Samsa
- "Et j'm'en fous, j'm'en fous de tout,
De ces chaînes qui pendent à nos cous.
J'm'enfuis, j'oublie;
Je m'offre une parenthèse, un sursis" (Jean-Jacques Goldman - Je marche seul)
[Champagne, hiver 1463]
La levée de ban était terminée. Samsa allait enfin pouvoir rentrée à Alençon. Depuis juin, elle était là-bas, à tourner en rond dans une armée qui, elle aussi, tournait en rond. Une habitude dans les armées royales. Elle était venue, parce qu'elle le devait, autant par son statut de Secrétaire Royale que par ses valeurs. Peut-être aussi parce qu'elle le devait vraiment, avec la levée de ban, partant à la place de sa presque suzeraine, Eugénie de Varennes et de Cosnac -et autres-. Et puis il y avait eu une seule bataille. Et puis par la faute des armées elles-mêmes, aucune n'avait tenu. Et puis Samsa avait été blessée.
Et puis elle avait pété un plomb.
Elle râlait après tout, après tout le monde, elle ne supportait plus de travailler dans le vide. Samsa avait cruellement besoin de repos, de revoir son Sud, ses amis, toute cette ambiance, éloignée des sourds du Louvre. C'est promis, après tout ça, elle s'en irait là-bas. Zelha était morte depuis quelques mois maintenant, son amie avant d'être sa reine. La Cerbère avait goûté au pouvoir en son absence, elle avait fait beaucoup pour la Couronne, mais tout cela, qui le savait ? Ce n'était pas faute de le dire. Mais récompenser une Secrétaire Royale, surtout une roturière, qui est-ce qui voulait s'y atteler ? Amère pour ça et une guerre qu'elle avait toujours su perdue, Samsa avait sellé Guerroyant, son solide destrier bai de charge, et afin de repartir loin de tout cela, loin de la champagne et de son désastre, loin de ceux qui ne l'écoutaient pas.
Loin de l'indifférence générale.
La route avait été calme jusqu'à présent. Samsa n'était pas femme à être ennuyée, et ceux qui s'y tentaient le regrettaient généralement.
Pas grande, mais pas petite non plus, Samsa avait une carrure charpentée et trapue. Les jambes étaient courtes mais réserves d'une puissance aussi insoupçonnable qu'explosive. Le haut du corps était, lui, plus longiligne, mais robuste. Elle avait une démarche relativement lourde car martiale, mais son port de tête était altier, reflet non pas de titres inexistants, mais de sa fierté frôlant bien souvent l'orgueil. Les traits de son visage étaient tous bien vivants, bien mouvants, si on en exceptait certains, figés, donnant à l'air bordelais quelque chose de très souvent guerrier. Deux petits yeux sombres trônaient, habités d'une petite flamme et parfois d'étincelles métalliques, abrités sous des arcades sourcilières marquées. Les lèvres étaient fines et semblaient afficher un sourire léger et permanent, à cause des coins qui remontaient sensiblement. Sur la tempe droite, une courte cicatrice prenait place, trouvant fin dans les cheveux. Ceux-ci, enfin, était quelque peu ondulés, tombant aux omoplates. Ils avaient une couleur singulière, quelque part entre le roux et le brun, restant à la seule appréciation de chacun. Mouillés, cependant, ils devenaient entièrement roux.
Imposante donc, Samsa ne l'était pas par sa taille, mais plutôt par sa carrure, et particulièrement par l'impression qu'elle dégageait. A sa taille, du côté gauche, dormait une épée bâtarde dans son fourreau. A la droite, un couteau et une petite sacoche de ceinture. A son épaule gauche était fixée son bouclier, car Samsa faisait partie de cette école méconnue qui préférait avoir une main libre sans forcément perdre en protection. Encore fallait-il savoir se battre ainsi, bien sûr. Sa chemise grise recouvrait en permanence une cotte de maille, et les mains portaient à même fréquence gantelets de combat, de cuir sur la paume et de métal sur le dos.
