Afficher le menu
Information and comments (0)
<<   1, 2, 3   >   >>

Info:
Unfortunately no additional information has been added for this RP.

[RP] Vers l'infini et au-delà. *

Actyss
🐗

« Moi je sais que la pierre, l'oiseau et les fleurs,
Ont une vie, un esprit, et un cœur. »


_____________________________


Tonnerre.
Contrairement à ce qu'a pu me faire croire le nom, il n'y a pas plus d'orages à Tonnerre qu'ailleurs. J'étais un peu déçue de m'en rendre compte, car malgré la pluie battante, il n'y eut pas un seul coup de tonnerre. En revanche, Arnauld était là, lui.

On s'est retrouvés dans une taverne, un peu par hasard. J'avais oublié à quoi il ressemblait, lui avait oublié mon nom, et dans un rapide échange de courrier, je le lui rappelais. Je ne sais pas écrire, aussi ai-je demandé à un homme de s'en charger, tandis que je lui dictais quoi rédiger. Arnauld est un garçon un peu étrange. Il ne sourit pas beaucoup, il a surtout l'air triste, comme s'il charriait avec lui des tonnes de souffrances. Si je sais soigner plaies, bosses, et maladies communes, je n'ai aucun talent en ce qui concerne la réparation des cœurs. J'essaye de le distraire, mais je ne suis pas très douée là-dedans. Comme il a mal à la gorge, je lui fais des infusions. Lui, en contrepartie, m'apprend un peu le monde.

Malgré mes immenses lacunes dans les relations humaines, il ne renonce pas encore. Il m'a par exemple appris qu'une fille ne retire pas sa robe en public, même si elle porte en dessous une chemise de corps. Il m'a également parlé des hommes, enfin, il tente de le faire. J'ai eu bien du mal à comprendre ce qu'il voulait dire, quand il m'a parlé de ce qu'on ressent quand un homme et une femme s'adonnent à ce que je nomme la « reproduction ». D'après lui, c'est encore mieux que manger une tarte aux pommes. J'en doute, mais je fais semblant d'y croire. Et il me dit aussi que les relations hommes-femmes vont au-delà, parfois, de la « parade amoureuse ». Tout cela s'avère mystérieux et compliqué.

Par un heureux concours de circonstances, j'appris de la bouche d'une femme que la Savoie n'était qu'à une semaine de marche de Tonnerre. J'ai aussitôt décidé que j'irai là-bas, et peu après, Arnauld décide de m'accompagner jusqu'à la frontière, avant que je ne lui propose finalement de venir avec moi jusqu'au bout. Il est sympathique, mais surtout, au-delà de ça, je voudrais essayer de le réparer, à l'intérieur. Si je parviens à lui montrer que malgré tout, la vie est belle, je m'estimerai heureuse et fière. Ce n'est pas parce que c'est lui que je veux m'y employer, mais parce que je n'aime pas délaisser une personne souffrante si j'estime pouvoir contribuer à lui rendre le sourire.

Avant de partir, je l'invite à venir dîner avec moi. Il ne me croit pas, pour Martin. Martin, c'est le sanglier que j'ai apprivoisé. Je l'ai trouvé encore marcassin, peu de temps après avoir quitté Montpellier. Il était tout seul, et souffreteux. Sa mère devait l'avoir abandonné. Et je l'ai pris sous mon aile. Depuis, il a grandi, et je le promène en laisse, en ville. Bien sûr, les gens me regardent étrangement, plus que d'habitude, mais je m'en moque. Martin et moi sommes heureux, ensemble. Il trouve des glands pendant que je fais cuire des châtaignes, en forêt. Et puis, c'est mon ami désormais. Bien décidée à montrer à Arnauld que les sangliers sont autre chose que des brutes, je l'entraîne à ma suite jusque dans les bois. Il fait froid, et surtout, humide. Au bout de sa corde, Martin renifle le sol, sa petite queue se balançant de droite à gauche. Je me suis décidée à mettre mes bottines en peau de mouton retournée, dont les semelles fines ne me protègent qu'en partie des pierres du chemin. Le vent léger fait voleter mes cheveux ébouriffées autour de mon visage. Je respire à pleins poumons l'odeur d'humus et de feuilles mortes, un sourire étirant bientôt mes lèvres rougies par l'air frais.

Gênée dans ma progression par l'ourlet de ma robe, je la soulève de ma main libre, tout en me frayant un chemin entre les arbres. J'ai demandé à Arnauld de prendre un seau d'eau. Je tâche de retrouver mon chemin, là où la veille, j'ai trouvé une grande quantité de châtaignes. Ce n'est pas si simple, mais Martin m'aide un peu, je crois. Il tire sur sa laisse, mais je ne la lâche pas. Je tourne la tête vers Arnauld, l'incitant d'un sourire rayonnant à me suivre encore. Je ne parle pas beaucoup, pour ne pas dire pas du tout. Je suis concentrée sur ma mission. J'ai plus ou moins promis un festin, en sortant de la taverne. J'ai plutôt intérêt à tenir mon engagement, sinon, il pourrait croire que je suis une menteuse. Mais enfin, alors que je m'apprête à changer de coin, je repère les bogues pleines à craquer, des châtaignes que nous allons manger. J'ai une faim de loup, de plus. Le soir tombant, il fera bientôt noir. J'attache Martin à un tronc mince, et me laisse tomber par terre, à quatre pattes.

Non contente d'avoir trouvé les châtaignes, je découvre également quelques champignons violets. Ils seront délicieux, une fois frits. Je les ramasse et les empile en un petit tas. Je réunis également les châtaignes, et m'emploie à faire du feu. Dans une branche fendue à moitié, j'en insère une autre, ainsi qu'un peu de mousse sèche. Je fais tourner le bâton dans la fissure, jusqu'à provoquer de la fumée, puis une petite flamme. Je souffle dessus, et bientôt, après avoir garni le début de flambée par des branchettes et des morceaux plus gros, je contemple, satisfaite et le visage couvert de salissures, le feu qui crépite dans la nuit. Il n'y a plus, alors, qu'à glisser sous les châtaignes en périphérie, pour pouvoir les récupérer sans trop se brûler.

Ici, dans ces bois, tout est parfaitement calme, et j'hésite un peu à rompre le silence. Je vais peut-être le déranger ? J'approche le seau d'eau, et place dans les braises deux chopes en étain que je viens d'emplir. J'y ajoute quelques plantes, et j'attends que tout cela chauffe. Assise en tailleur à même le sol, je me laisse soudainement tomber en arrière. Au-dessus de la voûte des arbres, je distingue les étoiles. Je ne connais pas leurs noms, mais leur scintillement m'a toujours fasciné. Je jette un regard à Arnauld, me demande où le conduisent ses pensées. Et surtout, je me demande ce qu'il fait avec moi. Il dit qu'il cherche quelque chose à faire, mais pourquoi fait-il de moi son but ? Il tient à m'accompagner par désœuvrement, affirme-t-il. Mais il aurait pu suivre n'importe qui, alors pourquoi moi ?

Ecartant une mèche de cheveux qui me barre la vue en secouant légèrement la tête, j'attends que les châtaignes craquent, dans le feu, m'indiquant alors que je dois les en sortir. Cela ne tarde pas, et je me redresse bientôt, des feuilles perdues dans la masse de ma crinière blonde. Du bout d'un bâton, j'extirpe les fruits des braises, et les fais rouler jusqu'à nous. J'en saisis une du bout des doigts, la faisant passer d'une main à l'autre tant c'est chaud. Loin de me faire grimacer, cela me fait rire. Je mords bientôt dans la chair toute chaude, un sourire satisfait aux lèvres tandis que je mastique la châtaigne.

« Tu as déjà beaucoup voyagé. » fais-je enfin. « Qu'as-tu vu jusque-là ? Quelle est la chose la plus incroyable que tu aies vu ? »


* Buzz l'Eclair - Toy Story
Arnauld
    Il lui avait écrit après avoir retrouvé au fond de sa besace le foulard qu'il avait ramassé presque deux mois plus tôt à Montpellier. Il était alors seul depuis deux jours, Cathelyn étant rentrée à Laroquebrou, et plus désoeuvré que jamais. Il avait désespérement besoin de se fixer des buts, quels qu'ils soient, pour se donner l'impression que sa vie n'était pas absolument dénuée d'intérêt. Alors, rapporter ce foulard à Actyss, ça avait été un prétexte idéal pour occuper ses jambes pendant quelques jours ; il s'était rendu à Tonnerre, puisque c'était là-bas qu'elle se trouvait, et lui avait donc rendu le carré de tissu. Sauf que le désoeuvrement, comme le désir, revient dès qu'il est comblé, et une fois le foulard restitué à sa propriétaire, Arnauld n'avait plus nulle part où aller.

    La soirée qu'il avait passé la veille en compagnie d'Actyss avait été agréable. La jeune fille était sympathique, quoique très étrange. Son comportement s'expliquait quelque peu quand on savait qu'elle avait passé pratiquement toute sa vie dans une grotte, ne côtoyant presque personne d'autre que sa mère, mais tout de même... Elle ne savait même pas quels dangers courait une fille qui voyageait seule dans le royaume. Il avait essayé de lui expliquer ce qui pouvait intéresser les brigands mâles chez quelqu'un comme elle, mais il n'était pas certain qu'elle avait compris. Et puis, sa manière de dénuder des parties de son corps en public, sans aucune pudeur... Non, elle ignorait vraiment tout des hommes. Heureusement qu'elle était tombée sur lui, et pas sur un vieux lubrique qui aurait profité de son innocence. D'ailleurs, cela pouvait être son nouveau but : veiller sur elle jusqu'à ce qu'elle sache suffisamment de choses sur le monde pour se préserver de ce genre de dangers. Voilà, il pouvait se rendre utile. La nécessité de se munir d'un laissez-passer pour se rendre en Savoie tombait très bien : elle ne savait pas écrire, il l'accompagnerait donc jusqu'à la frontière pour faire la demande à sa place, et puis sûrement un peu au-delà. C'était parfait. Cela lui garantissait quelques jours ou semaines d'occupation avant de recommencer à errer sans but.

    Il avait donc rendu sa chambre d'auberge, et avait suivi Actyss à l'extérieur de la ville. Le sanglier, cependant, c'était un peu fort. La situation lui paraissait si absurde qu'elle en devenait presque comique. Un sanglier apprivoisé, il fallait l'inventer. Le dernier sanglier qu'il avait vu d'aussi près, c'était pour le dépecer, puis pour le manger. Un autre registre, disons. Il avait d'ailleurs remis le collier que Cléo lui avait fait avec l'un des grès de la bête, puisqu'il l'avait récupéré avec les affaires que Pépin lui avait rendues. Il le garderait bien caché sous sa chemise en présence de "Martin" – nul besoin de risquer de fâcher l'animal.

    Assis devant le flammes, Arnauld, inévitablement, pensait à Cléo, jusqu'à ce qu'Actyss vienne le distraire en sortant les châtaignes du feu. Il lui adressa un sourire et en prit une. C'était délicieux, et surtout, c'était chaud, ce qui était une qualité particulièrement appréciable avec le froid qui s'installait autour d'eux. La vision de ses cheveux emmêlés de feuilles d'arbres lui arracha un nouveau sourire. En fait, se dit-il, cette fille était un peu un mélange entre Cléo et Cathelyn. Physiquement, elle ressemblait beaucoup à Cléo, à part pour les cheveux qui rappelaient ceux de Cathelyn, quoique moins bouclés ; et de la jeune Auvergnate, elle avait aussi l'insouciance et la gaieté – l'innocence en plus. Il retint un petit soupir à cette dernière pensée. Le réconfort qu'il avait trouvé dans les bras (et la poitrine) de Cathelyn lui manquait. Après une dizaine de jours de chasteté, il se serait volontiers abandonné dans le genre d'activités qu'ils avaient beaucoup pratiquées ensemble ; mais la mauvaise conscience était toujours là, et de toute manière il n'y avait personne avec qui il aurait pu le faire. Il s'était promis de ne plus jamais retourner dans une maison close. Quant à Actyss, il ne fallait même pas y penser.

    - Hum... Palerme.

    Il avala un gros morceau de châtaigne et retint une grimace en le sentant lui brûler l'oesophage.

