Samsa
- "Premièrement, tu penses que le pire est un cur brisé,
Mais ce qui va te tuer, c'est la deuxième phase.
La troisième, c'est lorsque ton monde se brise en deux.
Et quatrièmement, tu vas croire que tu es passé à autre chose.
Cinquièmement, tu les vois avec quelqu'un d'autre,
Et la sixième, c'est lorsque tu admets
Que tu as peut-être un peu merdé."*
Combien avait été payé le tavernier pour mélanger à sa bière un tel somnifère ? Le goût un peu sucré du pavot avait poussé Samsa à croire que la boisson était bonne, il avait endormi son esprit pour pousser ses sens à en redemander jusqu'à ce que son corps cède à son tour et que la combattante s'endorme là, sur sa chaise. Le feu accueillant la fin de l'été avait engourdi les muscles toujours sur le qui-vive de la Cerbère, il l'avait bercé de ses crépitements et de sa danse hypnotisante, achevant les efforts de la Prime Secrétaire Royale qui n'avait ainsi pu lutter qu'à peine.
Elle se réveilla et sentit immédiatement le froid qui l'envahissait, la pierre contre sa joue et l'humidité qui la collait comme une seconde peau. Était-ce le lieu qui transpirait ou bien elle ? Elle n'aurait su le dire en l'instant. Engourdie, elle commença à bouger, entendit un bruit de chaînes et comprit qu'elle devait être enchainée car quand bien même une faible lueur lui parvenait d'à travers la grille servant de porte à ce qui semblait être une cellule, Samsa n'était ni en position ni assez réveillée pour le vérifier immédiatement. Ce n'est que lorsqu'elle eut du mal à se redresser qu'elle prit la pleine mesure de ses entraves. Enchaînée aux pieds et aux mains placées dans son dos, autre chose vint frapper son esprit : son poids. Elle se sentait légère, l'air circulait librement sur ses mains et son épaule et sa hanche gauche touchaient pleinement le sol, le tout soulignant l'absence plus que notable de cotte de maille, de gantelets de combat, de bouclier et d'épée, tout ce dont elle ne se séparait jamais. Elle était en tout cas toujours habillée et c'était appréciable. Aussitôt que Cerbère eut terminé de faire le tour de son état et de sa situation, elle appela.
-Hé pardi ! Sortez-moi de là bordel de chiure de merde té ! OH JE VOUS CAUSE PARDI !
L'odeur de moisi et de peur la prend à la gorge et la Prime Secrétaire Royale se met à tousser, un grimace de dégoût peinte sur le visage. Elle roule sur le côté afin de se relever, chose malaisée avec les mains dans le dos, et finit par y parvenir après quelques petites minutes de contorsion et d'efforts ridicules, juste quand une lumière se fait grandissante. Le bruit de la lourde clé tournant dans la serrure rouillée est fort et caractéristique, tout comme le grincement des gonds quand l'homme tenant la torche pousse la porte. Samsa ne lui trouve rien de très original, de stature tout ce qu'il y a de plus normal pour un homme, si ce n'est son ample capuche qui dissimule bien son visage jusqu'à son menton qu'elle devine parsemé d'une courte barbe. Il pose la torche dans un tenant au mur, permettant à la lumière d'envahir la pièce et de faire ressortir les puissants reflets roux de la Bordelaise et il se tient là, immobile avec un bâton dans la main gauche. La Prime Secrétaire Royale ne lui prête aucune attention.
-Nom d'un chien pardi qu'est-ce qui se passe té ?! Vous savez qui je suis pardi ?! Qu'est-ce que je fous là té ! J'ai rien à y faire pardi ! Allez hop, détachez-moi pardi, je veux parler au maître des lieux pardi.
Elle commence à avancer vers l'homme mais celui-ci lui plaque le bout de son bâton sur le sternum, lui interdisant un pas de plus. Aussitôt le sang de Samsa ne fait qu'un tour dans ses veines, le froid disparait, remplacé par une intense chaleur de colère et d'orgueil. Les petits yeux sombres s'enflamment et foudroient l'individu alors que les traits féminins se meuvent, agressifs. Pour qui se prend-t-il celui-là ?
-Je suis Samsa, dicte Cerbère, Prime Secrétaire Royale pardi ! J'ai dit que je voulais parler à ton maître espèce d'ignare té !
-C'est moi, le maître.