Sur le chemin la ramenant vers Alençon, elle pensait à Bordeaux, qu'elle reverrait donc bientôt. C'est là qu'elle avait passé les pires années de sa vie, mais c'est à cette ville qu'elle était attachée, autant qu'à Chinon, son antipode. C'est ici, en la capitale guyennoise, qu'elle avait rencontré les gens qui l'avaient aidé, ici qu'elle s'était forgée, qu'elle était devenue ce qu'elle était aujourd'hui. Ici qu'elle avait torturé et tué, ici qu'elle avait aidé et sauvé. Sa maison, un peu à l'écart de la ville sur une colline, était toujours là, debout. Samsa l'avait construite de ses propres mains, pour elle et Zyg, son amie de toujours, son amour caché jusqu'à elle-même. Zyg, celle qui s'en était allée non vers d'autres chemins, mais vers d'autres cieux, plongeant la Cerbère aux Enfers. Zyg, celle qui lui avait insufflé, depuis, son courage extraordinaire.
Zyg qui l'avait emmené avec elle dans la mort, avant de lui redonner vie.
Samsa avait fini par partir. Elle souffrait de voir les choses qui changeaient, car elle avait ce culte du passé qui, cette fois, était bien mérité.
Proche de Reims redevenue française depuis peu, Samsa fut arrêtée par un barrage. Cela ne l'étonna guère, pour un après-guerre. Quelques gardes lui demandèrent son laisser-passer, et la Cerbère ne s'éparpille pas.
-Samsa, dicte Cerbère, Secrétaire Royale de Sa Majesté Lanfeust de Troy, Roi de France té.
Les gardes haussent un sourcil perplexe sous leur casque, et Cerbère tire la tronche. Comme d'habitude... Ils ne connaissent pas. Qui connaissait ce poste ? Qui la connaissait, elle, elle qui était majoritairement à l'origine de la trêve entre la France et l'Empire ? L'ombre, les coulisses, personne ne connaissaient.
La bordelaise roule des yeux et soupire, lassée.
-OUI ça existe pardi, et OUI je le suis té !
-Vos papiers je vous prie.
-Mes pap...
Des papiers ? Elle n'en a pas. Pourquoi en aurait-elle ? Elle n'est pas Officier Royale. Elle est agent royale, elle est... Secrétaire Royale, quoi.
Les gardes lui refusent alors le passage, et Cerbère commence à gronder. Elle déteste qu'on doute d'elle, surtout à ce sujet, car son égo trop important s'en retrouve diablement froissé. Elle tente de forcer le passage sur le dos de Guerroyant, sa monture au large poitrail et à l'arrière-main puissante, mais ils l'arrêtent, menacent de l'arrêter, et la Cerbère impulsive explose.
-MAIS LAISSEZ-MOI PASSER BORDEL DE CHIURE DE MERDE PARDI ! JE SUIS SECRÉTAIRE ROYALE TÉ, J'AI LE DROIT DE PASSAGE PARDI ! BANDE D'ABRUTIS PARDI, C'EST GRÂCE A MOI SI VOUS AVEZ TENU UNE NUIT DE PLUS TÉ, ET QUE VOTRE DUCHÉ ENTIER N'EST PAS TOMBÉ PARDI !
LAISSEZ-MOI PASSER TÉ, OÙ J'EN REFERAI AU ROI PARDI !
Elle le pouvait. Samsa avait un pouvoir insoupçonné, celui d'utiliser le sceau du Roi, celui d'en user pour le meilleur comme pour le pire. Elle pouvait déclencher une guerre si ça lui prenait, elle pouvait briser des allégeances, mais aussi rendre grâce, innocenter des gens. Elle pouvait tout faire, ou presque.
Alors pour ces malheureux ignorants, qui pourrait les sauver et leur éviter le courroux concret du Cerbère ?
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