    - C'est en Sicile. C'est une ville immense, ça grouille de monde, encore plus qu'à Montpellier. Il y a un grand port, et surtout de grands bâtiments, très beaux, très hauts. Et il y a beaucoup de soleil. Mais c'est peut-être parce que c'était l'été.

    Il marqua une petite pause. Il ne voulait pas qu'elle lui demande ce qui l'avait amené à Palerme ; il n'avait aucune envie de parler de Cléo. Il sortit les chopes d'étain des braises avec un chiffon pour ne pas se brûler les mains sur l'anse métallique et en tendit une à Actyss.

    - Mais je suis certain que la Savoie, c'est bien aussi. Il paraît que les montages y sont plus hautes qu'en Auvergne. Et la neige, ça doit être magnifique.

    Nouveau sourire. Il ne voulait pas qu'elle ne voie en lui qu'un garçon maussade et déprimé. Tout le monde les fuit, ces gens-là. Il prit une gorgée de son infusion, fit un commentaire enjoué sur son goût agréable et sa chaleur bienfaisante, et étira ses jambes devant lui pour approcher du feu les semelles humides de ses bottes. Il dormirait volontiers là où il se trouvait. Ils n'auraient qu'à partir à l'aube... Et le fait de ne pas passer la nuit seul empêcherait peut-être les images d'une Cléo occupée dans un lit grec d'envahir son esprit, comme elles le faisaient chaque soir. Il en doutait, mais c'était possible – et même si ce n'était pas le cas, il restait convaincu qu'il avait bien fait de chercher à retrouver Actyss. Ce qu'il fallait, à présent, c'était prolonger le plus possible le temps qu'il passerait en sa compagnie.
Actyss
🍄

« C'est très beau d'aller vers un solitaire, cela donne des frissons comme d'approcher un animal sauvage et doux.
Le malheur c'est que, si vous réussissez à attraper un solitaire, vous le perdez : il n'est plus seul. »


_____________________________


Tonnerre, Sémur & Dijon
Palerme, Sicile, je n'ai aucune idée de l'endroit où tout ceci se situe dans le monde. Ce doit être très loin. Je laisse mes pensées dériver, tentant d'imaginer ce que peut être cet endroit. Je me représente de hautes tours blanches et des maisons gigantesques.
La conversation dévie vers le sujet du moment. La Savoie et les montagnes. Tandis que j'engloutis plusieurs châtaignes, on continue à parler de tout cela. Le temps passe vite, et avec la nuit, le froid s'installe. Soudainement épuisée, je me roule en boule près du feu. Je regarde les flammes danser, en jetant parfois un regard à Arnauld. C'est un étrange garçon, pas comme les autres. Je sens, au fond de moi, qu'il ne me fera jamais de mal. C'est sûr cette idée que je m'endors. Plus tard, nous prendrons la route pour avancer vers la Savoie, mais pour l'instant, nous avons besoin de repos.


Le lendemain, nous sommes à Sémur. Ville assez calme, tranquille. Je me rends un peu en taverne, tentant de m'habituer aux coutumes locales. J'essaye surtout d'apprécier la bière, et tout en parlant à Arnauld, je trempe mon doigt dedans et je le suçote. La boisson a vraiment un goût bizarre. Pas le genre de breuvage pour lequel je me relèverais la nuit.
C'est à Dijon, cependant, que la monotonie est rompue. La ville est grande, et j'ai décidé de la faire visiter à Martin. Après un passage en taverne (ce qui n'a pas plus du tout à Arnauld) mon sanglier et moi retournons dans la forêt. Là, au cœur des arbres, se trouvent un charmant petit coin. Cela tient plus de la mare que du lac véritable, mais l'eau est claire, quoi que parsemée de feuilles mortes. Il faut que je montre cela à Arnauld. Même mieux, qu'on y dîne, ce soir.


La nuit ne tardera pas à tomber, et après avoir passé l'après-midi au chaud, je décide d'aller faire un tour. Il faut que je chasse mon pigeon, pour le repas du soir. Sitôt la chose faite, à l'aide d'un lance-pierre, je m'occupe de le vider et de le plumer. Dès que le feu est allumé, je le fais rôtir. J'étale par terre une couverture récemment achetée. Une légère brume commence à draper le sol, par endroits. Il fait délicieusement frais. J'hésite un instant... mais après tout je suis toute seule, qui pourrait bien venir me déranger ? Arnauld n'est pas encore là, et il n'arrivera probablement pas dans les prochaines secondes. En quelques gestes, j'ôte mes chaussures, mes bas, ma robe, ne conservant que ma chemise de corps. Et sans plus attendre, j'entre dans l'eau de la mare. Celle-ci est froide, mais cela ne m'arrête pas. Je frissonne légèrement, mais je m'immerge tout à fait. Les grands ouverts, je regarde mes cheveux s'élever tout autour de mon visage, comme des algues blondes, le même genre d'herbes qui tapissent le fond de la mare.

D'un coup de talon, je remonte à la surface. Mon souffle forme un petit nuage de vapeur, et mes cheveux se collent contre mon visage. Je souris sans trop savoir pourquoi. Un mouvement attire mon attention, près de feu de camp. Martin fouaille à la recherche de glands, mais surtout, Arnauld est arrivé.
Je sors sans attendre, ma chemise épousant les formes de mon corps sans que j'en éprouve la moindre gêne. Je n'ai pas encore bien assimilé les choses à faire et à ne pas faire en public. En souriant, je me penche en avant et m'enveloppe dans la couverture, plus pour éviter d'avoir froid que par pudeur. J'essore mes cheveux, en faisant tourner le pigeon.


« J'espère que tu as faim ! Parce que c'est chaud. Et cuit. »

Je retire du dessus des flammes le pigeon joliment grillé. Je le dépose sur un lit de feuilles, et sors de ma besace quelques pommes.

« J'ai trouvé ça aussi. Tu aimes les pommes ? J'adore ça. Sers-toi ! »


Et sans attendre, j'arrache une patte du pigeon, et commence à manger. Mes cheveux gouttent un peu partout, mon nez est rougi par le froid de la mare, mais je m'en moque. Je suis bien, pour le moment.


Auteur inconnu.
Arnauld
    Tourne à gauche au bout du sentier, et continue après l'arbre creux... Suivre les indcations géographiques d'Actyss, c'est un peu comme suivre le bâton d'un sourcier charlatan ; on se dit qu'on va y arriver, mais tout ce qui peut nous aider à trouver le point d'eau, c'est notre instinct et surtout beaucoup de chance. Mais – miracle – Arnauld possédait les deux, et il trouva l'endroit indiqué du premier coup. Il faut dire aussi que le crépitement et la lumière des flammes étaient de bons indices.

    Il sourit en dépassant les derniers arbres qui le séparaient du petit feu de camp, s'attendant à trouver la jeune fille assise devant le foyer, occupée à tourner sur la broche le pigeon qu'elle lui avait promis. Sauf que, si le pigeon était en effet bien sagement en train de rôtir au-dessus des flammes, Actyss, elle, n'était pas assise mais debout, trempée et aussi peu vêtue que... que...
    Arnauld, espèce de petit obsédé. Déjà, ferme la bouche. Oui, c'est bien la conscience d'Arnauld que vous entendez parler. Tu ne peux pas voir une jolie fille sans que ton imagination s'emballe ? Oui, mais (réponse arnauldienne), là il n'y a pas beaucoup à imaginer, justement. Pense à autre chose ! (conscience) Et regarde ailleurs. Tiens, il y a le sanglier, là-bas. Ferme la bouche, j'ai dit. Non, pas Martin, mauvaise idée ; t'es en train de voir Cléo étendue nue sur la peau de sanglier que tu trimballes partout. Pigeon. Regarde le pigeon. Qu'est-ce que c'est laid, un pigeon plumé, hein ? Non, ne regarde pas Actyss, j'ai dit !

    Car oui, il était à nouveau en train de la fixer, bouche toujours béante, tandis qu'elle s'enveloppait dans la couverture. Il balbutia quelque chose qui voulait sûrement dire qu'il était affamé. Et ajouta qu'il adorait croquer – enfin, manger – des pommes. Il se servit généreusement, en évitant de la regarder, n'osant pas lui demander si elle comptait s'habiller. Elle n'avait pas l'air de se rendre compte du fait que sa tenue était, comment dire... inappropriée ? Oui, voilà, inappropriée.

    Elle s'en rendait si peu compte, en vérité, qu'ils avaient fini de manger pigeon et pommes quand elle eut l'idée d'enfiler de nouveau sa tenue. Arnauld, cependant, n'attendit pas qu'elle se débarrasse de sa couverture, et se releva en lui disant qu'il avait quelque chose d'important à faire. Ce n'était pas un mensonge. Ce matin-là, elle lui avait dit que ce qu'elle aimerait le plus, après Martin, ce serait d'avoir un mouton. Or Arnauld, qui voulait tout faire pour qu'elle soit contente – le raté fini qu'il se considérait être essayait de se rendre le plus utile possible, à défaut d'avoir des désirs bien à lui – était allé parler à un berger en début d'après-midi, et avait réussi à négocier une jolie petite agnelle à un prix raisonnable. Il avait été convenu qu'il irait la chercher en fin de journée. Il lui fallait donc se dépêcher.

    La réaction d'Actyss, quand il lui mit l'agnelle dans les bras, près de la cheminée d'une taverne dijonnaise, dépassa de loin ses espérances. Elle n'était pas contente, elle explosait de joie. Aussitôt baptisée Charlotte, l'animal semblait être aux yeux de la jeune fille le plus précieux des trésors. Elle était déjà en train de lui parler comme si elle comprenait tout ce qu'elle disait, voulait lui présenter Martin, lui trouver un ruban jaune, lui faire faire des petits pour avoir du lait et faire du fromage. Arnauld la regardait déborder de bonheur avec autant de plaisir que si ça avait été à lui qu'on avait offert quelque chose – et même plus, en vérité. S'il avait su qu'offrir des agneaux rendait les filles si heureuses, il aurait essayé avec Cléo. Mais sûrement que ça ne valait que pour Actyss. Cette fille-là avait une capacité à s'émouvoir et à être heureuse bien supérieure à celle de la jeune Corleone qui l'avait quitté.

    Le lendemain, à Chalon, Arnauld aida Actyss à écrire une lettre à sa mère, qui n'avait pas reçu de nouvelles depuis août. La jeune fille ne savait ni lire ni écrire ; elle lui dicterait donc ce qu'elle voulait lui raconter. Concentré, le jeune Languedocien, un peu trop proche physiquement de la blonde à son goût (ou, soyons honnête, ce n'était pas une question de goût mais de bonne conscience ; mais que voulez-vous, Actyss n'avait toujours pas assimilé la notion d'espace vital et le collait pour regarder les lettres qu'il traçait), écrivit soigneusement* :

    Citation:
    Maman,
    Je suis pas loin de la Savoie, là où il y a de grandes montagnes. Tu sais que j'ai toujours voulu voir les montagnes. J'ai vu la mer, déjà. C'est très joli.
    Je ne voyage pas toute seule. Déjà, j'ai rencontré un sanglier, quand il était marcassin, et je l'ai adopté. Il s'appelle Martin. Ensuite, j'ai rencontré un garçon. Il s'appelle Arnauld, et il m'escorte jusqu'aux montagnes, et sans doute ailleurs aussi. Il m'a offert un magnifique cadeau, une agnelle nommée Charlotte.
    Je suis passée par une région, appartenant à un drôle d'homme que j'ai pas pu voir, le Père Igor. Je suppose qu'il est agréable à vivre, en attendant, il ne m'a pas causé d'ennuis. (Je crois que votre fille veut dire qu'elle s'est rendue dans le Périgord.) J'ai été aussi dans les Flandres, mais c'était pas terrible. Et puis je suis passée en Champêtre (c'est comme ça qu'elle appelle la Champagne), et là, je suis pas loin de la frontière de Savoie.
    Tout va bien, je suis en pleine forme.
    Je t'aime,
    Actyss.
    PS : tu as bien raison, la bière, c'est dégoûtant.


    Puis, après une courte hésitation, il ajouta quelques lignes à la suite de la lettre, sans les lire à Actyss à qui il dit simplement qu'il précisait que c'était lui qui écrivait pour elle.

