Ellya Treize ans plus tôt - 1450
Le Prieuré du Rivet était encore à l'état de ruines, cette année-là.
Les seules pièces qui ne menaçaient pas de s'écrouler -et encore, il fallait être très croyant- étaient le réfectoire au toit déglingué et la grange qui faisait office de latrines, parce que quand y'a pas le choix, y'a pas le choix.
La sacristine de Marmande n'était tombée sur ce lieu que quelques mois plus tôt. Déjà des ouvriers volontaires s'acharnaient à le remettre en état, sous lil vigilant de la jeune Duranxie qui voyait en ce projet le rêve d'une vie. A défaut de réussir dans son mariage, elle comptait bien prospérer dans sa foy. Monseigneur Bardieu, alors recteur de Noirlac accompli, était venu sur les lieux afin de voir le potentiel de ce Prieuré Cistercien.
Il y a du boulot, ma Soeur. Tellement que ça me semble un peu improbable, votre affaire...
Mais nooooon, mon cher Monseigneur! Là, vous aurez le dortoir, ici le cellier...
Elle désignait à tour de rôle le vide, les ronces, les caillasses des murs effondrés.
Oui mais bon. Vous avez conscience que ça va nous coûter une fortune?!
Mais nous prospérerons ensuite!
Je ne suis pas convaincu.
Et bien... Passons-y une nuit! Vous serez tellement charmé que vous ne voudrez plus en partir ! Parole de Cistercienne.
Et ils avaient passé la nuit là-bas, tremblants de peur et de froid dans le réfectoire. A chaque bruit suspect, ils sursautaient avant de rire gras, de concert, et de prier, en silence. Ellya était certaine que, le jour venu, Bardieu lui dirait que non de non, ce Prieuré ne verrait pas le jour.
C'était sans compter un Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiin assourdissant qui vint leur casser les esgourdes alors que la fatigue prenait enfin le dessus sur la frousse.
La guerre! C'est la guerre! On va mourir!
Ellya C'est un agneau, plutôt non? Un porcelet?
Un cochon qu'on est en train d'égorger?
Ah! Non, c'est trop... Pas assez...
Un bébé! C'est un bébé!
La honte. Son Juste d'enfant à elle était né à peine un an plus tôt et elle avait déjà oublié les cris des nourrissons. Bon, pour sa défense, il ne braillait pas beaucoup son fils. Du moins, n'y faisait-elle jamais attention puisque c'est sa nourrice qui s'en chargeait. Elle, elle se contentait de lui caresser le visage d'un doigt, parfois, en cachette, remerciant le Créateur de leur avoir offert cette progéniture pour leur confirmer qu'ils étaient sur la bonne voie, son quinquagénaire et elle.
Essayant d'habituer ses yeux à la pénombre et de ne pas se prendre les pieds dans les branchages, elle se dirigea vers le poupon en sanglots suivie de près par Bardieu. Quand ils arrivèrent près du bébé, ils se concertèrent du regard avant d'entreprendre un grand débat.
Ouh ouh? Y'a quelqu'un? Personne? Mince, on aurait abandonné un enfant ici?
C'est un signe de Dieu, ma Soeur! On doit le recueillir ici!
Ah non mais nous n'avons pas de nourrice, ici.
Vous vous en occuperez très bien.
Non. Non, non, non, il en est hors de question! Puis prenez-la, vous! Vous avez l'instinct maternel, ça se sent mon Père, ça se sent!
Alors Bardieu se saisit de la petite qui cessa aussitôt de geindre.
1451 - Chapelle Barchon
Le Prieuré commençait à avoir meilleure mine. La chapelle elle-même pouvait maintenant être utilisée, même si ça leur avait coûté une petite fortune. Pour inaugurer cela, on avait décidé de baptiser le "bébé du Prieuré", comme on l'appelait.
Reçois cette eau bénite et sois la bienvenue dans la grande famille aristotélicienne. Ainsi ton ancien toi meurs et tu renais, parmi nous, pure. Sous le nom de Sibylle.
