arbre. D'instinct, son regard parcourut les alentours et le haut des arbres, ignorant les gouttes qui tombaient de ses sourcils et de ses cils, cherchant un quelconque piège, une embuscade malvenue. Mais elle ne vit rien d'autre que la nature détrempée qui dégoulinait. La Cerbère se redressa quand même sur sa selle.
Elle qui, quelques instants plutôt, ressemblait à une cavalière banale, faisant dos rond sous la pluie, enveloppée dans sa cape noire comme seule protection sur un lourd cheval de trait -peut-être-, elle ressemblait désormais à une fière soldate, droite, le bout de sa cape traînant majestueusement sur la croupe de son destrier -qui apparaissait désormais clairement comme tel-, et l'acier du pommeau de son épée brillant sous les gouttes qui glissaient sur lui et venaient mouiller le cuir de la poignée. Elle talonna brièvement Guerroyant qui reprit sa marche, heureux, sans doute, de se dire qu'ils repartaient enfin pour se mettre au sec et au chaud. Nullement.
La Cerbère s'arrêta devant la silhouette, une gamine aux cheveux châtains en bataille, détrempée dans ses haillons de misère. Les genoux serrés contre sa poitrine, elle les entourait de ses bras comme pour se protéger de tout. Elle redressa la tête quand Sam l'interpella. Son regard était d'un mélange de vert, de brun, et de gris. Il semblait à la fois commun et fascinant. Si elle voyait une forme de peur à l'intérieur, il y avait beaucoup plus de bravade et de curiosité.
-Ton nom, pardi.
Elle l'avait désigné d'un coup de menton, comme elle l'aurait fait pour un vulgaire soldat qu'elle aurait commandé. La Cerbère avait beau être mère de deux rouquines -qu'elle appelait d'ailleurs "Les Rouquines"-, elle n'avait jamais su être tendre comme une mère aurait dû l'être, s'inquiétant plus de faire d'elles des personnes biens et indépendantes. Maria, sa compagne, comblait sans doute ce manque que Sam creusait en elles.
Comme la gamine ne répondait pas, hésitant entre la défier du regard et la crainte, Sam réitéra sa question sur un ton plus froid. Elle n'avait pas particulièrement envie de rester là encore longtemps. Cela sembla décider la jeune fille qui ne devait pas avoir plus de huit ou neuf ans sur la stratégie à adopter. Se voulant audacieuse, elle répondit enfin:
-Melwinn.
-Si tu as des origines venant des celtes pardi, elles ne sont pas pures pardi. T'as pas entièrement leur tête té.
La gamine se contenta de cligner des yeux, ne sachant sans doute pas comment prendre cette remarque. Sam détacha sa cape et lui envoya. Melwinn l'attrapa plus par réflexe que par volonté et posa sur Sam ses yeux interrogatifs.
-Tu as de la famille pardi ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Melwinn se renferma, mais ne parut pas fuir la question. Légèrement, elle serra la cape qu'elle avait roulé, contre elle. Sam regarda droit devant elle, se donnant le temps d'une réflexion vague, et posa ses yeux sombres, abrités sous ses arcades sourcilières dégoulinantes, sur la gamine. Un nouveau coup de menton accompagna ses mots.
-Alors tu viens avec moi pardi.
*=couplet de Sorel, "Mes yeux noirs"
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