    Citation:
    Madame,
    Je conçois bien que savoir que votre fille voyage seule en compagnie d'un homme vous déplaît et vous inquiète. Je peux cependant vous assurer qu'elle ne craint rien avec moi. J'essaye justement de lui apprendre à se méfier des hommes, en lui indiquant les choses à ne pas faire en leur présence. Je vais aussi lui apprendre à écrire. Tout ceci est désintéressé, je vous le promets. Je ne suis pas de ceux qui voudront profiter de son ingénuïté.
    Arnauld Cassenac.


    Il se doutait bien que cela ne suffirait pas à convaincre la mère d'Actyss. Lui, pourtant, en était persuadé. Et si la jeune fille ne lui facilitait pas la tâche avec sa manie de se dévêtir ou de le toucher dans des endroits que d'aucuns nommeraient stratégiques, sans se rendre compte du trouble que ça pouvait lui causer, il s'interdisait de penser à faire quoi que ce soit avec elle. Il avait déjà trop profité d'une Cathelyn très peu farouche, et s'il ne parvenait pas à le regretter, car il avait vraiment passé de délicieux moments avec elle, il ne voulait plus se laisser aller comme il l'avait fait. Et puis, de toute manière, Actyss n'entendait rien à ces choses-là ; il serait assurément l'une des pires ordures du royaume s'il espérait en profiter. Et donc, sur cette pensée très morale, il inscrivit "A Cassandre, dans la forêt de Mervent" au dos du pli, le scella, puis l'envoya.

    * Lettre écrite par la JD Actyss (sauf pour les rajouts d'Arnauld, bien sûr).








Actyss
🍁

« Et ce n’est pas si important qu’on vive heureux pour toujours, ce qui compte, c’est être heureux maintenant.
De temps en temps, même si c’est rare, les gens vous surprennent.
Et une fois de temps en temps, certaines personnes peuvent vous couper le souffle. »


_____________________________


Chalon & Mâcon
J'avais été captivée par les lettres tracées par Arnauld. Si captivée que je m'étais collée contre lui, et si j'avais pu, je me serai installée directement sur ses genoux. Sa main couvrant la mienne, il m'avait aidé à tracer les lettres composant mon prénom. Je m'étais sentie transportée, comme si je venais de conquérir le monde.
Un peu plus tard, je m'étais mise en tête de lui faire un cadeau, et je lui avais offert une chope et une bouteille de vin aux épices. La soirée qui commençait s'amorçait bien. Tout était tranquille, calme. J'aimais cette quiétude. Et peut-être l'aimais-je un peu trop. Même si je ne savais pas vraiment ce que c'était qu'aimer trop.


Le sortir de taverne est un peu délicat. Je me suis rendue compte en le regardant que mes pensées se troublent un peu. Comme quand on jette une pierre dans une mare. La surface se ride, formant des cercles concentriques de plus en plus grands. Cela me fait la même impression. Comme s'il était la pierre, et moi la mare. C'est assez étrange comme sensation, et je suis bien contente d'être dehors. J'ai surtout remarqué cela quand ses bras m'ont entouré, alors qu'allongés devant le feu, j'avais posé ma tête sur son ventre, pour échapper à la dureté du sol. Naturellement. Comme avec ma mère.
Je tiens la corde de Martin, qui court assez rapidement. Le froid de cette nuit peut me servir de couverture : en effet, on peut croire que c'est à cause des basses températures que mes joues sont si rouges. Il n'en est rien, parce qu'en vérité, je n'ai pas si froid que cela. Habituée à passer mon temps dehors en toutes saisons, ce n'est pas les premières froidures de l'Automne qui sauraient me faire frissonner.


Il est bien plus de minuit, et je sais très bien qu'à cette heure-là, les cerfs que je veux voir sont endormis depuis longtemps. Mais j'ai besoin de me rendre en forêt, pour retrouver mon calme et ma sérénité. Arnauld me suit, je lui ai promis un brame. Brame qui ne viendra pas à cette heure, mais quelle importance ? Je crois qu'il se doute qu'il n'en entendra pas.
Sous le couvert des arbres, je m'enfonce un peu, me plongeant dans une marée de fougères. Et c'est dans la première clairière venue que je décide de m'arrêter. Le feu est allumé en un rien de temps, et je m'approche des flammes, tendant les mains vers la source de chaleur. Tout est calme, ou presque. Les craquements du bois, le hululement des chouettes, l'infime bruit que produit une musaraigne en trottant sur une feuille... Le fouissement lointain d'un sanglier qui n'est pas Martin (celui-ci déjà occupé à remuer la terre meuble à mes côtés), la démarche pataude d'un blaireau, tout cela me parvient, formant une mélodie que j'ai toujours su entendre, puisque j'ai grandi en l'écoutant. Je me mets à fredonner un air, en attendant que le sommeil vienne me cueillir.


Cela ne tarde pas. Je tombe bientôt sur le côté, non loin d'Arnauld qui en fait autant. Je n'ai pas décroché un mot depuis que nous sommes sortis de taverne. Je ne sais pas quoi dire. J'attends que les remous qui m'agitent disparaissent. Je ferme les yeux, et m'endors presque aussitôt. J'avais dit que nous devions dormir une heure ou deux, et j'essaye de me concentrer là-dessus alors que je sombre dans les bras de Morphée.
Ce n'est pas dans les bras du dieu que je m'éveille, mais dans ceux d'Arnauld. Les quelques heures volées à la nuit ont suffi à me faire approcher de lui. Sans doute lorsque le feu est mort. Et comme je ne suis pas à l'abri de ma grotte, sous l'assemblage de peaux de renards confectionné par Maman, j'ai été puiser inconsciemment à la seule source de chaleur disponible. Martin fouille toujours dans les feuilles, ses grognements me parviennent. Charlotte, l'agnelle, est blottie contre mon ventre, et moi... J'ai posé la tête au creux de l'épaule du jeune homme, un bras passé en travers de son torse. Je me redresse lentement, en baillant et en me frottant les paupières. Je crois bien que nous avons dormi un peu plus longtemps. Je m'apprête à lui souffler sur les paupières pour le réveiller, lorsque Charlotte pousse un bêlement sonore, juste à son oreille. Ce qui suffirait amplement pour tirer n'importe qui du repos. En pouffant, je l'incite à se lever et à prendre la route.


A Mâcon, je commence sérieusement à m'impatienter. Dans quelques jours, nous serons en Savoie. En attendant, je vais dormir dans une chambre, cette nuit. Arnauld s'occupe des réservations. Je ne suis pas du genre à me sentir perdue quand je suis seule, mais j'ai décidé de rester avec lui, du moins une partie de la journée. Lorsqu'on nous fait visiter les chambres, je tâte le matelas de la main, me demandant si j'arriverai à dormir sur quelque chose d'aussi mou.
Un peu plus tard, je propose une promenade autour du lac. Je ramasse tout du long des pierres aussi plates que possible. Une fois que j'en ai une dizaine, je m'arrête, et me tourne en souriant vers Arnauld. Charlotte et Martin sont à l'étable, où l'on m'a promis de s'occuper d'eux dignement. Nous sommes donc parfaitement seuls.

« Tu sais faire des ricochets ? »


Je lance l'un de mes galets. Un, deux, trois, quatre rebonds, avant qu'il ne sombre dans l'eau.

« Celui qui perd a un gage ! »

J'éclate joyeusement de rire, en lui tendant un caillou. Maman m'a mise en garde contre les hommes et leurs plans diaboliques. Elle ne devait pas avoir rencontré d'individus comme Arnauld. Il n'a rien de mauvais. Aucune fourberie. Et c'est pour cela que j'ai confiance en lui. Je le sens, au fond de moi, que je peux lui faire confiance.



Grey's Anatomy
Arnauld
    S'il savait faire des ricochets ? Il se rengorgea, l'air important. Non seulement il savait en faire, oui, mais il était un maître en la matière. C'est du moins ce qu'il lui dit – stratégie : intimidation de l'adversaire. Il choisit une pierre d'un oeil expert, la fit sauter dans sa main, puis la lança à la surface de l'eau sur laquelle elle rebondit six fois. Petite inclinaison de la tête, sourire satisfait. Actyss n'avait cependant pas dit son dernier mot, et tandis que leurs lancers se succédaient, il dut reconnaître qu'elle ne manquait pas de talent à ce jeu-là. Ils firent trois manches, composées de cinq coups chacuns. Les résultats étaient serrés, mais elle l'emporta.

    Très bien, il aurait donc un gage. Il redoutait un peu ce qu'elle pourrait lui concocter ; l'imagination de la jeune fille était en effet plutôt débordante et il avait sûrement raison de s'en faire. Cependant, il fut décidé que sa pénitence serait remise au lendemain. Ca lui laissait le temps d'angoisser tranquillement.

    Ils eurent de quoi s'occuper, en attendant. C'était le dernier jour pour participer au tournoi d'archerie de Mâcon, et Arnauld voulut y participer. Il fit une performance honorable, sous le regard enthousiaste d'Actyss et de quelques badauds. La dernière fois qu'il avait pris part à l'un de ces tournois, il avait gagné une petite somme d'argent. Il en avait mis un peu de côté et avait dépensé le reste en friandises pour Cathelyn. Ce souvenir lui arracha un léger soupir. Il avait commencé plusieurs fois à écrire une lettre pour la jeune Auvergnate, mais à chaque fois il finissait par raturer ce qu'il avait écrit, ou bien par carrément chiffoner la lettre et la jeter au feu. "Cathelyn, comment vas-tu ? Et ta mère ? Je vais bien. Tu me manques un peu, tu sais, surtout la nuit." Non, c'était d'un manque de finesse affligeant. "J'espère que tu vas bien. Ta bonne humeur me manque, même si j'ai rencontré une fille qui te ressemble un peu – mais ses seins sont plus petits que les tiens – qui me remonte le moral." C'était pire. "Tu as revu le voisin dont tu m'as parlé ? Tu sais, ton premier ? Non, j'imagine que tu n'as pas la tête à ce genre de choses, avec la maladie de ta mère." Bon, non, il fallait qu'il laisse tomber. Il s'enfonçait un peu plus à chaque nouvel essai.

    Le soir, après une discussion assez agréable avec un certain Clément, il rédigea sa demande pour obtenir les laissez-passer nécessaire à leur entrée en Savoie. Actyss, comme lorsqu'il avait écrit à sa mère, le regarda tracer les lettres comme s'il était une sorte de héros, tout en se collant à lui au point de laisser pouvoir à peine bouger le bras. Il n'aurait pas vraiment su dire s'il se réjouissait de ce contact ou s'il voulait qu'il cesse. La jeune fille ne semblait absolument pas avoir conscience de l'ambiguïté de certains de ses gestes – d'ailleurs, Clément les avait pris pour un couple. Il repensa à la soirée de la veille, quand elle s'était allongée contre lui, devant la cheminée d'une taverne. Il essayait de se convaincre que tout était normal, que tous les amis pouvaient faire ça. Ou, tenez, des frères et soeurs – il n'avait qu'à la considérer comme sa soeur ! Une soeur pour qui il n'avait aucune pensée incestueuse. Absolument aucune.

    Et l'état physiologique dans lequel il se réveilla le lendemain matin n'avait assurément rien à voir avec elle. Il avait sûrement rêvé de Cléo, ou bien de Cathelyn. Quoiqu'il en soit, il espérait profondément que, dans la chambre voisine, Actyss n'était pas encore éveillée. Ils avaient en effet convenu, la veille au soir, que le premier des deux à être debout devrait aller réveiller l'autre – la situation serait monstrueusement embarrassante si elle débarquait maintenant dans sa chambre. Mais elle ne vint pas, et il ne tarda pas à être de nouveau présentable. Il s'habilla, respira un grand coup, puis se décida à se rendre dans la chambre de la jeune fille.

    Elle dormait. Il s'approcha du lit, doucement. Son coeur se serra. Soeur ou pas, il lui fallait bien admettre qu'elle était merveilleusement belle. Le soleil perçait à travers la petite fenêtre de la chambre et ses rayons tombaient non loin de son visage, sur ses cheveux blonds épars sur le matelas. Il la regarda un instant, immobile. Il n'avait aucune envie de la réveiller. Pourtant, il le fallait ; la contempler comme il le faisait lui donnait des sensations qu'il ne voulait pas ressentir, et puis s'il ne le faisait pas lui-même elle n'allait sûrement pas tarder à s'éveiller. Il hésita encore un instant, puis posa une main sur son épaule, la secouant doucement. Elle ouvrit les yeux.

