Alicina.
Dîtes à mes amis que je m'en vais,
Je pars vers de nouveaux pays,
Où le ciel est tout bleu dîtes que je m'en vais,
Et c'est tout ce qui compte dans ma vie.
Frère des Ours - Je m'en vais
Je pars vers de nouveaux pays,
Où le ciel est tout bleu dîtes que je m'en vais,
Et c'est tout ce qui compte dans ma vie.
Frère des Ours - Je m'en vais
- - À deux pas de la Normandie, à deux pas de la Bretagne -
Quitter le manoir de Ficquefleur n'avait pas été sans douleur. J'étais bien, là-bas. J'avais tout le confort nécessaire, tous les soirs un bon feu dans la cheminée, un dîner succulent servi à vingt-heures pile et tout un tas d'autres avantages beaucoup trop longs à énumérer. J'avais joué les coqs en pâte pendant quatre mois. Enfin, façon de parler. J'avais tout de même été abandonnée par mon fiancé, perdu ma jumelle, mis au monde deux petites filles et fais une jolie dépression. Alors le coq en pâte, pour tout avouer, il avait perdu quelques plumes dans la bataille. Et de si jolies que j'avais même espéré mourir en donnant la vie. Mais mes filles m'avaient sauvé, puisque c'était désormais pour elles que je vivais, pour qu'elles aient une mère. Et surtout une mère heureuse.
Alors un beau matin j'étais partie, tout simplement. J'avais enfilé ma vieille robe rose coupée au mollet, ma chemise blanche aux manches trois quart qui datait au moins du siècle dernier, mes bottines usées mais ô combien confortables, et une cape chaude. Mes cheveux remontés en chignon flou, je m'étais contemplée dans le miroir en constatant que j'étais, physiquement, exactement la même qu'avant, quand aucun malheur ne m'avait encore frappé. Parce que dans le genre malheurs, on pouvait dire que j'avais eu ma dose. La foudre ne tombe jamais au même endroit, qu'ils disent. Faudrait peut-être lui dire alors, à la foudre, parce qu'elle n'a pas l'air très au courant. Les kilos perdus durant ma période dépressive avaient été repris, et la maternité m'avait donné un tour de poitrine bien plus remarquable. Ceci dit, il n'y avait pas beaucoup de mal, je ne possédais pas beaucoup de formes, avant. J'étais pareille, sauf que j'avais trois filles. Deux à moi, sorties de moi, et une autre, une aînée, la fille de ma soeur, mais je l'aimais comme si c'était la mienne.
Avant, je serais partie à pied, Pantoufle dans la besace, et j'aurais tout vécu comme ça me serait venu. Dormir sous la pluie, ou ne pas dormir du tout, manger un jour sur trois, ne pas avoir un sou en poche, tout m'était égal. Mais maintenant que j'étais mère, et qu'en plus je les élevais toute seule, j'étais censée être responsable et raisonnable ; en un mot, sérieuse. J'avais fait construire une charrette exprès pour la route, parce que je voulais essayer d'être attentive aux risques et aux besoins de trois petites filles, dont deux n'avaient que quatre mois. Pour ne pas qu'elles prennent froid, j'avais demandé un genre de protection, à l'arrière, sur les côtés, et au-dessus. Le résultat final donnait un genre de demi-roulotte coupée en deux dans la largueur, avec un toit et trois « murs ». Il y avait même deux petites fenêtres que j'avais agrémenté de jolis rideaux rose foncé. Des coussins recouvraient le sol, avec de bonnes couvertures à motifs de fleurs et de petits moutons blancs et noirs. Juste sous le banc sur lequel j'étais assise pour mener la charrette étaient glissées deux malles : une pour mes affaires, une pour celles des filles. Quant au panier de Pantoufle, mon matou roux, il était coincé près des coussins. En cas de pluie, je pouvais rabattre un grand drap quasiment opaque, à travers lequel je pouvais tout de même vérifier que tout allait bien pour les Trois Dragées, comme j'appelais les filles.
Et c'était dans ces conditions qu'avait commencé mon périple. Le début du voyage s'était passé merveilleusement bien. Nous passions la nuit dans de petites auberges, et repartions au matin, avant l'aube. Les filles étaient trop petites pour réaliser, mais chaque nouveau lever de Soleil était encore plus beau que le précédent. Comme les routes avaient pu me manquer ! Je n'étais pas faite pour être châtelaine à plein temps. J'avais trop besoin de sentiers déserts et de nids de poule. Le bonheur revenait, je le sentais courir dans mes veines. Ma soeur reposait en paix et ferait toujours partie de moi. Elle me manquerait jusqu'à mon dernier souffle, mais je devais vivre pour nous deux, et aimer sa fille pour deux aussi. Et Niallan... Il appartenait au passé. Qu'il vive sa vie et moi la mienne. Je ne comptais pas lui dire qu'il avait des filles, mais s'il venait à l'apprendre, je ne lui mentirai pas. Juliette et Héléna étaient mes enfants. Lui, il en était le géniteur.
Tout était bien, en ce début d'après-midi. Il faisait beau, mais frais sans que l'air soit froid. Je portais ma cape brune et pour endormir les jumelles et distraire Luna, je chantais à tue-tête une chanson que j'avais apprise étant enfant. Il était question du bruit des animaux de la forêt, et mes imitations des grognements des sangliers faisaient rire ma nièce. J'étais heureuse, je riais avec elle en gesticulant sur le banc et en faisant aller mon tout nouveau cheval de trait noir, dénommé Poivrengrain. Nous avancions sur un sentier pour le moins désert, l'estomac plein et le sourire aux lèvres, en direction du Soleil, au Sud. Et rien, dans mes joyeuses prévisions, ne m'avait soufflé la potentialité d'un accident. Ce fut bien pourtant ce qui arriva.
Un nid de poule ? Une grosse pierre ? Un génie malin qui n'avait rien d'autre à faire ? Saurais-je jamais ? En tous cas, l'une de mes roues étaient complètement démise. Pour être ennuyeux, c'était sacrément ennuyeux. J'étais toute seule au milieu de nulle part avec trois enfants qui n'avaient pas trois ans à elles toutes. Traduction ? J'étais sacrément dans de beaux draps.
N'ayez pas peur, les filles, fis-je.
Pourtant, elles dormaient, elles ne devaient donc pas beaucoup avoir peur. En revanche moi, c'était une autre paire de manches. J'étais perdue dans la campagne avec trois enfants, deux grosses malles, un âne, un cheval et un chat. Comment étais-je censée me débrouiller pour nous tirer de là sans encombre ?
Quel ennui, par Saint Georges ! lâchai-je d'une voix forte, les poings sur les hanches. Et bien entendu, il n'y a strictement personne dans cette partie obscure du monde qui n'est même pas sur une carte, avec la chance que j'ai !
Je voulus donner un coup de pied dans un caillou, mais comble de malchance, je me fis atrocement mal aux orteils. Je sautillai sur place en me tenant la cheville entre les mains et en lâchant une bordée de jurons colorés, tempérée par des « Dîtes jamais ça les enfants, dîtes jamais ça ! »
Les voyages ? J'adorais ça.
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