Arnauld
Je crois qu't'as confondu, c'est pas la première fois que ton cerveau déconne.*
Montpellier
24 août 1463
24 août 1463
- La lumière était éblouissante. Arnauld ne parvenait pas à se rappeler la dernière fois qu'il avait vu le soleil tant briller, mais c'était sûrement parce qu'il venait de passer presque une semaine enfermé dans une chambre d'auberge, et tout ce qui pouvait ressembler à un soleil, là-bas, était une grande toile d'araignée suspendue entre les larges poutres du plafond vermoulu.
Il était rentré de Sicile une dizaine de jours plus tôt. Il avait tellement cru qu'il trouverait Cléo en débarquant à Montpellier qu'il n'avait pas de suite compris la signification de son absence. Il avait interrogé tout le monde, sur le port, du capitaine de navire à l'enfant qui vendait des fruits aux marins, et la réponse était unanime : non, la jeune fille dont il leur montrait le portrait froissé n'était pas revenue ici. Il avait interrogé des marins montpelliérains, des marins biterrois, narbonnais, personne ne l'avait vue. Elle n'était pas rentrée. Il lui avait fallu s'y résoudre ; sa vie n'avait plus aucun intérêt.
Il était donc resté étendu sur le matelas de paille de sa chambre bon marché, à fixer cette fameuse toile d'araignée dans laquelle il avait pu observer les va-et-vient de sa tisserande velue qui, au fil des jours, y capturait différentes proies qu'elle dévorait progressivement. Rien d'autre n'avait d'importance, et il aurait pu continuer à vivre ainsi longtemps, s'il n'avait pas reçu, le 23 août, une lettre d'Hélona Lavergne. La lecture de cette lettre, si elle lui confirmait que Cléo n'était effectivement jamais rentrée en France, avait été une véritable secousse pour Arnauld. Il n'était pas seul, en réalité, il avait des amis dehors, des amis qui de plus n'étaient qu'à deux ou trois jours de marche de là où il se trouvait. Il fallait qu'il se reprenne en main, et vite. Qu'il sorte, qu'il les rejoigne. Elle allait accoucher ? Peut-être serait-il pour la naissance de l'enfant ! Cela avait achevé de le convaincre de quitter sa chambre, et après avoir réglé ce qu'il devait à l'aubergiste, il avait enfin regagné le monde extérieur.
Des applaudissements retentirent depuis un lieu qu'il ne pouvait voir de la rue où il se trouvait. Clignant des yeux, Arnauld suivit les voix joyeuses et la musique, et se rendit compte qu'il était arrivé devant les lices de la ville. On y faisait un tournoi d'archerie. Il esquissa un léger sourire et secoua doucement la tête. Du tir à l'arc ? On pourrait trouver mieux pour le distraire du souvenir de Cléo. Mais ça l'attirait. Il s'approcha, échangea quelques mots avec l'organisateur du tournoi qui en surveillait le déroulement depuis une petite tribune, et on lui prêta un arc et un carquois.
Il était loin d'être mauvais les nombreuses leçons de Cléo avaient porté leurs fruits. Les spectateurs qui observaient sa performance semblaient l'apprécier ; il entendait quelques cris et sifflements admiratifs, on applaudissait quand les flèches se plantaient non loin du centre de la cible. Il vida son carquois, puis alla rendre son arc à celui qui le lui avait prêté - « C'est bien, mon gars, tu seras à coup sûr dans les dix premiers, et y a du monde qui participe ici ! ». Il hocha la tête, ne sachant trop quoi répondre à part que si elle avait été là, Cléo, c'était première qu'elle aurait terminé, et passa une main dans ses cheveux emmêlés avant de se retourner. Son coeur rata un battement.
Elle était là, dans la foule. C'était elle. Cléo. Sa Cléo. C'était forcément elle. Il ne distinguait pas son expression, le soleil qui lui faisait face l'éblouissait trop fortement, mais elle était enfin revenue. Elle n'était qu'à quelques pas de lui ! Il fallait qu'il la rejoigne, il fallait qu'il la contemple, qu'il l'embrasse, qu'il la serre contre lui, qu'il lui parle, qu'il entende sa voix, qu'il respire son odeur, qu'il sente sa peau contre lui. Les spectateurs avaient disparu, ils n'existaient plus. Seulement elle portait-elle une robe ? Sa Cléo, en robe ? Et ce petit fichu sur sa tête, c'était nouveau. Oh, pourquoi le soleil brillait-il tant, il ne voyait rien ! Mais sans qu'il ne s'en soit rendu compte, il avait déjà comblé presque toute la distance qui les séparait, et s'il tendait le bras, il pourrait la toucher, quelques pas encore
Mais soudain il se produisit une chose extraordinaire. Non, une chose parfaitement ordinaire en vérité, mais ce fut une catastrophe. Il y eut un coup de vent. Et le fichu de Cléo s'envola.
Sauf que, comme en témoignait l'abondante chevelure blonde que le tissu avait libérée, ce n'était pas Cléo. Et si la ressemblance entre les deux jeunes filles existait bel et bien quelque chose dans les traits du visage, dans la posture, dans le regard - celle devant laquelle il était planté, yeux écarquillés, bouche entrouverte en un mot, effaré était, de toute évidence, une parfaite inconnue.
* Mauss, Je recherche