    Elle eut l'air ravie de le voir, comme d'habitude. En la voyant s'apprêter à sortir du lit, il détourna rapidement les yeux et alla regarder par la fenêtre, en lançant une banalité sur le temps qu'il faisait ce jour-là. Un furtif coup d'oeil en sa direction lui indiqua qu'elle n'était toujours pas vêtue convenablement, et, avec un grand sourire embarrassé et quelques rires nerveux qu'elle devait prendre pour de la bonne humeur, il se dirigea vers la sortie en parlant d'aller commander à l'aubergiste de quoi petit-déjeuner.

    Il se lança quelques insultes mentales. Il fallait vraiment qu'il se ressaisisse ; cela ne faisait même pas une semaine qu'ils voyageaient ensemble, et il avait été plusieurs fois à deux doigts de craquer et de faire des choses qu'il était certain de regretter par la suite. Actyss, interdiction. Toutes les filles, d'ailleurs : interdiction. Interdiction. C'est donc ainsi, la tête pleine de chastes pensées, qu'on pouvait voir Arnauld déambuler dans les couloirs et les escaliers d'une auberge mâconnaise, en marmonnant "interdiction, interdiction, diction, interdit, interdiction...", sous le regard médusé des araignées qui s'accrochaient aux murs.
Actyss
🌰

« La souffrance peut occuper une telle place qu’on en oublie le bonheur. Parce qu’on ne se rappelle pas avoir été heureux.
Et puis, un jour, on ressent quelque chose d’autre, ça nous fait bizarre, seulement parce qu’on n’a pas l’habitude, et à ce moment précis, on se rend compte qu’on est heureux. »


_____________________________


Avoir gagné aux ricochets m'amuse plutôt. Même si plus tard, il devait déclarer m'avoir laissé gagner. Ce qui est faux. J'ai des années de pratique, après tout, et je ne suis pas mauvaise à ce jeu. Quand on vit seule dans la forêt, il faut bien trouver à s'occuper.
Je me couche le soir un peu fiévreuse. J'avale un bol de plantes pour faire passer le tout, mais lorsqu'Arnauld me réveille le lendemain matin, je me sens toujours pareille. Je ne sais pas ce que j'ai exactement, mis j'espère que ça va passer vite. Le cœur qui bat trop fort, la chaleur qui empourpre mes joues, mes idées incohérentes... Je devrais peut-être rester couchée, mais j'ai tant de choses à voir et à faire !


Je bondis du lit sitôt que je suis éveillée, je m'habille, et je sors. Je mange sans trop savoir quoi, mes pensées déjà tournées vers tout ce que je vais faire aujourd'hui. Et la journée passe vite, auprès d'Arnauld. Il a comme un pouvoir, celui de raccourcir le temps. De le faire passer plus vite. C'est étonnant, j'ai l'impression de sauter des heures. Il était midi et d'un coup, il est dix-sept heures. Comment il s'y prend ? Je n'en ai pas la moindre idée. Je me retrouve seule, dans l'après-midi. J'ai besoin de m'isoler, quand je concocte mes remèdes. Je m'enferme donc dans les écuries, avec Martin et Charlotte. Ici, je suis au calme, et je peux travailler en silence. Plus tard, j'emmène mon sanglier en promenade. Il semble content de se dégourdir les pattes.

Au moment d'aller nous coucher, je lui recommande de nouveau de bien prendre son infusion de valériane et de passiflore, pour qu'il puisse dormir sans faire de cauchemars. Mon sommeil à moi est un peu agité, je me réveille assez tôt le lendemain matin. J'ai fait des rêves bizarres, qui m'échappent quand je tente de m'en rappeler. Je hausse finalement l'épaule avant de descendre rapidement en bas. Le tavernier, en me voyant paraître, me demande de lui rappeler mon nom. Dès que je lui ai décliné mon identité, il m'informe qu'une lettre est arrivée pour moi, portée par coursier. Je m'en empare aussitôt en bondissant de joie, et je remonte quatre à quatre les marches menant à l'étage. J'ouvre la porte donnant accès à la chambre d'Arnauld, et saute sur le lit en secouant le jeune homme par l'épaule.

« Arnauld ! Arnauld ! Debout ! Maman m'a écrit ! Lis-moi s'il te plait ! »


Je m'installe en tailleur, et écoute la lecture de la lettre.


Citation:

Ma chérie,


Je suis déjà bien heureuse d'avoir de nouvelles. Heureuse et surprise, car je n'en attendais pas. Je suis contente aussi de savoir que tu t'es fait un ami qui veut bien écrire et lire à ta place et je le remercie de le faire. Je suis infiniment soulagée de savoir aussi, que tu visites le monde et que cela te plait, pour l'heure.

Mais ma chérie, ma petite Actyss, je me rends compte que j'ai failli à mon devoir de mère. Je t'ai, ta vie durant, tenue à l'écart du monde et de ses cruautés, te prévenant contre le vice et la fourberie des hommes. Mais je ne t'ai pas mise en garde contre les dangers intérieurs, ceux qui pourraient surgir en toi. Il est temps pour moi de te donner quelques conseils.

Te souviens-tu lorsque tu avais juste onze ans, et qu'un jeune chevalier s'est perdu dans nos bois, affamé et assoiffé, blessé qui plus est ? Tu te souviens, tu es tombée malade en même temps. Tu avais de la fièvre et le cœur qui battait trop vite, tu n'arrivais pas à te soigner. Finalement le jeune chevalier est parti et peu de temps après tu as guéri. Si d'aventures tu devais éprouver ces terribles symptômes, je n'ai qu'un conseil à te donner : tu dois t'exclure de la société, quitte à fuir ceux qui se déclarent tes amis, pour te protéger de ce terrible mal. C'est un mal mortel, ma fille adorée, et je refuse de te perdre. Les hommes transmettent cela aux autres, parce qu'ils sont si mauvais qu'ils propagent de telles maladies, en y prenant plaisir. Fais bien attention ! La solitude sera ton meilleur remède. C'est pour cela, mon enfant, que je t'ai fait vivre à l'écart du monde. Pour que tu restes pure et innocente, que tu ne sois pas corrompue, et que ta fraicheur compense la noirceur des autres.

Et puisque tu vois le monde et les hommes, ma fille, prends garde. La fourberie est dans chaque cœur et le visage le plus doux cache un monstre. Aussi, prends bien les plantes que je t'ai donné. Car un nouvel être ne grandira à Mervent que lorsque tu l'auras décidé. Nul ne doit te forcer. Cela doit venir de toi, ma fille chérie, comme je te l'ai expliqué il y a bien longtemps déjà.

Pense bien à tout ce que je t'ai dit, par cette lettre et avant. Confronte tout cela à la réalité. Mais fais attention.

Maman





Je lui demande de me relire la lettre deux fois, avant de m'exiler dans ma chambre. Je comprends ce qu'elle veut dire, mais je ne peux y croire. Arnauld aussi ? Je me souviens alors qu'il a tendance à m'écarter dès qu'il y a du monde. Qu'il est étrange parfois. Et que depuis quelques jours, je suis malade. Il m'aurait donc donné sa maladie sournoise... Des larmes perlent à mes paupières, et je sors de la chambre en courant. Je croise Arnauld, sur le palier, qui me demande si nous allons en promenade. Alors je hurle, tout en descendant les escaliers.

« Laisse-moi tranquille ! »


Et je m'échappe, loin de lui, loin de sa maladie, loin du monde, seule avec Martin et Charlotte.


Les Frères Scott
Arnauld
    Planté dans le couloir, Arnauld resta immobile plusieurs minutes, avec l'impression d'avoir reçu une gifle monumentale.

    Cela devait arriver, de toute façon. Evidemment qu'elle le fuirait aussi. C'était comme ça que cela fonctionnait : il rencontrait quelqu'un, il s'y attachait, et on le quittait avec des insultes. Cléo, Pépin, Cathelyn – non, elle, elle ne l'avait jamais insulté, mais elle ne lui donnait plus aucune nouvelle – et maintenant Actyss. Il était tellement idiot. Il savait que cela finirait ainsi, mais il se surprenait tout de même à en être blessé.

    C'était à cause de la lettre de sa mère, de toute évidence. Les symptômes de la jeune fille, depuis quelques jours, c'était donc cela ? Arnauld, parfois très idiot je vous l'accorde, n'était cependant pas assez bête pour ne pas comprendre ce que la mère d'Actyss désignait par le terme de "maladie". Actyss était donc en train de s'enticher de lui. Mais ce n'était qu'une passade, il le savait bien ; ce n'était rien de sérieux. Elle ne le fréquentait que depuis une semaine à peine, et elle ne connaissait aucun autre garçon de son âge. Il était le premier à prendre soin d'elle ; nécessairement, elle l'idéalisait. Dès qu'elle le connaîtrait un peu mieux, elle se rendrait compte qu'il n'avait aucun intérêt.

    Sauf que, à présent, elle s'était enfuie. Il voulait courir après elle, la rattraper, lui expliquer tout cela, mais au fond de lui une voix lui murmurait que c'était mieux ainsi. Elle aurait fini par partir comme tout le monde, de toute façon, alors autant qu'elle le laisse tomber dès à présent, avant qu'il n'ait eu le temps de s'attacher au point de dépendre d'elle. Il ne dépendait pas d'elle, n'est-ce pas ? Certes, il n'avait plus aucune idée de ce qu'il allait faire à présent qu'il était seul, et il se sentait complètement vide, et peut-être un peu sous le choc. Mais il avait l'habitude.

    Il finit par sortir de sa torpeur, secoué par le hennissement d'un cheval devant l'auberge. Il se précipita subitement au bout du couloir et dévala les marches de l'escalier. Il devait la retrouver, il fallait absolument qu'il la retrouve. Ils n'avaient pas encore reçu de réponse pour leurs laissez-passer pour la Savoie. Si elle partait sans lui, elle pourrait se faire arrêter, ou pire, se faire tuer. Et elle était si innocente, si... enfant, elle risquait à tout moment de tomber dans le piège d'un homme dont elle n'aurait pas l'idée de se méfier. Et elle pourrait tomber, dans la montagne. Qui porterait l'agnelle pendant qu'elle grimperait sur les rochers ? Et il ne lui avait toujours pas appris à écrire ! Non, elle ne pouvait pas partir sans lui, c'était son devoir de l'accompagner.

    Son devoir... Arnauld, de mauvaise foi ?

    Complètement.

    24 octobre – deux jours après la lettre.


    Arnauld était en colère. Pourquoi, et contre qui ? C'est une longue histoire.

    En général, quand on vient d'embrasser une fille avec autant d'ardeur que si on s'apprêtait à la renverser sur la table, ce n'est pas ce genre de sentiments qui nous tiraille. Pourtant Arnauld, piqué tout seul au milieu d'une taverne, sentait certes son coeur tambouriner dans sa poitrine, mais aussi ses mains le démanger comme s'il allait frapper quelque chose.

    Il fallait absolument qu'Actyss retrouve ses esprits et qu'elle cesse d'avoir ce béguin stupide. Elle croyait qu'elle l'aimait, il l'avait bien compris. Et lui, cet abruti d'Arnauld Cassenac, il était incapable de la repousser. Pourquoi était-il trop lâche pour cela ? Il faisait exactement comme avec Cathelyn. A chaque fois qu'il avait voulu dire à la jeune Lavergne qu'ils devaient arrêter, il avait fini par la déshabiller, préférant s'oublier dans leurs ébats plutôt qu'affronter la solitude. Oh, il ne couchait pas avec Actyss, évidemment. Mais elle l'avait embrassé, et il l'avait embrassée en retour. Trois fois.

