Clio..
« Je brûlerai en Enfer pour te protéger. »
Quand on commence à s'intéresser à quelqu'un, on est forcé de s'intéresser à tous les autres. C'est ce que j'ai toujours cru. Et qu'avais-je à faire de la vie, des pensées, des loisirs, des sentiments des autres ? Rien. J'ai toujours été solitaire, sauvage. Les gens ne s'intéressaient pas à moi. Je ne m'intéressais pas à eux. J'aurais pu vivre éternellement comme cela. Si certains subissent de force de la solitude, cela n'a jamais été mon cas. J'ai appris très tôt à l'apprécier. Il n'est pas mauvais d'être seul. De rester seul. A condition d'être capable de le supporter. D'aimer cela.
Lorsque j'ai retrouvé ma mère, puis la famille, j'ai dû apprendre. Apprendre à vivre en communauté. Ce ne fut pas simple. Et sans aller jusqu'à dire que j'aime désormais me retrouver dans ce genre d'ambiance, je peux affirmer cependant que dorénavant, je ne rejette plus systématiquement les autres. Bien que la foule m'exaspère toujours. Je n'aime pas quand il y a trop de monde autour de moi. Trop près de moi. Mes lèvres se soudent pour ne lâcher que des monosyllabes. Voire aucun son.
Lorsque j'ai rencontré Arnauld, étrangement, je n'ai pas eu envie de fuir. Ni de lui exploser le nez, ou toutes autres parties du corps. Je ne pensais pas, malgré tout, que cela me mènerait ici, aujourd'hui. Un lundi de fin Mars. Le matin. Il fait froid. L'herbe est parsemée de gouttelettes de rosée. La brume flotte, tel une écharpe, floutant le contour de la sylve lointaine. Les arbres aux branches nues pointent vers le ciel. Fantomatiques. L'ensemble paraît quelque peu lugubre. Je le trouve poétique.
Arnauld est à côté de moi. Je suis censée lui apprendre à utiliser ses poings. J'ai moi-même appris sur le tas. Je n'ai suivi aucun enseignement particulier, si ce n'est celui qu'offre la vie. La matinée durant, je lui apprends, sans me laisser distraire, à maintenir sa garde, et à donner des coups. Il ne se plaint pas, même après plusieurs heures. L'air s'est réchauffé, et je vois qu'il transpire. Mais il suit. Il fait. Il ne renonce ni n'abandonne.
Nous rentrons, épuisés, mais au moins, plus savants qu'en partant.
Les jours suivants, l'enseignement continue. Je lui ai offert un arc. Des flèches. Un carquois. Je lui apprends à tirer, et à tirer juste. Là encore, je constate qu'il n'a pas la tête dure. Il n'est pas réfractaire, et sait s'améliorer.
Deux semaines durant, je lentraîne. A mains nues. A la dague. A la hachette, que je maîtrise depuis peu. Je ne lui laisse aucun répit. Les matins se suivent, mais ne se ressemblent pas. Il fait régulièrement des progrès. Les heures s'égrainent, et je ne me fais pas plus conciliante. La patience n'est pas mon fort. Parfois, je hausse le ton. Je jure, en italien la plupart du temps.
Lorsque le soir vient, c'est moi qui apprends. Je me déride. Je ris, même. Je n'avais quasiment pas ri durant une décennie entière. Jusqu'à ce que j'arrive en France et y retrouve ma mère. Je m'étonne toujours de savoir encore. J'apprends autre chose aussi. Même si parfois, je suis furieuse contre moi. J'apprends la chaleur d'un baiser. J'apprends à aimer, et si je veux être honnête, je ne fais pas tant de progrès dans ce domaine qu'Arnauld lors des matins d'apprentissage. L'amour, c'est bien plus difficile à maîtriser qu'un bête lancé de hache.
J'avais toujours considéré l'amour, sous toutes ses formes, comme la preuve la plus flagrante de faiblesse. Aimer, c'est se mettre en danger. On veut sauver la personne aimée. Qu'elle soit mère, fille, sur, cousine, épouse. Qu'il soit père, fils, frère, cousin, époux. Faire passer la vie de l'autre avant la sienne. N'est-ce pas étouffer son instinct ? Et seul mon instinct m'avait maintenu en vie durant toutes ces années.