Ils avaient mis des mois à se décider sur le nom de baptême. Puis, finalement, comme Bardieu et Ellya voyaient la gamine comme un présage divin, ils avaient opté pour le nom de ces femmes qui s'occupaient des présages, chez les païens.
Tout se passait vraiment bien...
Enfin, il n'y avait qu'une chose qui les inquiétait, depuis qu'ils l'avaient trouvée: sur son crâne, de magnifiques boucles commençaient à fleurir. Des boucles rousses. La couleur du Sans Nom.
Ellya 1455 - Heure du souper au réfectoire
Bordel! Soeur Ellya! C'est encore vous qui avez cuisiné?
Qu...? Non!
Ma soupe! Ma bonne soupe! Je suis sûre que vous avez rajouté quelque chose dedans!
Ouais, c'est b'en l'genre de la Sainte Nitouche ça!
Mais puisque je vous dis que je n'ai pas touché à la soupe!
Allons, ma Soeur! La dernière fois, c'est vous qui avez touché au méli mélo de légumes?
Je voulais simplement rajouter ma petite touche pers...
Ah? Et cette fois, c'était quoi?
Dépitée face au groupe de moines qui l'accusait, Ellya ne parvenait décidément pas à leur faire gober qu'elle n'avait rien fait. Personne ne reconnaissait son talent culinaire, c'était vraiment trop injuste. Et puis, ce n'était pas parce que la soupe était noire qu'elle était mauvaise! Et pour une fois, ce n'était pas de son fait. Elle suspectait le frère Alfonse d'avoir fait exprès de lui jouer ce tour pour se venger de la fois où elle lui avait fait manger des asticots.
A côté d'elle, Sibylle ne pipait mot, ce qui était plutôt rare.
Ellya prit une bouchée de soupe avant de lui sourire.
Et bien, ma fille? Qu'est-ce qui ne va pas?
La rouquine tourna sa tête vers elle et explosa de rire jusqu'à s'en tenir les côtes en voyant les dents noires de la Prieuse.
Finalement, tous les moines se mirent à rire aussi. Oui, la vie était vraiment agréable au Rivet, en ce temps-là.
1455 - Quelques mois plus tard
Ma fille? Sibylle? Levez-vous.
Le jour venait à peine de se lever. Bardieu et Ellya avaient veillé toute la nuit, soucieux. De plus en plus de moines chuchotaient sur les cheveux roux de leur pupille. Certains arguaient qu'elle allait leur porter la poisse. D'autres qu'elle était fille du Sans Nom et qu'elle les égorgerait la nuit, dans leur sommeil, quand elle serait plus grande.
Le regard des voyageurs était pire encore !
Ils avaient donc convenu qu'il fallait agir.
Discrètement, la Cistercienne tira donc l'enfant de sa couche et la guida dans les couloirs jusque dans son bureau. Elle lui désigna alors une mixture teintée plutôt sombre du doigt.
A partir de ce jour, ma fille, il vous faudra en recouvrir vos cheveux. Personne ne doit plus voir votre couleur. Je vous ai même acheté un joli foulard pour les couvrir! N'est-ce pas fabuleux?
Sa voix tremblait: elle voyait le visage de "l'enfant du Prieuré" se décomposer. Lui imposer cette sanction lui serrait le coeur, mais il fallait qu'elle soit forte. Il fallait que Sibylle commence à goûter à l'injustice du monde.
Ellya Chaque naissance est décidée par le Très-Haut. Mais si le Sans Nom vous a marqué, ce n'est pas sans conséquence: vous serez plus facilement manipulable par ses Princes. Cela s'estompera peut-être avec le temps. Priez pour cela.
Ellya aurait aimé la réconforter, mais n'y parvenait pas vraiment. Après tout, la couleur de ses cheveux effrayait vraiment les deux Cisterciens.
1457 - Première séparation
Je m'absente quelques jours.
En vérité, les jours seraient des semaines mais la Duranxie ne supportait pas de voir les larmes poindre aux yeux de sa pupille.
Je vous ramènerai un livre.