    Là première, c'était le soir qui avait suivi la réception de la lettre de sa mère, quand Actyss, qui prenait tout ce qu'elle disait pour argent comptant, s'était enfuie en pensant qu'elle était en proie à une maladie mortelle. Il avait fini par la retrouver, le soir, assise tout simplement devant la cheminée de la taverne en train de serrer sa jeune brebis contre elle. Il lui avait longuement répété que ce dont elle souffrait été anodin (vives protestations de la jeune fille qui lui assurait la vigueur de ses symptômes), que cela passerait très vite, qu'elle devait lui faire confiance. Après tout, même Cléo s'était trompée en croyant l'aimer, alors Actyss, qui n'avait pour lui, était-il convaincu, qu'un simple béguin d'adolescente, reviendrait à la raison aussi vite qu'elle l'avait perdue. Puis la soirée s'était écoulée, doucement, ils s'étaient rapprochés comme la veille, comme l'avant-veille, et elle le serrait contre lui, et il la serrait contre lui – parce que, quoi qu'il en dise, il aimait énormément cela – et puis elle avait posé ses lèvres sur les siennes. Alors, Arnauld, qu'avait-il fait ? La repousser, comme il aurait dû le faire ? Eh non, il l'avait embrassée en retour, évidemment. Puis, après un court instant, il l'avait lâchée en bredouillant de stupides excuses, renversant le récipient contenant l'eau destinée à leurs tisanes, et complètement désarmé devant les larmes qui n'avaient pas tardé à perler au coin des yeux de la jeune fille. Et après quelques tentatives d'explications, quelques paroles de regrets ou d'absence de regrets, elle avait finit par détaler en direction de la forêt, en lui disant qu'elle y passerait la nuit et la matinée du lendemain.

    Le lendemain matin, il était à peu près certain qu'elle était définitivement partie. Loin de s'en réjouir malgré tout ce qu'il pouvait se répéter, Arnauld avait un peu abusé de la bière et de la fantaisie dans le choix des herbes pour bourrer sa pipe. Il s'était éveillé en plein après-midi avec un mal de crâne extraordinaire, et la non moins extraordinaire présence d'Actyss dans la taverne. Ce fut presque comme si rien ne s'était passé la veille ; laissant parler ses instincts de guérisseuse, la jeune blonde lui avait fourni décoctions et massages – on reconnaîtra que se faire enduire les épaules d'huile à la lavande ou à la menthe poivrée ne change habituellement rien à la gueule de bois, mais Arnauld n'était pas médecin et n'avait surtout aucune envie de protester. Actyss lui avait fait part de ses conclusions : être avec lui la rendait si malade qu'elle avait l'impression de mourir, mais être loin de lui était encore pire, alors elle resterait. D'ailleurs, elle ne le quitterait jamais, à moins qu'il ne le lui demande. Avec ce genre de déclaration, l'Arnauld idéal lui aurait donc demandé de partir et tout aurait été résolu ; mais l'Arnauld réel l'avait serrée contre lui avec force. Et au bout d'un moment, Actyss l'avait à nouveau embrassé ; il s'était figé ; elle avait recommencé – perte de contrôle et voilà que c'est lui qui l'embrasse. Deuxième fois.

    La troisième, donc, c'était quelques minutes auparavant. Ils avaient pourtant réussi à se comporter comme avant, comme de simples amis qui partageaient une bonne dose tendresse. Certes, ils avaient passé la nuit ensemble. Mais ils n'avaient fait que dormir ! Et c'était pour qu'elle soit là au cas où il ferait une rechute dans ses migraines – bien entendu. Mais Arnauld restait convaincu qu'Actyss ne ressentirait bientôt plus rien pour lui, et il continuait à s'efforcer d'agir avec elle comme il le ferait avec n'importe quelle amie. Ils avaient passé une journée agréable, ensemble, où il avait été question de construction de radeaux, de baignades, de quartiers de pomme trempés dans du miel, d'ours et même de chamois. Sauf que voilà. Actyss eut une sorte de révélation en plein milieu d'une conversation, fit d'un coup le rapprochement avec cette chose dont tout le monde parlait et qu'on appelait amour, et elle avait fini par comprendre que tout ce qui l'agitait n'avait rien à voir avec une quelconque maladie. Il avait essayé tant bien que mal de faire dévier la conversation, mais elle ne s'était pas laissée faire. Elle lui avait demandé s'il était au courant depuis le début, et il avait balbutié quelques explications vaseuses sur le fait que ce n'était que passager, qu'elle ne le connaissait pas. Elle avait fini par ramasser ses affaires pour partir, blessée, et avant de quitter la taverne, elle lui avait demandé de l'excuser – puis elle l'avait embrassé à pleine bouche.

    Cet abruti d'Arnauld. Il avait approfondi le baiser, au lieu de le rompre. Pourquoi ? C'était quoi, son problème ? Il ne fallait pas qu'il tombe amoureux, plus jamais, là-dessus il n'avait aucun doute. Alors pourquoi ne choisissait-il pas de la laisser aller en Savoie sans lui ? De plus, ce qu'il voulait, c'était son bien. Pourquoi se comportait-il ainsi, dans ce cas ? Elle souffrait très certainement à cause de lui. Il n'était qu'un bon à rien. De toute manière, elle se trompait complètement sur son compte ; elle voyait en lui un garçon gentil, presque héroïque puisqu'il savait écrire et tailler quelques bouts de bois, alors qu'il n'était qu'un pauvre type, de seconde main de surcroît, qui avait déjà tué trois hommes et qui avait passé presque un mois à forniquer avec la cousine de son ancien meilleur ami.

    Arnauld poussa un soupir si profond que des miettes de pain volèrent au-dessus de la table la plus proche de lui. Il n'avait aucune idée de ce qu'il devait faire avant de la revoir, si jamais elle revenait. Alors, il n'avait qu'à attendre. Il prit une chaise, regarda dans le vague et, dans un geste presque théâtral, il alluma sa pipe et se mit à en tirer de longues bouffées.
Actyss
🐌

« - Mais je suis bien avec toi...
- Mais moi aussi je suis bien avec toi. Je suis même très bien, mais j’en ai rien à foutre que tu sois bien avec moi. Je veux que tu sois avec moi. »


_____________________________


Maman m'avait mise en garde, au moment où j'avais quitté Mervent. Avant que je n'emprunte le sentier qui menait à la ville et au monde, elle m'avait serré contre elle en me demandant de faire attention. Que les liens n'étaient pas tous tangibles sous les doigts, et que certaines chaînes invisibles étaient plus solides que le fer et l'acier. J'étais partie, forte de ce conseil, sans en comprendre le sens. Beaucoup de choses m'échappaient, sinon absolument tout. Je n'étais qu'une jeune fille de quinze ans, qui avait passé sa vie dans la forêt, à se comparer aux belettes, à s'imaginer renarde, et à se rêver hulotte. Je ne savais pas que l'extérieur, au-delà de la lisière rassurante de ma forêt natale, pouvait être si différent. Que la majorité des femmes se moquaient bien des plantes et de leur nom, du moment qu'elles les soignaient et les embellissaient. Que les gens ne savaient pas distinguer l'empreinte d'un merle et d'une grive. Et que tout le monde s'en fichait. Le monde m'avait paru froid et hostile, trop différent de moi pour que je m'y épanouisse. Jusqu'à Arnauld.

Arnauld était devenu mon ami. Au tout départ, tout allait bien, on s'entendait bien. Et puis j'avais eu davantage besoin de sa présence. Je respirais mieux quand il était là. Mon cœur s'agitait comme un oiseau en cage. La lettre de ma mère m'avait fait croire à une maladie, et j'avais finalement compris au bout de quelques jours, que ce n'était pas une maladie qui se soignait à coup d'infusions et de décoctions. Et pourtant j'avais essayé ! J'avais compris, et je ne voulais pas le dire tout haut. Je l'avais fait une fois, sans jamais dire clairement les termes effrayants et merveilleux. Je gardais ça pour plus tard.

Lorsque je l'avais planté comme un malpropre, j'avais cru partir, mais je n'avais pas pu. Tout me ramenait de l'endroit d'où je partais, et je retrouvais Arnauld un peu plus tard. J'avais tempêté, houspillé, persuadée que j'étais qu'il m'avait contaminé avec une maladie mortelle. Et mes lèvres avaient rencontré les siennes, soudainement, après l'apaisement. Je l'avais embrassé comme si j'avais toujours eu ça en tête, comme si c'était normal pour moi. En moi, quelque chose avait changé. Comme si un volcan avait poussé dans ma poitrine. J'avais senti le magma entrer en ébullition, proche de l'explosion. J'étais partie, je m'étais même quasiment enfuie, un peu plus tard, à peine quelques minutes, fuyant ses mots qui m'assuraient que tout ça n'était rien, que ça n'aurait pas du se passer. Qu'il regrettait. Le lendemain, je l'avais de nouveau embrassé. Le volcan en moi s'était agité plus fort que jamais. Jusqu'au troisième baiser, où cette fois-ci, l'explosion s'était non seulement produite, mais avait tout bousculé, tout embrasé. Tout ce qui avait été moi jusqu'alors avait été bouleversé, remodelé. Je n'étais plus la même Actyss qu'avant.

Le soir du 24, on s'était retrouvés tous les deux. Lorsque j'y pense, après coup, je ne suis plus certaine de l'ordre des évènements, tant l'émotion a supplantée l'action en elle-même. On s'était embrassés comme je ne savais pas qu'on pouvait embrasser. Assis devant la cheminée, nos lèvres soudées comme si elles ne devaient plus jamais se séparer, je l'avais pressé contre moi pour le sentir avec plus de force alors qu'il était impossible d'être plus près. Nous nous embrassions comme si notre vie en dépendait, et je crois que c'était bien le cas, pour moi. Je flottais au-dessus du sol. Et quoi qu'il puisse en dire, j'avais des sentiments pour lui, de véritables sentiments.

Comme la veille, nous dormons ensemble. Comme la veille, je me réveille le dos contre son torse. Comme la veille, je reste jusqu'à ce qu'il ouvre les yeux. Et mieux que la veille, cette journée démarre. Nous restons ensemble du matin au soir. Et si j'ai cru qu'il n'allait plus m'embrasser ensuite, j'ai eu bien tort. Tout prétexte est bon. Nous discutons, nous apprenons l'un de l'autre, et j'essaye de le guérir. C'est mon but. Je veux le rendre tellement heureux qu'il ne connaîtra plus la définition de malheur. J'y suis décidée. Alors je l'écoute, je le comprends, et je l'embrasse. Je danse pour lui devant le feu de cheminée, à quelques instants du départ vers la Savoie. Et je l'embrasse encore. Je m'étonne de la facilité que j'ai, de ce besoin viscéral que j'ai de sentir ses lèvres contre les miennes. Je sais pourtant que malgré mes certitudes, lui est rempli de doutes et de terreurs. Il a connu des peines et des douleurs qui mettront du temps à guérir. Alors je lui offre ce qui est le plus précieux, en dehors des sentiments. Du temps. Le temps de se reconstruire. Et s'il remonte les pierres à son édifice personnel, moi, je serai ce qui maintiendra le tout en place. De cela aussi, je suis décidée.

Nous venons juste de partir. Mâcon est derrière nous déjà, et la nuit nous entoure comme un manteau. Je tiens Martin au bout de sa laisse. Le chemin forestier que nous empruntons est bordé de glands des chênes qui poussent un peu plus loin. Charlotte est dans les bras d'Arnauld, et moi, je tiens la main libre du jeune homme. Je n'arrête pas de lui poser des questions sur la montagne. A son avis, combien de chamois allions-nous voir ? Est-ce que les marmottes se lasseront approcher ? Les bouquetins possèdent-ils de si grandes cornes ? L'eau des cascades aura-t-elle le même goût qu'en plaine ? Et les ours dans tout ça ? Je ne cesse de parler, comme une litanie qui ponctue l'élasticité de mes pas.

« Et dis, Arnauld ? Est-ce que tu crois que là-bas, les bergers ont des moustaches ? »

Ce n'est jamais que la millième question bizarre que je pose. La millième question d'une Actyss débordante de joie, et de cette autre petite chose, qu'on nomme joliment amour.

Ensemble, c'est tout
Arnauld
    Il s’avéra que les bergers savoyards n'avaient pas plus de moustaches que les autres. Ils en avaient approché une dizaine de suffisamment près pour évaluer leur pilosité faciale ; deux étaient moustachus, deux autres portaient une simple barbe, trois étaient imberbes, et les trois qui restaient étaient des bergères – même si cela n'empêchait pas la dernière d’arborer quelques poils au-dessus de la lèvre supérieure, mais ça ne comptait pas.