Pourtant, je me surprenais à apprécier de me réveiller, et de le sentir à côté de moi. Même si, presque tout de suite après, je sautais hors du lit. Même, la matinée durant, je me contentais d'être son professeur. Il apprenait sans savoir qu'en même temps, j'apprenais également.
Ce matin-là, le premier samedi du mois d'Avril, je me suis encore réveillée aux aurores. Les vieilles habitudes ont la vie dures. Et lorsque je vivais encore à Palerme, être debout de bonne heure était en général, un gage de passer une journée tranquille. Je faisais mon marché tôt je dérobais la nourriture lorsqu'il y en avait encore en abondance sur les étals et partais manger sur les toits en contemplant la mer.
Après m'être habillée, et avoir réveillé Arnauld, je dévale les escaliers de l'auberge pour commander mon premier repas du jour. A savoir, tranches de pain frais, épaisse couche de beurre salé, uf, et morceau de fromage. Je me perds dans mes pensées tout en m'empiffrant.
Je sais que les autres ne sont pas confiants, en ce qui concerne Arnauld. Il est vrai qu'il est encore trop gentil. Je voudrais qu'il morde davantage. Qu'il réplique. Qu'il fonce dans le tas. Et je ne peux prendre sa défense systématiquement, au risque qu'il passe pour un pleutre et un faible. Mais j'ai confiance, je crois. Il va apprendre. Apprendre à se battre, et apprendre à répondre. Il n'a pas le choix, de toute façon. Telle la grenouille de l'histoire, il suffit de faire chauffer progressivement l'eau pour que le batracien s'y habitue sans même s'en rendre compte. Certes, dans la fameuse histoire, la grenouille finit ébouillantée. Mais le principe est le même. C'est du moins mon avis. Jeter quelqu'un dans l'eau bouillante le fait sortir aussitôt, logiquement. Le mettre dans une eau fraîche que l'on réchauffe le fera rester. Et apprécier d'y être.
Dès qu'il a lui-même fini de manger, je l'entraîne dehors. L'air n'est pas beaucoup plus chaud que deux semaines avant. Je ne vais pas si loin que la forêt. Je me contente du verger, désert en cette saison. Les gouttes de rosée trempent mes bottes. Arc en main, carquois à l'épaule, et hachette à la ceinture, j'avance souplement sur le terrain légèrement pentu et humide. Ma dague de parade est retenue par un lien de cuir à ma cuisse gauche. Mon vieux couteau est glissé dans ma botte. Mon poignard, quant à lui, est accroché à ma ceinture, à l'horizontal, dans mon dos. J'ai tout pris, parce que nous réviserons tout ce que nous avons fait cette semaine. Mes cheveux, ramenés en natte sur le côté, se balancent sur mon épaule au rythme de mon avancée. Capi trotte à côté de moi. Son tour viendra plus tard. Cet après-midi.
Je m'arrête au milieu d'une allée de poiriers. Aucune feuille ne vient égayer les branches nues. Il n'y a que de petites boules vertes. Les bourgeons arrivent, les fleurs écloront bientôt, promesses de fruits et de richesses à venir.
Je me tourne vers Arnauld. Je me suis composée un masque impénétrable. Nul sourire ne vient étirer mes lèvres. Mes sourcils sont froncés. J'ai cet air sérieux que j'arbore quasiment tout le temps.
« Bene. Prends ton arc. Et vise »
Je me tourne vers l'alignement des troncs. Je prends moins d'une minute pour faire mon choix. J'encoche une flèche, vise, tire. Le trait empenné de plumes noires vient se planter dans un poirier, à une quinzaine de mètres. Autant commencer simple.
« Ce tronc. Pis ceux d'après ensuite. Tu les atteins. Et oublie pas. Une cible inanimée est trente fois plus simple à atteindre qu'une mouvante. C'qui veut dire qu'à part si ces arbres se carapatent d'vant nous, j'veux un sans faute. Capito ? »
Je m'autorise un très léger sourire. Puis je me recule. Et j'attends.