Elle partait en pèlerinage avec son époux, sa filleule et le mari de cette dernière. Ellya avait besoin de se procurer de nombreux livres pour ses études et les autres avaient décidé de l'accompagner. Même Georges! Pourtant, dernièrement, il ne lui faisait plus confiance. Au réfectoire, elle était d'ailleurs devenue plus taciturne, songeant constamment à son fils dont elle ne parlait jamais et qu'elle ne voyait plus depuis trop longtemps. Elle priait intérieurement pour renouer des liens amicaux avec son orfèvre durant ce voyage; ainsi lui rendrait-il peut-être la chair de sa chair.
Elle soupira.
Monseigneur Bardieu vous fera les leçons. Et le frère Alfonse vous montrera le travail des champs.
Relevez la tête, ma fille! Il est grand temps pour vous de vous habituer à l'absence!
Oui, décidément, dernièrement, la Cistercienne était plus dure avec Sibylle. Moins patiente. Plus exigeante.
Plus froide aussi.
Ellya A la place d'un baiser, Ellya lui tapota la tête deux trois fois, comme on le fait à un animal de compagnie. C'était tout l'amour dont elle était capable. Ou du moins, toute sa démonstration.
1458 - Retrouvailles
Elle était rentrée dans la nuit. Silencieuse. Le cur en miettes.
Le pèlerinage avait été un long chemin de souffrance sur lequel ils avaient fini seuls, son époux et elle. Et Georges avait été si cruel.
Le bas de ses reins la faisait encore souffrir quand elle poussa la porte du dortoir. Chaque pas la faisait grimacer, mais elle réprimait les cris de douleur qui tenter de percer la barrière de ses lèvres. Elle ne voulait réveiller personne.
Arrivée devant la couche de Sibylle, elle s'agenouilla tant bien que mal. Sa pupille lui avait manqué, même si elle ne le lui dirait pas. Sans un bruit, elle déposa à ses pieds un livre imposant intitulé Sainte Dwywai, dite La Frénétique - Ouvrage illustré.
La Duranxie repartit à pas de loup.
Ellya 1459 - Premier jour de l'an
Les cloches résonnaient dans la chapelle Barchon qui commençait à avoir meilleure mine que les années précédentes.
Monseigneur Bardieu s'était acheté pour l'occasion une bure d'un beau marron style boue qu'il avait ceinte d'une corde tressée à la main. Les autres Rivetains avaient également revêtu leurs plus beaux atours (qui n'en étaient pas vraiment) pour les baptêmes des plus jeunes qui allaient avoir lieu.
La Prieuse, quant à elle, finissait de polir les médailles tout en lissant nerveusement sa propre bure. Elle était certainement plus angoissée que ceux qui prétendaient au baptême, seule et uniquement démonstration de ce côté mère poule qu'elle n'avait pas.
--Her__mine
C'était l'un des plus grands jours de sa vie. Il y avait celui où elle était née. Celui où on lui avait fait le cadeau de devenir l'une des résidants du meilleur prieuré au monde. Et peut être quand elle serait assez grande, celui où elle prendrait le voile, épousant le très haut. En attendant ce jour, c'était celui ci qui dominait les précédents pour la bonne raison qu'elle ne se souvenait pas des autres, et qu'il signifiait tellement plus...
Même prieuré, même baptême, même vice... Une deuxième enfant du sans nom, la crinière flamboyante sagement camouflée, tentait en ces lieux de renier cette marque, ce destin qu'on avait voulu lui imposer, dans la piété et l'amour aristotélicien.
Revêtue d'un habit simple de baptême, qu'elle avait prit grand soin de maintenir propre, l'enfant se permet un dernier regard dans un miroir, point de vice ou de vanité dans ce regard. Seulement une dernière vérification que chaque chose était dans l'ordre, bien à la place qui est la sienne.