    Bref. La Savoie leur plaisait. Actyss trépignait d'impatience à l'idée de marcher sur les montagnes, et Arnauld, qui n'avait pourtant pour les montagnes qu'un intérêt modéré, regardait l'entrain de la jeune fille avec autant de joie qu'elle-même regardait les sommets savoyards. Cela ne mettait cependant pas un terme à ses luttes intérieures concernant le comportement à adopter à son égard, toujours tiraillé entre l'envie de céder à toutes ses impulsions, de l'embrasser, de la serrer contre lui, de lui faire l'amour, même, et la peur et la culpabilité que lui faisait éprouver l'idée de se laisser envahir par de nouveaux sentiments amoureux. Il s'en était ouvert dans deux lettres, la première adressée à une roussi-blonde recroisée à Mâcon, la seconde à son ancien ancien-ami (on pardonnera le peu de clarté de cette qualification, leur relation étant un peu compliquée), Pépin Lavergne. Et la réponse de cet ancien ancien-ami l'avait pour le moins chamboulé.

    Il pensait à tout cela, Arnauld, en tirant fébrilement sur sa pipe qu'il avait bourrée de feuilles de menthe séchées (idée qui lui était venue la veille), tandis qu'il essayait de contrôler l'angoisse qui montait en lui. Actyss lui avait dit qu'elle reviendrait rapidement, après avoir soigné quelques personnes en ville. Cela faisait des heures qu'elle aurait dû revenir. Personne n'était à l'agonie à Belley, il en aurait entendu parler. Que faisait-elle ? Lui était-il arrivé quelque chose ? Était-elle partie pour toujours ? Non, elle ne pouvait pas être partie, elle ne pouvait pas. Il lui était arrivé quelque chose. Que ferait-il s'il lui arrivait quelque chose ? C'était impensable. Il fallait qu'elle revienne, tout de suite, saine et sauve, qu'il la couvre de baisers, et qu'elle lui assure une nouvelle fois qu'elle ne partirait jamais.

    Et donc, quand il la vit enfin passer la porte de l'auberge, il cru un instant que son cœur s'était arrêté de battre. Parce qu'elle était bel et bien revenue, évidemment, et que son cœur se comportait de manière de plus en plus aléatoire quand il la voyait, ces derniers temps, mais surtout parce qu'elle était couverte de sang. Le temps de se précipiter vers elle, de la serrer contre lui, de pâlir, de rougir, de s'essouffler en questions et en baisers, il parvint à comprendre ce qui lui était arrivé – elle marchait dans les bois, et, distraite, elle avait trébuché sur une racine, et s'était ouvert le bras sur une pierre coupante. La blessure n'était pas très grave, mais elle saignait beaucoup, et le fait qu'elle ait commencé à se soigner elle-même expliquait que le sang ait à ce point tâché ses vêtements et son autre main. Arnauld, qui aurait à ce moment-là donné n'importe quoi pour ne posséder ne serait-ce que la moitié des compétences d'Actyss en matière de guérison, se sentait terriblement inutile. Il s'attacha alors à lui préparer le même lait chaud aux épices qu'elle lui avait fait la veille, le lui fit boire, lui offrit ses derniers bonbons au miel – dévotion ultime, et le fait qu'elle lui assure qu'elle allait bien ne suffisant pas à le calmer, il était plus que jamais aux petits soins pour elle. Certes, Arnauld avait une légère tendance à dramatiser les choses. Mais tout de même, elle était rentrée toute ensanglantée, ce n'était pas rien. C'était même gravissime.

    Pourtant, elle lui répéta son désir de danser en public. L'idée déplaisait fortement au jeune homme, mais il n'avait aucun droit de le lui interdire. Il essaya bien d'argumenter en lui parlant de son bras, mais elle ne trouvait pas cela suffisant pour l'empêcher de danser. Qu'est-ce qu'elle était têtue. Il tombait toujours sur des filles têtues comme des mules, ce devait être une sorte de malédiction. Quoi qu'il en soit, elle lui donna rendez-vous un peu plus tard, en fin d'après-midi, sur la place du marché. Elle danserait pour la première fois devant un public composé de plus d'une personne – tout le monde pourrait la regarder.

    Il entendit la rumeur des voix des badauds avant d'arriver sur les pavés de la place qui faisaient office de scène improvisée. Elle dansait, et comme à chaque fois, c'était magique. Elle dansait d'une manière si libre, n'ayant appris de personne, et avec une telle ignorance de ce qui pouvait exciter un regard masculin, qu'elle charmait bien plus qu'une femme qui aurait eu la volonté assumée de séduire. Or, à en juger par les réactions des villageois attroupés pour la regarder, il n'était pas le seul de cet avis. Quelques uns tapaient dans leurs mains, en lâchant de temps en temps un rire grossier ; d'autres poussaient quelques sifflements appréciateurs ; d'autres la contemplaient silencieusement, la convoitise luisant dans leurs yeux. Arnauld, en percevant tout le désir qu'ils avaient pour Actyss – son Actyss, sentait la colère monter en lui, d'abord sourde, puis de plus en plus violente. Il voulait tous les frapper. Ils n'avaient aucun droit de la regarder comme ça. Personne. Ce n'était pas un morceau de viande, c'était une fille merveilleuse, qui avait un sanglier et une agnelle, et qui vivait dans la forêt, et qui soignait les gens, et qui était dévouée, et qui l'embrassait, lui, elle l'embrassait lui, pas eux, et ils n'avaient aucun droit, aucun, il allait les frapper, il fallait qu'ils arrêtent de la regarder comme ça...

    Puis soudain, la danse fut finie. Quelques voix lui en demandaient une autre, avec plus ou moins de subtilité dans l'expression du plaisir qu'ils avaient pris à regarder la première, quand Arnauld, qui venait d'avoir une idée lumineuse, sortit de la foule et se dirigea droit sur Actyss. Les sifflements redoublèrent, enjoués, accompagnés de quelques applaudissements ; et pour cause, il venait de lui attraper la nuque, et, sans aucune gêne malgré leur large public, il l'embrassait fougueusement.
Actyss
🐦


« And if there's love in this life, there's no obstacle
That can't be defeated »


_____________________________


Belley
A l'instant où je suis revenue blessée, lorsque j'ai vu sa panique, j'ai été tellement submergée par les sentiments qu'il m'inspirait que j'ai mis un moment avant de m'expliquer. Il a pris soin de moi comme si j'étais sur le point de me briser entre ses bras, et je ne l'ai pas quitté du regard, émerveillée. Comment Maman a-t-elle bien pu m'affirmer que tous les hommes ne sont que des monstres ? De toute évidence, elle n'a pas connu d'homme comme Arnauld. Mon Arnauld, ajouté-je possessivement en récupérant le verre de lait. J'aurais fait n'importe quoi pour lui. Absolument n'importe quoi. Et puis je décide de suivre les conseils de la vieille femme qui m'a dit de souffler sur les braises. Je dois provoquer un brin de jalousie. Juste une once, plus pour lui faire prendre conscience que je ne devais être qu'à lui, que pour lui faire réellement peur.

Je lui ai dit, il y a quelques jours, que je ne danserais que pour lui. Pourtant j'ai envie d'essayer quelque chose. Je veux voir ce qu'il pense réellement. Je l'entends qui m'assure que je peux faire ce que je veux. Que je suis libre. Et j'ai bien envie de voir à quel point, d'après lui, je suis libre. Et cette vieille femme m'a bien dit que je devais faire en sorte de souffler sur les braises, sans pour autant faire s'embraser les bûches. Aussi, je lui donne rendez-vous en ce jour, à cette heure, sur la place du village. J'ai cherché des heures durant des personnes susceptibles de m'aider dans mon entreprise, et c'est enfin chose faite. Suivie de deux musiciens, je me plante au milieu des badauds qui se promènent. Il a plu durant la nuit, et les pavés sont encore humides.

Dans mon dos, les deux hommes n'attendent qu'un signe de moi. Le luthier et son fils, tous deux prêts à utiliser respectivement une cithare et une vièle, m'ont promis de jouer sur un rythme qui pourrait convenir à ma danse. Ils m'ont même offert un tambourin, à condition que, si l'on me jette des sous, ils puissent tout prendre. J'ai accepté sans hésiter, me moquant de l'argent. Je porte pour la première fois ma robe presque neuve, achetée grâce à mon travail. Elle est vert d'eau, en tissu léger, assez fluide. Elle s'arrête aux mollets. Ce sera plus simple pour me mouvoir.

Je lève les mains, le tambourin dans l'une des deux. Mes doigts frappent l'instrument, et aussitôt, les deux autres commencent à pincer leurs cordes. L'air est entraînant, et attire bientôt la foule. Et c'est à moi de jouer. Je repère Arnauld dans la troupe de badauds, et vrille mon regard au sien, quelques secondes, pour qu'il sache que cette danse-là aussi est pour lui. Au rythme de la musique, je commence à me mouvoir. Je garde les yeux ouverts, je n'ai pas besoin de m'inventer d'air, cette fois.

Mes bras ondulent en même temps que mes hanches, au-dessus de ma tête dont les cheveux volent à chaque mouvement. Je frappe régulièrement la peau du tambourin, faisant tinter les disques de cuivre le reste du temps. A ma cheville droite, mon bracelet de glands évidés. A mon poignet gauche, son jumeau s'agite également, produisant une légère mélodie.
Je tournoie, virevolte, me cambre pour mieux me redresser, quitte le sol pour retomber avec grâce. Juchée sur la pointe de mes pieds nus, je trace des cercles sur les pavés trempés, envoyant gicler des gouttes d'eau autour de moi. Je tends une jambe devant moi, remonte l'ourlet de ma robe jusqu'au-dessus de mes genoux, révélant le ruban rouge noué à ma cuisse droite, la feuille de cuivre brillant dans l'air du soir.


La musique continue, et je ne m'arrête pas. La masse blonde de mes cheveux fouette mon visage, dont les joues rosissent. Je sens plus que je ne vois, les regards des spectateurs suivre les courbes de mon corps, tandis que mes épaules se dénudent au gré de mes mouvements. La robe tourne autour de mes jambes apparentes. Les bras tantôt au-dessus de moi, tantôt dans mon dos, suivent chaque notes, comme si mon corps ne m'appartenait plus vraiment. Penchée de côté, bras en croix comme si j'allais m'envoler, je sautille sur un pied en tournant sur moi-même. La mélodie me transporte. Je pirouette, bondis, plie une jambe, mon pied suivant la ligne de ma cuisse, avant de virevolter de nouveau.

Enfin, la musique s'arrête, au moment où je m'immobilise, la tête renversée en arrière, cambrée au possible. Je me redresse, un large sourire aux lèvres, sous les applaudissements. J'en sautille presque de joie, quand on m'en réclame une autre, mais toute mon attention est concentrée sur le garçon qui fend la foule pour me rejoindre. Je ne bouge pas, je n'entends plus rien, je ne vois plus que lui. Lui et son air décidé, son air assuré. Il sait ce qu'il vient faire, et je le devine également. Je ne bouge pas. Même si je l'avais voulu, je n'aurais pas pu esquisser le moindre geste. Il me tient dans le feu de son regard, et je suis captivée, subjuguée. Et lorsqu'il m'embrasse, je perds le souffle, je perds l'esprit, je perds le Nord et la notion du temps. Il m'embrasse, et c'est tout ce qui importe en ce monde.

Plus tard, alors que la nuit est tombée depuis bien longtemps et que je suis blottie entre les bras d'Arnauld, près d'un feu de camp, non loin du chemin, j'attends que sa respiration se fasse régulière. Son bras en travers de ma taille, mon dos contre son torse, son nez dans le creux de mon cou, je ne peux pas m'empêcher de lui souffler tout doucement, espérant que cela pénètre ses rêves. Je lui dis à voix basse, comme le secret que c'est, en réalité. Je lui dis sans honte, sans regret, parce qu'il n'y a rien de plus vrai en ce monde. Je peux douter de la couleur du ciel, mais pas de ces trois mots-là. Et je les lui murmure, avant de m'endormir.


