Samsa
- "Alors malgré nos yeux fermés
Et nos curs qui portent un voile,
Je voudrais voir les cavaliers
En regardant les étoiles." (Laurent Voulzy - Caché derrière)
Il existe, dans ce monde de réalité, des individus rêveurs, fragiles dans leurs songes mais puissants dans leur existence, des personnes étranges qui paraissent ne pas avoir leur place ici-bas et parmi leurs semblables, mais qui donnent pourtant un certain sens à ces mêmes choses qu'elles ne comprennent pas. Elles sont nées dans la boue et rêvent de lumière, de gloire et de grandeur au sein même de l'élite humaine, elles sont assises au bord d'une falaise et regardent simplement les oiseaux voler avec envie et nostalgie comme si, finalement, c'était là leur monde. Ces personnes vivent par procuration, par la procuration d'un autre individu qui n'est que leur reflet, pour ne pas dire leur personnalité propre.
Ces gens, si fragiles sont-ils, si plein d'une sensibilité gênante pour la société, sont régulièrement à double tranchants ; vivre, ou mourir. S'ils vivent, ils affichent dès lors une détermination rare et leurs erreurs sont quasiment inexistantes tant leur patience est grande, tant leur conscience est éveillée au fait qu'il s'agit là de luvre d'une vie, de leur vie. Mais s'ils venaient à ne pas avoir assez de courage, ils couleraient alors avec régularité pour ne finir par n'être que des personnes âgées à l'existence vide et creuse.
Assise contre un mur sale et moitié délabré, Samsa a abaissé la capuche de sa cape noire qui l'entoure et agrémentée d'une fleur de lys doré sur le côté gauche de la poitrine sur ses épaules, et sa tête est appuyée contre la pierre derrière elle. L'eau de la pluie nocturne frappe son visage quelque peu offert au ciel, coule sur ses traits expressifs mais, pour certains, figés en une immobilité que l'on suppose très largement martiale. Elle colle à son front quelques petites mèches de cheveux habituellement perdus entre le brun et le roux mais qui, sous le liquide, tranchent enfin en faveur du roux et la chevelure ainsi écrasée découvre, à la tempe droite, la fin d'une fine cicatrice. Les lèvres fines accueillent le liquide après qu'il ait roulé sur les joues dont la gauche est marquée d'une estafilade sombre et les paupières frémissement de cet écoulement réussi malgré les sourcils présents -dont le gauche est surmonté d'une courte marque sombre lui aussi-, malgré les arcades sourcilières marquées et les yeux enfoncés. Ceux-ci finissent par s'ouvrir, dévoilant au monde leur couleur sombre où brille de petites étincelles métalliques, dizaines de lames qui ne dansent pas en l'instant autour de la petite flamme qui habite la pupille.
Samsa est de ces gens rêveurs qui poursuivent un but dans leur vie, qui suivent assidument leur destin et ce pour quoi ils sont nés. Elle, voyant le jour dans une famille de roturiers somme toute pacifiques, se hisse à présent dans une carrière de lumière et de combats, poursuit la gloire et la reconnaissance avec autant de patience que d'obstination, de dévouement et de loyauté. En parallèle de ce but plutôt commun, elle en poursuit un autre, beaucoup plus atypique :
La domination du monde par les carottes.
Pour Samsa, les carottes étaient tout ce qu'il y avait de plus beau et de plus noble en ce monde. Capables de tout soigner, de tout exaucer, elles étaient un remède miracle à tous les maux de l'Humanité. Aussi, un jour, elles domineraient le monde sous le règne de Sa Majesté la Grande Carotte Orangée -que Cerbère gardait précieusement- et éradiqueraient les poireaux, leurs ennemis de toujours. C'était ainsi que l'Histoire se dérouleraient, Samsa y croyait dur comme fer.
Déterminée à faire connaître l'inéluctable vérité au monde, Samsa prêchait et prônait les bienfaits des carottes autant à ses proches qu'aux inconnus. Après avoir converti à cette culture bon nombre de gens, elle voulait désormais s'attaquer à un milieu plus difficile d'accès pour sa fonction de Prime Secrétaire Royale : la Cour des Miracles.
Cet endroit plutôt mal famé pour les gens bien-pensants et dits éduqués, cet endroit plus sale encore que le reste de la capitale où, pourtant, Cerbère n'avait aucun complexe à être actuellement assise par terre dans la boue et la crasse, adossée contre un mur sous la pluie. Elle se doutait bien qu'en pleine nuit en plus, le lys d'or à sa poitrine attirerait quelques voleurs ou pire, mais Cerbère n'était ni femme craintive, ni femme fragile.
Bien que de taille modeste sans pour autant être qualifiable de petite, Samsa avait une carrure charpentée qui portait sans cesse une cotte de maille sous sa chemise grise et, plus occasionnellement comme aujourd'hui, un bouclier à l'épaule gauche, sanglé en bandoulière. Son squelette était robuste et, vétérane de guerre, elle avait largement l'habitude de manier l'épée autant pour les batailles que pour les bagarres; une compagne qui ne la quittait jamais, à l'image de sa cotte.
La Prime Secrétaire Royale se releva, ayant repris courage en son entreprise, rabattit le capuchon sur sa tête mouillée et se retourna vers le mur sur lequel était clouée une affiche détrempée et quasiment illisible faisant l'apologie des carottes. Des affiches qu'elle était venue poser il y a quelques jours de cela afin de préparer le terrain. Aujourd'hui, elle serait contente si elle en croisait deux à peu près lisibles et en relativement bon état, mais qu'importait; il était temps de voir si cela avait porté ses fruits.
Cerbère écarta un peu les pans de sa cape pour dégager une petite sacoche au côté droit de sa ceinture. A l'aveugle, elle en sortit une carotte qu'elle commença à grignoter avec technique, maîtrise et expertise, et s'éloigna dans les rues à la recherche d'une âme à sonder en faveur de Sa Majesté la Grande Carotte Orangée et de son peuple carotte.
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