La surprise se trahit sur le visage de Samsa mais elle la dépasse rapidement et prend un air de profonde frustration. Elle n'aime pas être contrariée, surtout pas être traitée ainsi, elle, la Prime Secrétaire Royale décorée tant de la médaille que du collier du Griffon, elle, la figure de l'office, elle, la combattante de tous les fronts, l'Emplie de principes et de valeurs, la Juste, la Droite, la Digne, la Fière. Le ton se fait moins agressif mais non moins colérique. Elle lui tourne ostensiblement le dos afin de lui présenter ses mains menottées.
-Oui bah détachez-moi pardi. Et puis vous êtes qui vous d'abord té ?
-Un angevin.
Ah.
Lentement, Cerbère se replace face à lui, pleine de mépris et de fierté. Samsa hait les angevins, elle les hait plus encore que les poireaux, bien qu'elle les traite régulièrement ainsi. Elle les tient responsable de tant de choses -avec plus ou moins de raison-, elle les trouve si idiots et barbares que chaque fois qu'elle en voit un, elle le malmène plus que quiconque. Il y a quelques mois, c'est Ricks, un angevin ayant migré en Maine qui en avait fait les frais. Malgré qu'il fut sous la protection d'une Altesse Royale, Samsa avait manqué de lui casser le nez quelque fois. Puis il y avait eu Aubenard, le prêtre royaliste mais angevin qu'elle avait giflé lors de leur première rencontre bien qu'il lui fut sympathique, simplement parce qu'il était angevin. Cerbère n'était pas tendre avec eux, loin de là et ce serait un euphémisme de dire qu'elle était leur pire ennemie.
-Enfoiré pardi... DÉTACHE-MOI AVANT QUE JE TE DÉCAPE LA PEAU COUCHE PAR COUCHE PARDI !
-Même attachée, tu trouves encore le moyen de faire des menaces. C'est pitoyable.
-SALE MERDE TÉ !
Cerbère se jette en avant. Elle pourrait lui ouvrir la gorge avec ses dents si on lui en laissait l'occasion, elle n'aurait aucun scrupule à lui arracher la chair des os ainsi. Son instinct de tueuse prenait absolument le dessus et elle était prête à tout pour le satisfaire, dusse-t-elle y aller avec une aiguille à coudre. Le bout du bâton toujours appuyée contre elle l'empêche sans mal d'avancer et elle trébuche à cause de ses pieds enchaînés. Le grondement que Samsa émet est sourd, menaçant, pas du tout engageant.
-Vous m'avez toutes causé du tort et vous le paierez, chacune à votre façon. Tu juges les angevins, tu les domines tous sans distinction. A présent, agenouille-toi devant moi.
-Même pas dans tes rêves, fot-en-cul de bâtard té !
-Dit celle qui joui dans les bras d'une femme.
Samsa n'a pas le temps de se jeter sur lui, quitte à tomber et à se faire fracasser, fidèle à son impulsivité dangereuse autant pour elle que pour les autres que le bâton la repousse en arrière et vole pour venir frapper sa jambe gauche avec force et assurance. L'os du tibia cède et se casse et Cerbère chute en poussant un cri de douleur qui se fait rapidement canaliser en un gémissement plaintif. Elle devrait instinctivement chercher à reculer mais son orgueil et sa colère sont plus forts et elle reste étendue où elle est tombée, des larmes traîtresses sillonnant ses joues. L'homme se tient toujours là, calme et immobile, le visage incliné vers elle mais elle ne le voit pas. Comme avant qu'il n'arrive, Samsa cherche à se relever avec, cette fois, une jambe en moins. Il ne l'en empêche pas et la laisse faire et prendre son temps.
Une fois debout devant lui, fatiguée par l'effort et respirant fort pour gérer sa douleur, appuyée uniquement sur sa jambe droite, Samsa se tient aussi droite et fière qu'elle le peut, le visage déformé par la haine et lui crache dessus.
-Dommage.
Il ne réagit pas plus, n'essuie pas le mollard qui entache son vêtement à la base de son cou et va reprendre la torche avant de s'en aller, refermant la porte de la cellule de Samsa. Celle-ci a cru apercevoir une autre grille en face de la sienne et ce n'est qu'une fois que la lumière supplémentaire de la torche du bourreau n'éclaire plus le couloir qu'elle s'approche en sautillant dans un bruit de chaînes, trainant sa jambe brisée. Elle vient s'appuyer à la grille et appelle.
-Hé, y'a quelqu'un pardi ? Psstt té !
* = refrain traduit de The Script - The six degrees of separation
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