Et s'il y a de l'amour dans cette vie, il n'y a pas d'obstacle
Qui ne puisse être vaincu
--Cassandre.de.mervent



Forêt de Mervent

J'étais seule dans la forêt. Et je détestais cela. Il n'y a pas eu un jour, depuis le départ de ma fille, que je n'ai pas honni. Pourquoi avait-il fallu que je la laisse partir durant une année ? Un mois eut amplement suffi. Elle serait auprès de moi, déjà. Elle aurait pu constater que le monde extérieur ne valait pas l'intérêt qu'on lui portait, et nous serions en train de ramasser des champignons ensemble. Quelle mouche avait pu me piquer, lorsque j'avais donné tout ce temps à ma précieuse fille ? Un an, et un milliard de façons pour qu'elle revienne brisée.

Tout en rentrant à la grotte, je songeai à mon Actyss. La prunelle de mes yeux, et encore, le terme était bien faible. La trahison de son père ne m'avait pas empêché d'aimer mon enfant au-delà de toutes mesures. J'avais son âge lorsque je tombais enceinte d'Hector de Vert-Bois, le fils du seigneur chez qui je travaillais. La châtelaine malade avait eu besoin d'une guérisseuse, et je m'étais présentée. J'avais soigné la Dame, et avais aimé follement l'héritier. C'était si commun. Il m'assurait m'aimer aussi. Je m'étais offerte à lui. Durant six mois, nous avions entretenu une liaison secrète. Et lorsque je lui annonçais que j'attendais son enfant, il me chassa. Il devait se marier, et d'ailleurs, quelle preuve avait-il que mon bébé était bien le sien ? J'avais quitté ma Bretagne natale pour m'enfoncer dans la forêt du comté voisin. Et je n'en étais quasiment pas ressortie, depuis quinze ans. Ma fille, elle, n'avait jamais été au-delà de la lisière. Jusqu'au mois d'Août.

Actyss était un trésor tombé du ciel. Elle était pure. Elle répandait le soleil partout où elle allait. Blonde comme son père, mais c'était bien là le seul point commun entre eux. Pour le reste, elle était mon portrait craché. Et en toute franchise, elle était bien meilleure que moi. En bien des domaines. Elle ne voyait que le meilleur côté des choses et des gens. Le peu d'homme et de femme qu'elle avait croisé m'en avait apporté la preuve. Elle se moquait de ce qu'ils avaient pu faire, seul comptait ce qu'ils allaient faire maintenant. Elle soignait avec délicatesse, comme d'autres composent des airs de musique. Lorsque je doutais de pouvoir sauver un homme ou un animal, elle me prenait les compresses des mains et me prouvait que tant qu'il y avait de la vie, il y avait de l'espoir. Elle donnait sans attendre qu'on lui rende. Elle avait le cœur si généreux...

En arrivant à la grotte, je remarquais immédiatement le pigeon. Je me précipitai, décachetai la missive, et la lus, le souffle court. Ma fille, c'était de ma fille !

Citation:

    Maman,

    Je suis en Suisse avec Arnauld, et tout va bien. Il m'apprend à écrire, et peut-être que la prochaine fois, c'est moi qui rédigerai le courrier !

    J'ai vu deux lacs immenses et magnifiques. Le lac d'Annecy et le lac Léman. Ils sont immenses, tu devrais voir ça ! La montagne, c'est merveilleux. Malheureusement, ce n'est plus vraiment la saison des fleurs, sinon j'aurais pu en cueillir une belle brassée, pour nos remèdes.

    Après la Suisse, nous irons en Provence, parce qu'il y a une fête là-bas. Et après Arnauld veut m'emmener chez lui dans le Languedoc. Après, je me demandais : est-ce que tu veux bien qu'on aille à Mervent, lui et moi ? Pour que vous fassiez connaissance, et surtout, parce que tu me manques énormément. Tu veux bien, n'est-ce pas ?

    Arnauld, tu sais, je tiens beaucoup à lui. je l'aime. Et j'aimerais donc que tu puisses le rencontrer. Fais attention, toi. Je n'aime pas te savoir toute seule dans la forêt à l'approche de l'Hiver. Penses-tu qu'il sera rigoureux cette année ?

    Je t'écrirai bientôt une nouvelle lettre.

    Je t'aime,

    Actyss Clairefeuille

    PS : Clairefeuille, c'est parce que je me suis choisi un nom de famille, rien que pour nous deux, Maman. Cassandre Clairefeuille, c'est joli n'est-ce pas ? Puisqu'on en avait pas... Maintenant, on en a un. Tu veux bien ?



Les mains tremblantes, je lâchai la lettre de mon adorée. Elle aimait ce garçon ? Je me représentai aussitôt l'individu. Sans doute beau garçon, et qui le savait. Qui aurait repéré en ma fille, en mon trésor, une proie facile. J'éprouvai à l'égard de cet Arnauld une colère indescriptible.
Je manquais à ma fille. Je devais donc lui répondre immédiatement. Il était près de midi, d'après la course solaire. La lettre arriverait dans plusieurs heures. Et je voulais qu'elle l'ait ce soir. Je ne devais pas tarder.

Citation:

    Ma fille chérie,

    Est-ce ton écriture, cette charmante signature ? Je suis bien émue de la voir pour la première fois. Et Clairefeuille, c'est parfait. Tu as raison, nous aurions du nous choisir un patronyme depuis bien longtemps déjà.

    Je suis heureuse, aussi, de savoir que tu aimes ce que tu vois. As-tu pris un peu d'eau du lac, pour me la montrer à ton retour ? Et bien entendu que je veux que tu reviennes me voir avant le délai imparti ! Même si ce n'est que pour quelques jours ! Je serai tellement heureuse de te revoir !

    Ma fille ? Tu me dis que tu es amoureuse de ce garçon ? Ainsi donc, malgré ma dernière lettre, tu es restée auprès de lui. Et tu as compris qu'en fait de maladie, il s'agit d'amour. A mes yeux, c'est la même chose. Quoi que l'amour fait encore plus souffrir que la plus grave des maladies. Je t'en prie, mon amour, fais bien attention. C'est à ton âge que j'ai rencontré ton père. Je l'ai follement aimé, et lorsqu'il a su que j'attendais un bébé - toi mon ange - il m'a rejeté. Il m'avait fait croire qu'il tenait à moi. Il m'avait demandé de rester auprès de lui, il disait avoir besoin de moi. Mais c'était des mensonges, ma fleur. De terribles mensonges. Mais c'est lui qui paye aujourd'hui, parce qu'il n'a pas le bonheur de te connaître.

    Dis-moi quand tu seras près de chez nous. Je préparerai ton plat préféré. Quant à l'Hiver, il ne sera pas si rude que celui de tes dix ans. Cette année-là, il neigeait déjà à la même date. Mais au cas où, trouve de quoi te protéger du froid.

    Je t'aime aussi, mon trésor.

    Maman




    Ces mots sont pour toi, Arnauld Cassenac. Inutile de les lire à ma fille, ou même de lui dire que j'ai rajouté quelque chose pour toi.

    Je ne te connais pas, mon garçon. Et s'il n'y avait eu que moi, tu n'aurais pas reçu la permission de venir à Mervent. Mais cela fait plaisir à ma fille, et pour elle, j'accepte de te donner une chance, et une unique chance, de me prouver que tu n'es pas un misérable.

    Actyss n'est pas le genre de jeune fille que l'on rencontre à chaque coin de de rue. Tu ne la connaîtras jamais comme je peux la connaître. J'ai fait d'elle ce qu'elle est aujourd'hui. Une jeune fille au cœur pur et généreux, à l'âme lumineuse et qui est prête à sauver le monde entier sans se poser de question. C'est ma fille. Si tu lui fais le moindre mal, je te jure sur ma vie que je te tuerai de mes mains. Sans hésitation.

    Si tu as un minimum d'honneur, tu la protègeras, même de toi. S'il s'avère que tu tiens à elle, tu n'as pas intérêt à changer d'avis ni à regarder ailleurs. Si tu ne fais que profiter de sa naïveté, trouve immédiatement un prétexte et quitte-la. Ne t'approche plus d'elle. Laisse-la te pleurer un peu, et t'oublier. Si tu hésites, adopte la seconde solution, qui est de loin la meilleure à mes yeux. Et ta vie durant, mon garçon, fais en sorte de la mériter. Elle t'a offert son cœur, et telle que je la connais, elle l'aura fait entièrement. Si tu le brises, je t'arrache à la cuillère ce qui te pend entre les jambes.

    Je te jure, Arnauld Cassenac, que je te ferai payer au centuple la moindre larme qu'elle aura versé par ta faute. Et même si tu fuis à l'autre bout du monde, je te retrouverai, et t'arracherai le cœur avec les dents.

    Sur ce, passe une agréable journée.

    Cassandre



J'expédiai le tout par le même pigeon. Elle l'aimait... Pourquoi avait-il fallu que cela arrive ? S'était-elle déjà unie à lui ? Avaient-ils déjà... Cette pensée me fit hoqueter d'horreur. Ma fille, mon bébé, mon trésor ! Dans quel pétrin s'était-elle fourrée ?


Les mots en italique sont de la main d'Actyss elle-même.
Arnauld
    Autant vous le dire tout de suite, Arnauld était de mauvais poil.

    D'abord parce que, malgré la présence d'Actyss blottie contre lui, son subconscient l'avait traîtreusement assailli de cauchemars pendant toute la nuit. Il avait revécu l'intégralité de la cérémonie de son mariage raté, à Carcassonne, avec des détails criants de vérité ; puis le réalisme avait laissé place à une certaine inventivité sadique — Cléo, dans le baquet pour son bain, qui ne l'attendait pas lui mais l'espèce de blond rencontré la veille, en train de se déshabiller derrière un paravent en affirmant à Arnauld, qui se trouvait là pour une raison obscure, qu'on parlait grec en Aragon — Cléo, en train de se convulser de plaisir sous le corps affairé d'un inconnu aux cheveux bouclés — Cléo, enceinte jusqu'au cou, qui lui demandait qui il était et qui lui expliquait que son mari raffolait des chignons compliqués dans lesquels étaient nouées des dizaines de petites tresses.

    Ensuite parce qu'il ne se remettait toujours pas de la colère qu'il avait ressenti la veille contre Actyss. Alors qu'il se faisait un sang d'encre à l'auberge, elle était en train de s'amuser à agiter les jambes dans le vide, assise en haut du clocher – et le récit qu'elle lui en avait fait lui avait immédiatement rappelé l'attirance malsaine de Cléo pour le danger, confinant parfois à la pulsion suicidaire, comme par exemple lorsqu'elle jouait avec le vide, perchée sur les créneaux des remparts d'il ne savait plus quelle ville. Mais surtout, il avait été excédé par son entêtement, tout cléocharien également, lorsque l'imbécile d'Aragonais avait parlé de la provoquer en duel sur la lice de Sion et qu'elle voulait absolument accepter. Il avait dû batailler ferme et même hurler pour qu'elle lui promette de renoncer à cette idée. Qu'est-ce que c'était à la fin que ces filles qui semblaient complètement ignorer qu'elles pouvaient se faire tuer ? Actyss n'avait jamais tenu une lame de sa vie, et elle se voyait déjà en lice avec un homme qui avait peut-être le double de son âge. Et vas-y que je te dis que je vais y aller, et vas-y que je te dis "oui, mais", et vas-y que je te dis "je renonce, sauf si"... Et que je te parle d'aller me faire masser dans mon bain et que ce sont des hommes qui apportent l'eau chaude... Et que je dis que j'aimerais bien me marier un jour, et que je voudrais aussi avoir un bébé... Elle ne comprenait pas ce que ça lui faisait, tout ça ? Elle le faisait exprès, ou quoi ?

    Vous avez bien tous les ingrédients pour le mettre en rogne, l'Arnauld. Et puis il faisait froid. Et le seul adjectif qu'il trouvait pour décrire sa performance au tournoi d'archerie de la ville était "merdique", et le seul surnom pour la ville où il était, celui qui consistait à en remplacer la première lettre par un "F". Et puis Pépin, aussi, qui écrivait certes des quantités de choses très sensées et très amicales, mais qui ne répondait pas à la grande question qui tourmentait Arnauld, c'est-à-dire, pour faire simple : "Si j'en aime une autre, alors que j'ai cru dur comme fer que toute ma vie il n'y aurait que Cléo, est-ce que l'amour ne veut rien dire, est-ce que je ne peux plus croire en rien, et que je ne pourrai jamais rien promettre à Actyss ?" Et il n'était toujours pas sûr de ce qu'il ressentait pour elle, alors qu'elle lui parlait d'éternité, de maisons, d'enfants. Et il était sexuellement frustré. Et on lui parlait de le castrer à coups de cuillère.

