Ansoald
Il voyageait depuis Marseille et se trouvait dans le Tournaisis. Ses vêtements, gris de poussière, sa peau, mâté par le soleil, son cul, tanné par la selle, témoignait de sa fatigue. Mais il avait l'habitude. En Avril, il était parti d'Anjou. En Mai il se trouvait à Narbonne. En ce début de Juillet, le voilà à Tournai et il retrouvait les routes arpentées dans le rude hiver flamand. Un chapeau à larges bords le protégeait des rigueurs de l'été, mèches brunes soigneusement rangées pour ne pas coller à la sueur de son front. Autrefois piètre cavalier, il maîtrisait à présent sans peine l'équidé fougueux qui lui servait de monture. Les sacoches vides, la bourse plate, il consacrait son argent à manger le nécessaire et volait le reste au hasard de ses envies et des opportunités. Un brin de paille, accroché à son pourpoint de lin, témoignait de ses nuits sauvages, bien qu'il lui arrivât plus d'une fois de trouver refuge auprès d'une veuve de guerre (enfin, de ce qu'elle prétendait...).
Un orme imposait sa dimension colossale à la vue des voyageurs débouchant de la grande route du Sud. Sa circonférence couvrait la taille d'une nef d'église. L'épaisseur de sa frondaison brisait les rayons du soleil. Les feuilles dentées frémissaient sous le souffle du noroît, lequel répandait à la ronde des odeurs de charogne. En s'approchant, Ansoald comprit les raisons de cette pestilence. La justice du pays avait cru bon d'essorer un échalas sur une des branches de cet arbre majestueux, et voilà un moment que le pauvre gus avait cessé d'applaudir avec ses pieds l'équité du jugement.
Un écriteau, planté à la hâte non loin de là, apprit au voyageur que la victime s'était rendue coupable de filouterie, d'escroquerie, de menterie et de sorcellerie, et cela Ansoald en rit, si bien qu'il attira les regards désapprobateurs de quelques personnes assemblées en petit comité. L'helvétique avait déjà vu pareille scène dans bien des endroits, aussi il s'apprêtait à tourner les talons, quand un des gars s'en vint vers lui, la curiosité peinte sur son visage. Ansoald, qui aimait bien que l'on s'intéresse à lui, l'attendit et l'écouta avec attention
"Hé, vous, le voyageur, je vois que vous portez une sacrée arme au flanc de votre cheval.
_Pour sûr, mon gars, cette arbalète peut transpercer un homme en armure complète à une toise de distance, et je peux même lui viser l'oeil gauche ou le globule droit, au choix.
_J'en demande pas tant, sieur...Mais vous voyez, ce gars-là, c'était un homme bien....Il méritait pas que les corbacs lui dévorent le foie. Et ne méritez pas votre rire, sauf votre respect.
_Qu'est ce que tu veux que cela me fasse? Je ne suis pas d'ici, moi...
_Justement! Je me disais qu'avec votre machin-là, vous pourriez facilement le décrocher de sa lanterne. Personne n'ose ici se mesurer à la volonté du seigneur. En plus, l'abbé dit que ça porte malheur, de décrocher un pendu. Puis, si la garde nous voit, c'est la bastonnade! On serait bon pour taper la discussion au macchabée, sur son perchoir. Mais vous, vous n'êtes pas d'ici, et vous avez votre arbalète...C'est pas comme si vous montiez sur l'arbre pour le faire tomber, et moi et mes amis, nous pouvons faire le guet, pour vous prévenir si un gêneur s'approche....
_Hum...Et pas de récompense? Rien pour me faire frétiller les esgourdes?
_Rien, messire, on est trop pauvres pour balancer des écus dans ce genre d'exploit...Mais le gars-là, il a deux soeurs au village...Elles sont bien girondes, et pas farouches, et elles seraient ravies d'apprendre que leur frère a cessé de servir de garde-manger aux piafs. Elles pouvaient l'enterrer décemment....Alors, qu'en dites-vous, messire?
Le "messire", servi comme un cheveu sur la soupe à l'orgueil d'Anso, le mit en garde contre les réelles intentions de son interlocuteur. Il se détourna pour aviser le pendu, la distance de tir nécessaire pour viser la corde sans lui transpercer la tête. Puis il revint à l'homme qui sollicitait son adresse, le regard teinté par le soupçon:
"Très bien, va pour l'exercice de tir...Mais si je réussis du premier coup, je veux la moitié du gain de ton pari, sinon le deuxième carreau sera pour toi, c'est compris?
Anso vit l'homme éprouver une vive contrariété, réfléchir un instant, les joues rouges et le nez pincé, puis acquiescer d'un geste vif de la tête avant de s'éloigner vers ses amis sans lui adresser un mot de plus. Satisfait par le marché, Ansoald descendit de cheval, s'empara de son arbalète dont l'acquisition récente avait fait de lui un utilisateur...Peu expérimenté. Il marcha jusqu'à l'emplacement qui lui parut le meilleur pour un bon tir, propre, net et sans bavure. Il enclencha le carreau dans la fente et la corde dans la noix en corne, porta l'arme à son épaule, visa un long moment et appuya sur la détente.
Le carreau partit sans bruit pour se ficher directement...dans la gorge du pendu. Raté! Mais il se produisit alors un phénomène étrange, inattendu. Le banquet des asticots avait si bien décomposé les chairs que le carreau, en transperçant la nuque du malheureux, décrocha le corps de la tête. La corde de la pendaison, serrée contre son menton, maintint le crâne perché dans les airs, pendant que le reste tomba dans un bruit sourd sur le sol. Désormais, c'était une sorte de grosse cerise qui se balançait au-dessus des têtes des spectateurs, curieux de cet exploit un peu particulier.
