Morwene
- Morwène von Frayner regardait la ville défiler à travers la vitre de la calèche qui la menait à travers les rues de la capitale française. Le menton dans le creux de sa main, coude appuyé contre la portière, elle observait d'un il distrait les passants qui se bousculaient dans certaines rues pour être tout à fait absents dans d'autres. Ces Français étaient étranges, et leur Paris encore bien davantage, songeait la Facétieuse en arrangeant ses jupes de sa main inoccupée. Mais d'un autre côté, ils n'avaient pas leur pareil pour les robes. Elle s'en revenait tout juste de chez l'une des couturières les plus renommées de Paris, et avait dépensé en une matinée tout son solde du mois de janvier. Trois robes, six paires de pantoufles, quatre chapeaux, et une farandole de rubans multicolores. Une tenue d'équitation en velours rouge, une autre, de bal, rose et bordeaux, et la dernière, quotidienne, d'un charmant vert de mousse. Elle tenait à impressionner, à la cour de sa cousine Brunehilde. Elle s'en revenait peut-être de six ans d'école, mais au moins était-elle à la dernière mode parisienne, ce qui compensait largement l'absence.
La ruelle où s'engagea la calèche était bondée. Les charrettes bloquaient la voie, rendant impossible l'avancée de la jeune fille. Et cela la contraria fort, au bout de dix interminables minutes d'attente. Gontran, le valet, avait beau faire ce qu'il voulait, les chevaux refusaient de reculer. Et la von Frayner n'était décidément pas patiente. A côté d'elle, la boîte contenant sa robe d'équitation lui faisait de l'il. Elle s'imagina, l'espace d'un instant, enfourcher sa monture et partir au galop, cheveux dans le vent. Mais pas toute seule. L'image, derrière ses paupières closes, se précisa. Son frère était avec elle, ils galopaient de concert dans une vaste prairie verdoyante, et l'éclat de leur rire s'envolait, porté par une brise printanière. Le tableau idéal. Pour un peu, elle aurait immédiatement sorti ses pinceaux pour dresser le souvenir de cette folle escapade qui n'existait pas encore.
- - Il me faut un cheval, décida-t-elle soudainement en se redressant. Gontraaaan !
Le valet tardant à répondre, la von Frayner lança son soulier contre la vitre de séparation entre le passager et le conducteur. Le bruit alerta Gontran, qui s'empressa d'ouvrir.
- - Indiquez-moi le chemin, pour le marché aux chevaux.
Il s'exécuta sans se douter du tour qu'elle s'apprêtait à lui jouer. Et dès que Morwène eut mémorisé le trajet, elle se rechaussa et ouvrit la portière.
- - Bien. J'y vais. Retrouvez-moi là-bas sitôt que vous le pourrez.
Et sans s'occuper le moins du monde des protestations de Gontran, la Facétieuse se hâta le long des rues, tenant haut le pavé, refusant de mettre les pieds dans les odieux caniveaux puants qui souilleraient ses jolies chaussures de satin. La route s'effectua sans encombre, son petit sac en forme de boule, en brocard, fermement tenu entre ses doigts fins. L'ourlet de sa robe rose en tissu précieux était soigneusement relevé du bout de ses doigts gantés. Une partie de ses cheveux bruns était relevée en chignon maintenu par un ruban, l'autre partie cascadant dans son dos jusqu'à ses hanches. L'air de rien, Morwène en imposait. Elle avait le genre de la jeune fille de haute naissance à qui il ne faut pas trop chercher d'ennuis. Et d'ennuis, elle n'en trouva aucun, dans les rues les plus aérées de la ville, qui la menèrent droit au marché aux chevaux.
Parvenue à destination, la von Frayner étudia la situation. Tout ceci pouvait se décliner en étapes. A) Trouver un cheval à offrir à son frère. B) Discuter avec le maquignon. C) Payer. D) Repartir avec. E) Se faire disputer par Gontran. F) Hurler plus fort. G) Remonter en calèche et reprendre le chemin du Bolchen. Tout cela était d'une simplicité renversante. Il n'y avait pas de quoi paniquer. Ce n'était sans doute pas plus compliqué d'acheter un cheval qu'une robe.
Le propriétaire des chevaux devant lesquels elle s'était arrêtée dû flairer la bonne affaire. En effet, Morwène avait l'air perdue. C'est à dire qu'elle n'y connaissait rien, en monture, en particulier pour les hommes. Qu'aimaient-ils donc avoir quand ils chevauchaient ? Et quelle couleur préféraient-ils ? Pourquoi étaient-ils tous si compliqués ? Qu'avait-elle appris durant ses cours d'équitation, déjà ?
- - La Demoiselle veut-elle acheter l'une de nos bêtes ? s'enquit le maquignon d'un air suave.
Morwène lui jeta un il et décréta qu'il était affreux. Les joues rondes et violacées, les dents jaunes, les yeux chassieux, la moustache maigre, le ventre énorme... Jamais elle n'en aurait fait le portrait. A part pour sa galerie des horreurs, éventuellement.
- - Eh bien oui, mon brave. Je cherche un cheval, une belle monture, pour un jeune homme. La plus belle que vous ayez, je vous prie.
Et aussitôt, sans hésiter, l'homme lui désigna un animal gris, sans grande distinction. Elle n'avait pas imaginé la monture de son frère ainsi. Il lui paraissait un peu petit, tout de même.
- - Et c'est combien ?
- Quelques huit-cents quatre-vingt écus, Damoiselle.
Tout cela ?, eut envie de s'exclamer Morwène. La Facétieuse jeta un il alentour. Cette somme lui paraissait énorme. Elle n'avait pas autant sur elle, c'était Gontran qui payait. Et Gontran n'était pas là. Et elle n'y connaissait rien en chevaux.
- - Mais vous êtes sûr qu'il ne va pas mourir au bout de dix mètres ?
Le maquignon s'échauffa aussitôt. Il vitupérait, tempêtait, accusait, pleurnichait, se plaignait, prenait la foule à témoin... Et Morwène, c'était certain, allait perdre son sang froid d'une seconde à l'autre, et se mettre à hurler.
- - C'est donné ! acheva l'homme. Huit-cents quatre-vingt écus pour cet étalon c'est donné !
Donné, oui, mais pas à tout le monde !
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