Neolonie
« ... mais ce dont on se souvient et comment on s'en souvient. »*
1445, quelque part dans le Rouergue.
Des bois humides à perte de vue qui recouvrent un ensemble de collines inhospitalières.
A deux heures de marche du premier village, au fond de la forêt, quelques masures de bûcherons se serrent non loin d'une petite source. Le triste soleil de l'hiver a du mal à percer la futaie d'arbres pourtant dénudés.
Si la femme brune aux traits tirés qui gémit sur le sol avait pu entendre les prières des moines occupant le monastère à deux lieues de là, elle aurait remarqué que None était passé.
Elle a bien autre chose à penser et même si elle prie, ce n'est pas pour son salut éternel, bien plutôt pour celui de l'enfant qui tarde à venir.
Depuis la veille qu'elle sent son ventre dur comme du bois, les contractions qui montent du creux des reins toujours plus douloureuses, le teint de la femme qui l'assiste blêmit à mesure que les heures passent.
Et pourtant la mère Babant n'en est pas à son premier mioche, elle a mis au monde depuis presque deux générations tous les bûcherons de la compagnie, leurs épouses, leur progéniture, légitime ou non.
Allez ma p'tite, va t'en falloir l'faire c'gamin.
Encore un qui s'ra aussi fort qu'son père.
La p'tite en question est justement en train de prier que son calvaire s'achève et que le fils tant attendu lui soit donné. Brune malingre et sans grande santé, elle n'a pas d'autre choix pour éviter la répudiation.
Son lourdaud d'époux, de vingt ans plus vieux, s'estime être le chef de la petite communauté et défend son titre avec ses poings, se servant de son unique atout, ayant manqué de cervelle au moment de la grande distribution des gamètes.
Deux ans qu'elle doit supporter ses halètements de bête au-dessus de son corps toutes les nuits, viol béni par le Très Haut puisque mariage officialisé par le Père de la communauté déjà citée.
Elle n'a que ça à faire pourtant, donner deux fils, l'un pour reprendre le flambeau, l'autre pour rejoindre les moinillons.
Au moment des vêpres, un cri plus aigu et pourtant plus étouffé que les autres sonne la fin du combat et les vagissements faiblards qui se font entendre à travers les branchages mal colmatés de la pauvre cabane étirent les visages masculins en sourire conquérant.
A la femme tout le boulot, à l'homme la satisfaction et les tapes amicales dans le dos, les chopes qui débordent et les chants paillards qui s'élèvent dans la nuit froide.
Dans la masure, le silence a remplacé les gémissements, silence d'épuisement et de désespoir.
Car la pauvre chandelle n'a pas pu dissimuler la réalité, l'être vagissant qui cherche le sein de sa mère n'est pas l'héritier espéré
Les regards des deux femmes se croisent, s'attrapent, ne se quittent plus. Nul besoin de mot pour expliquer le calvaire qui va perdurer, les coups qui vont pleuvoir, le mépris coutumier, le répit au moment des saignements, répit amer car habillé de violence contre ce ventre qui refuse de se remplir.
Hiver 1445.
Une fillette est née, elle n'aura pas droit à un seul regard de celui qui est son père.
Sa mère est trop faible pour défendre sa première enfant, elle a tellement à subir de l'homme et de ses poings qu'elle se met à l'accabler à son tour, regrettant qu'elle ait pris la place du garçon tant attendu.
Pas de prénom, on ne l'appellera pas, on la sifflera, on lui ordonnera du bout d'un doigt indifférent.
Bienvenue petite fille
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1445, quelque part dans le Rouergue.
Des bois humides à perte de vue qui recouvrent un ensemble de collines inhospitalières.
A deux heures de marche du premier village, au fond de la forêt, quelques masures de bûcherons se serrent non loin d'une petite source. Le triste soleil de l'hiver a du mal à percer la futaie d'arbres pourtant dénudés.
Si la femme brune aux traits tirés qui gémit sur le sol avait pu entendre les prières des moines occupant le monastère à deux lieues de là, elle aurait remarqué que None était passé.
Elle a bien autre chose à penser et même si elle prie, ce n'est pas pour son salut éternel, bien plutôt pour celui de l'enfant qui tarde à venir.
Depuis la veille qu'elle sent son ventre dur comme du bois, les contractions qui montent du creux des reins toujours plus douloureuses, le teint de la femme qui l'assiste blêmit à mesure que les heures passent.
Et pourtant la mère Babant n'en est pas à son premier mioche, elle a mis au monde depuis presque deux générations tous les bûcherons de la compagnie, leurs épouses, leur progéniture, légitime ou non.
Allez ma p'tite, va t'en falloir l'faire c'gamin.
Encore un qui s'ra aussi fort qu'son père.
La p'tite en question est justement en train de prier que son calvaire s'achève et que le fils tant attendu lui soit donné. Brune malingre et sans grande santé, elle n'a pas d'autre choix pour éviter la répudiation.
Son lourdaud d'époux, de vingt ans plus vieux, s'estime être le chef de la petite communauté et défend son titre avec ses poings, se servant de son unique atout, ayant manqué de cervelle au moment de la grande distribution des gamètes.
Deux ans qu'elle doit supporter ses halètements de bête au-dessus de son corps toutes les nuits, viol béni par le Très Haut puisque mariage officialisé par le Père de la communauté déjà citée.
Elle n'a que ça à faire pourtant, donner deux fils, l'un pour reprendre le flambeau, l'autre pour rejoindre les moinillons.
Au moment des vêpres, un cri plus aigu et pourtant plus étouffé que les autres sonne la fin du combat et les vagissements faiblards qui se font entendre à travers les branchages mal colmatés de la pauvre cabane étirent les visages masculins en sourire conquérant.
A la femme tout le boulot, à l'homme la satisfaction et les tapes amicales dans le dos, les chopes qui débordent et les chants paillards qui s'élèvent dans la nuit froide.
Dans la masure, le silence a remplacé les gémissements, silence d'épuisement et de désespoir.
Car la pauvre chandelle n'a pas pu dissimuler la réalité, l'être vagissant qui cherche le sein de sa mère n'est pas l'héritier espéré
Les regards des deux femmes se croisent, s'attrapent, ne se quittent plus. Nul besoin de mot pour expliquer le calvaire qui va perdurer, les coups qui vont pleuvoir, le mépris coutumier, le répit au moment des saignements, répit amer car habillé de violence contre ce ventre qui refuse de se remplir.
Hiver 1445.
Une fillette est née, elle n'aura pas droit à un seul regard de celui qui est son père.
Sa mère est trop faible pour défendre sa première enfant, elle a tellement à subir de l'homme et de ses poings qu'elle se met à l'accabler à son tour, regrettant qu'elle ait pris la place du garçon tant attendu.
Pas de prénom, on ne l'appellera pas, on la sifflera, on lui ordonnera du bout d'un doigt indifférent.
Bienvenue petite fille
*Gabriel Garcia Marquez
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