Un peu plus âgée, elle avait tenue à affirmer son indépendance, en refusant tout parrain-marraine. Le fait est, que bien que grandement souhaité, ce n'était pas obligatoire. Ils devaient représenter un guide sur le chemin du très Haut. Un rappel constant au baptisé de son engagement. Engagement qu'elle voulait affirmer seule, comme une grande. Comme l'adulte qu'elle espérait être, bien qu'il lui manqua encore un an ou deux pour y prétendre seulement. Elle ne doutait pas, de plus, qu'icelieu, aussi bien entourée qu'elle l'était en permanence, nul ne saurait la détourner du droit chemin. Tout comme chacun saurait lui rappeler au besoin les valeurs qu'on lui inculquait depuis bien avant qu'elle ne parle.
C'est un mélange d'appréhension et de bonheur qui la mena en direction de La Chapelle.
Ellya Mes enfants!
Fébrile, la religieuse les accueillit d'un geste du bras.
Aujourd'hui est un grand jour. Lissez bien vos bures.
Elle les invita ensuite à s'avancer jusqu'à l'autel avant de s'agenouiller.
Face à elle, elle embrassa du regard l'assemblée des Rivetains.
Nous sommes ici pour célébrer le glorieux baptême - enfin espérons qu'il le soit - d'Hermine et de Sibylle.
Le vent souffla fort dans la chapelle, à travers les nombreux trous qui ornaient la toiture encore délabrée. Ellya frissonna. La pluie ne tarderait pas.
Commencez donc par le Credo, mes filles. Mais en chantant! Ca nous changera.
--Her__mine
A chaque pas qui la mena vers la Chapelle, sa peur s'intensifia. Se pouvait-il que le Très-Haut n'en ai eu cure de sa présence ici jusqu'ici, laissant des enfants du Sans Nom se promener parmi les siens pour les tester. Mais qu'en ce jour, il se dresse contre l'offense faite contre lui. Qu'il refuse qu'on accueille parmi les siens, ceux que son ennemi avait marqué. Comment agirait-il ? Combustion spontanée ? Le feu salvateur arracherait leurs âmes de ce corps dévoyé. Quelques animaux guidés par leur seigneur à tous, s'en viendraient l'arracher hors de cette Chapelle, la faisant disparaitre à la vue de ces autres auprès de qui elle vivait depuis toujours ? C'est presque avec étonnement, qu'elle franchit le parvis... Etonnement d'être encore debout, vivante. Mais il attendait peut être un moment plus opportun...
L'ordre simple et bien attentionné d'Ellya, fit accroitre son anxiété. Promptement, elle se mit à lisser sa bure, sans même vérifier si elle était plissée. Et les quelques pas jusqu'à l'autel se firent en surveillant avec application qu'aucun pli ne venait déroger à l'ordre qui lui avait été donné... On évacue son stress comme on peut... Quand enfin elle en vint à s'agenouiller aux pieds de l'autel, sa dernière pensée fut pour sa bure qui ne manquerait pas de se plisser ainsi. Il ne fallait pas lui mettre cette idée ne tête.
La prieuse, dans sa bienveillance, lui offrit une autre source d'inquiétude pour effacer la première. Chanter le crédo... Mais sur l'air de quel cantique ? La belette tenta de camoufler son embarras dans des marmonnements, avant de chercher à s'accorder sur l'air de Sibylle.
Je crois en Dieu, le Très-Haut tout puissant,
Créateur du Ciel et de la Terre,
Des Enfers et du Paradis,
Juge de notre âme à l'heure de la mort.
Et en Aristote, son prophète,
le fils de Nicomaque et de Phaetis,
envoyé pour enseigner la sagesse
et les lois divines de l'Univers aux hommes égarés!
Je crois aussi en Christos,
Né de Maria et de Giosep.
Il a voué sa vie à nous montrer le chemin du Paradis.
C'est ainsi qu'après avoir souffert sous Ponce,
Il est mort dans le martyr pour nous sauver.
Il a rejoint le Soleil où l'attendait Aristote à la droite du Très-Haut.
Je crois en l'Action Divine;
En la Sainte Église Aristotélicienne Romaine, Une et Indivisible;
En la communion des Saints;
En la rémission des péchés
En la Vie Éternelle.
Amen.