Ansoald, sûr de son fait, s'avança vers ce petit groupe, et plus particulièrement vers le parieur. La paume gantée de sa main, ouverte devant lui, ne laissait aucun doute sur ses intentions.
"J'ai gagné. Donne-moi l'argent!
_Non, mon gars, la tête est toujours accrochée là-haut!
_Pas mon affaire! Donne-moi l'argent, sinon va y avoir du grabuge!"
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Si ce n'est pas toi, c'est donc ton frère....
Un orme imposait sa dimension colossale à la vue des voyageurs débouchant de la grande route du Sud. Sa circonférence couvrait la taille d'une nef d'église. L'épaisseur de sa frondaison brisait les rayons du soleil. Les feuilles dentées frémissaient sous le souffle du noroît, lequel répandait à la ronde des odeurs de charogne. En s'approchant, Ansoald comprit les raisons de cette pestilence. La justice du pays avait cru bon d'essorer un échalas sur une des branches de cet arbre majestueux, et voilà un moment que le pauvre gus avait cessé d'applaudir avec ses pieds l'équité du jugement.
Un écriteau, planté à la hâte non loin de là, apprit au voyageur que la victime s'était rendue coupable de filouterie, d'escroquerie, de menterie et de sorcellerie, et cela Ansoald en rit, si bien qu'il attira les regards désapprobateurs de quelques personnes assemblées en petit comité. L'helvétique avait déjà vu pareille scène dans bien des endroits, aussi il s'apprêtait à tourner les talons, quand un des gars s'en vint vers lui, la curiosité peinte sur son visage. Ansoald, qui aimait bien que l'on s'intéresse à lui, l'attendit et l'écouta avec attention
"Hé, vous, le voyageur, je vois que vous portez une sacrée arme au flanc de votre cheval.
_Pour sûr, mon gars, cette arbalète peut transpercer un homme en armure complète à une toise de distance, et je peux même lui viser l'oeil gauche ou le globule droit, au choix.
_J'en demande pas tant, sieur...Mais vous voyez, ce gars-là, c'était un homme bien....Il méritait pas que les corbacs lui dévorent le foie. Et ne méritez pas votre rire, sauf votre respect.
_Qu'est ce que tu veux que cela me fasse? Je ne suis pas d'ici, moi...
_Justement! Je me disais qu'avec votre machin-là, vous pourriez facilement le décrocher de sa lanterne. Personne n'ose ici se mesurer à la volonté du seigneur. En plus, l'abbé dit que ça porte malheur, de décrocher un pendu. Puis, si la garde nous voit, c'est la bastonnade! On serait bon pour taper la discussion au macchabée, sur son perchoir. Mais vous, vous n'êtes pas d'ici, et vous avez votre arbalète...C'est pas comme si vous montiez sur l'arbre pour le faire tomber, et moi et mes amis, nous pouvons faire le guet, pour vous prévenir si un gêneur s'approche....
_Hum...Et pas de récompense? Rien pour me faire frétiller les esgourdes?
_Rien, messire, on est trop pauvres pour balancer des écus dans ce genre d'exploit...Mais le gars-là, il a deux soeurs au village...Elles sont bien girondes, et pas farouches, et elles seraient ravies d'apprendre que leur frère a cessé de servir de garde-manger aux piafs. Elles pouvaient l'enterrer décemment....Alors, qu'en dites-vous, messire?
Le "messire", servi comme un cheveu sur la soupe à l'orgueil d'Anso, le mit en garde contre les réelles intentions de son interlocuteur. Il se détourna pour aviser le pendu, la distance de tir nécessaire pour viser la corde sans lui transpercer la tête. Puis il revint à l'homme qui sollicitait son adresse, le regard teinté par le soupçon:
"Très bien, va pour l'exercice de tir...Mais si je réussis du premier coup, je veux la moitié du gain de ton pari, sinon le deuxième carreau sera pour toi, c'est compris?
Anso vit l'homme éprouver une vive contrariété, réfléchir un instant, les joues rouges et le nez pincé, puis acquiescer d'un geste vif de la tête avant de s'éloigner vers ses amis sans lui adresser un mot de plus. Satisfait par le marché, Ansoald descendit de cheval, s'empara de son arbalète dont l'acquisition récente avait fait de lui un utilisateur...Peu expérimenté. Il marcha jusqu'à l'emplacement qui lui parut le meilleur pour un bon tir, propre, net et sans bavure. Il enclencha le carreau dans la fente et la corde dans la noix en corne, porta l'arme à son épaule, visa un long moment et appuya sur la détente.
Le carreau partit sans bruit pour se ficher directement...dans la gorge du pendu. Raté! Mais il se produisit alors un phénomène étrange, inattendu. Le banquet des asticots avait si bien décomposé les chairs que le carreau, en transperçant la nuque du malheureux, décrocha le corps de la tête. La corde de la pendaison, serrée contre son menton, maintint le crâne perché dans les airs, pendant que le reste tomba dans un bruit sourd sur le sol. Désormais, c'était une sorte de grosse cerise qui se balançait au-dessus des têtes des spectateurs, curieux de cet exploit un peu particulier.
Ansoald, sûr de son fait, s'avança vers ce petit groupe, et plus particulièrement vers le parieur. La paume gantée de sa main, ouverte devant lui, ne laissait aucun doute sur ses intentions.
"J'ai gagné. Donne-moi l'argent!
_Non, mon gars, la tête est toujours accrochée là-haut!
_Pas mon affaire! Donne-moi l'argent, sinon va y avoir du grabuge!"
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Si ce n'est pas toi, c'est donc ton frère....