    Allumage de pipe. Inspiration, expiration.

    Ça le détendait un peu. Il ferma les yeux, essaya de faire le vide en lui. Il resta quelques secondes ainsi (trente-deux, si jamais vous avez l'amour du détail), debout dans sa chambre d'auberge, de la fumée lui sortant des narines par intermittence, puis jugea que ça ne le mènerait à rien et qu'il ferait mieux de faire quelque chose d'utile. Restait à trouver quoi.

    Il ne chercha pas bien longtemps. La dernière lettre de Pépin ouverte sur la table lui en rappela une autre, celle de Cassandre, où il était question de la fameuse petite cuillère. Il devait répondre. Certes, le faire dans un moment où il avait légèrement envie de frapper des choses innocentes (comme le mur, la table, la chaise ou bien la sacoche qui contenait ses réserves de pain et de saucisson), n'était certainement pas ce qu'il y avait de plus indiqué. Mais allons, il était un grand garçon. Il n'allait pas insulter sa presque belle-mère. Et puis, malgré ses menaces mutilatrices, elle était une petite agnelle mignonne comme tout en comparaison de l'ancienne.


Citation:
Madame,

Je comprends votre inquiétude et je vous avoue que je ne sais pas réellement comment l'apaiser. En vous assurant une nouvelle fois que je ne suis pas de ceux qui aiment à abuser les jeunes filles ? En vous disant que je tiens sincèrement à Actyss, que je la respecte, et que j'aurais moi-même envie de faire la peau à quiconque lui ferait du mal ? Ou même en vous affirmant que je ne suis jamais allé plus loin que les baisers avec elle ? Vous voyez peut-être, avec ce dernier point, que je ne profite pas d'elle. Et pour être parfaitement honnête avec vous, j'ai moi-même eu le cœur brisé, piétiné, déchiqueté il n'y a pas si longtemps, et jamais je ne voudrais infliger la même douleur à quelqu'un. Surtout à Actyss, qui est si joyeuse, si pure, et si lumineuse oui, comme vous l'écrivez vous-même.
Mais, Madame, puisque nous parlons d'honnêteté, je ne vais pas vous cacher que je n'aime pas vous écrire dans son dos. Je n'ai rien dit pour votre mot, par respect pour votre demande, mais je crois que vous devriez partager votre aversion pour moi directement avec votre fille, sans lui parler d'une fausse maladie, sans lui dissimuler que vous vous adressez à moi. Elle est bien assez mûre et intelligente pour qu'on puisse lui dire ce qu'on pense réellement, et bien assez forte pour le supporter.
En tout cas, je vous avoue aussi que je ne sais pas réellement ce qu'elle me trouve, et elle a mis un certain temps à me convaincre qu'elle pouvait avoir pour moi de véritables sentiments. Je ne les prends pas à la légère et je vais tout faire pour en être digne, soyez-en certaine. Peut-être voudriez-vous d'ailleurs quelques informations sur moi, puisqu'en réalité vous ne savez absolument pas qui je suis ?
J'ai seize ans, je suis languedocien, je suis né et j'ai grandi à Béziers, dans une famille de paysans. Je suis brun, votre fille m'arrive à l'épaule. J'ai été palefrenier et je vais peut-être devenir menuisier. J'ai beaucoup voyagé. J'aime le miel et le saucisson. J'ai une pipe que je fume de temps en temps. Je suis le parrain d'un bébé qui s'appelle Thomas Lavergne.
C'était assez inintéressant, sans doute, et ça vous dit finalement peu de choses de moi. Tant pis, c'est au moins un début.

Cordialement,
Arnauld Cassenac
Actyss
🐝


« Cap ou pas cap de m'aimer ? »


_____________________________


Sur les routes de Savoie.
J'y suis depuis près d'une heure. J'ai demandé à Arnauld de trouver une occupation, tandis que j'installe le décor. Il pleut, et je suis enroulée sous mon épaisse couverture verte. J'ai allumé un feu de camp, après bien des tentatives avortées. Mais enfin, les flammes crépitent, et chaque goutte qui tombent au cœur des flammes produit un son léger, un grésillement accompagné d'une étincelle qui volette brièvement dans l'air. La clairière est suffisamment dégagée pour que la pluie détrempe le sol. Et les arbres qui en délimitent l'espace sont assez rapprochés pour qu'Arnauld puisse s'y tenir sans être trop humide.

Autour du feu, je dispose les sept bougies, bien à l'abri dans les lanternes. Une blanche, en signe de pureté et de paix. Une noire, sensée éloigner les mauvaises choses de notre cercle. Une verte, pour l'espoir. Une orange, pour surmonter les obstacles. Une rose, pour l'amour. Une marron, symbole masculin. Et enfin une bleue, qui guide les âmes vers la lumière. C'est ma mère qui m'a appris cela, la signification des couleurs. Je ne sais pas si ça marche, mais ça ne fait pas de mal d'essayer, après tout. Je veux qu'il se sente bien.

Aux branches des arbres, j'ai suspendu des éclats de vitraux, qui s'entrechoquent au moindre souffle de vent, produisant comme une légère mélodie. Aux endroits où la pluie tombe le plus fort, j'ai placé neuf bocaux en verre, que j'ai retourné. Les gouttes heurtant le verre font retentir un autre son, qui s'harmonise au crépitement des flammes et au tintement des morceaux de vitraux. De branchettes évidées, placées dans le sens du vent, sortent comme des soupirs, ou des murmures fantomatiques. Un peu partout tout autour, j'ajoute des clochettes en cuivre, qui tintinnabulent vivement au gré de la brise.

Tout est prêt. Ne manque plus qu'Arnauld, et moi. Sous le couvert des arbres, je retire l'intégralité de mes vêtements mouillés pour enfiler ma robe légère, vert d'eau, s'arrêtant aux mollets. Celle-là même que je mets quand je danse. Je libère mes cheveux de l'épaisse natte qui les retient. Les mains en porte-voix, j'appelle le jeune homme, et en attendant sa venue, j'achève de me préparer. Je noue mes bracelets de glands évidés autour de ma cheville droite et de mon poignet gauche. Au bout des trois nattes qui se mêlent à ma chevelure libérée, j'accroche autant de grelots. Cette fois, je suis fin prête. Ce qui tombe bien, puisqu'Arnauld vient d'arriver alors que je finis de replacer un bocal.

Je l'entraîne juste au bord de la clairière, et cours, pieds nus, devant le feu de camp. Je me concentre, inspire profondément. La pluie ruisselle déjà dans mon dos, sur mes cheveux. Mon visage ne tarde pas à être trempé. Les gouttes roulent sur mes lèvres qui s'empourprent sous les morsures du froid. Je claque des doigts, comme un signal de départ. Et je me mets à danser. Je ne regarde pas Arnauld, pas encore. Distante au possible, je fais mine de ne pas le remarquer. Tout cela fait partie du spectacle. Je lui ai promis cette danse, je compte bien la rendre particulièrement mémorable.

Je tournoie sur place, bondis, me réceptionne sur la pointe des pieds. Les bras au-dessus de ma tête, je me plie comme un roseau, comme si je n'avais pas d'os. Je martèle le sol, décolle, me cambre, me penche d'un côté, de l'autre, les bras en croix comme si j'allais m'envoler d'une seconde à l'autre. Est-ce que je touche encore le sol ? Je ne peux en jurer. La pluie semble vouloir m'accompagner et se fait plus drue. Le tissu de ma robe me colle à la peau, soulignant chaque courbe de mon corps sans plus rien en dissimuler. Mes cheveux détrempés laissent échapper des gouttelettes à chaque mouvement. Une mèche vient me barrer le visage, et c'est le moment que je choisis pour accrocher enfin le regard d'Arnauld.

Je tourne, ma robe suit le mouvement, révélant mes jambes jusqu'aux cuisses, s'enroulant autour d'elles. J'ai les pieds et les mollets pleins de boue. Je suis transportée par mes propres pas. Mes hanches ondulent en même temps que mes bras. Ma main droite glisse lentement, de mon cou à ma taille, en suivant une ligne passant par mon sein. Je m'approche en quelques bonds, effleure son torse du bout de l'index, et m'éloigne aussitôt en tourbillonnant. Et de nouveau je recommence à virevolter.

J'empoigne ma robe, dégage mes jambes jusqu'à mi-cuisse, tournoie encore. Je m'essouffle et décide d'arrêter. Ce que je fais, renversée en arrière, tenant la pause quelques secondes pour signaler la fin officielle de la danse. Et il s'approche. Et il m'embrasse, sous la pluie, me soulève du sol et m'entraîne à l'abri. Et puis tout change brusquement. J'ai la tête posée sur ses genoux, et je lui dis qu'il m'a. Il me répond dans un souffle qu'il m'aime. Et j'ai tout l'intérieur qui explose. Est-ce que quelque chose a compté avant ça ? On s'embrasse, ou on s'embrase, ou alors les deux. Et je n'ai plus de robe. Et il n'a plus ni chemise ni braies. Et je perds quelque chose, en même temps que j'en trouve une autre. Et s'il m'aime, ce soir, il m'a aussi.

Jeux d'enfants
Scènes ayant eu lieu IG, retranscrites ici.
Arnauld
    Arnauld ouvrit un œil et le referma aussitôt. Trop de lumière. Dormir. Ne pas se lever, jamais ; rester toujours là, comme ça, dans ce lit, avec le buste nu d'Actyss pour oreiller. Ne plus jamais mettre de vêtements. Ne plus jamais la laisser s'habiller. Ne jamais rompre le contact de sa peau nue contre la sienne. Que le petit rayon de soleil fourbe venu lui chatouiller le visage ce matin-là se le tienne pour dit : ce ne serait pas lui qui viendrait troubler un moment si parfait – qu'il renonce donc aussitôt et se trouve une autre fenêtre par laquelle percer, d'autres dormeurs à importuner.

    C'était ainsi tous les matins, depuis une semaine. Les yeux clos, Arnauld revécut mentalement les événements de l'après-midi pluvieux qui avait été le début de tout, en Savoie. Un sourire étira ses lèvres. Elle avait dansé avec une sensualité inégalée jusqu'alors. Subjugué, il l'avait regardée se mouvoir, la pluie plaquant sa robe beaucoup trop légère contre son corps virevoltant. Ce n'était pas la première fois qu'il la voyait danser, et encore moins la première fois qu'il ressentait du désir pour elle, mais quand elle s'immobilisa, au milieu de cette clairière que les lampions et les guirlandes paraient d'un air de conte de fées, il s'était senti envahir par un trouble que le désir ne suffisait pas à expliquer. Elle avait tout organisé avec tant de soin, ce décor, cette danse, dans l'unique but de lui faire plaisir ; Actyss, si petite, si menue, qui donnait tant envie de la protéger, et qui pourtant se démenait pour lui alors qu'il n'avait rien fait pour le mériter. C'était stupéfiant. Et en la serrant dans ses bras, à la fin de cette danse, il avait compris une chose, une chose inattendue, une chose effrayante, une chose merveilleuse : il l'aimait. Il était si obsédé par Cléo qu'il n'avait pas envisagé de pouvoir un jour retomber amoureux, car il lui semblait tout bonnement impossible d'éprouver les mêmes sentiments pour une autre. Pépin le lui avait pourtant écrit, que chaque amour est différent, et il avait eu raison ; s'il ne ressentait pas les mêmes choses à l'égard d'Actyss qu'à l'égard de Cléo, il s'agissait tout de même d'amour, de véritable amour. Il l'aimait. Et en l'embrassant, et en le lui avouant, et en découvrant la nudité de son corps, et en s'unissant à elle, Arnauld ne pouvait plus le nier : c'était une évidence.

    Le rayon de soleil revint à la charge, visant sa paupière gauche. Arnauld remua un peu, tourna la tête dans l'autre sens, et se remit à sourire comme un bienheureux. L'oreille dans le creux entre ses seins, il entendait battre le cœur d'Actyss, toujours endormie. Sans savoir pourquoi, il se mit à compter chaque battement, par séquences de huit. Un-deux, trois-quatre, cinq-six, sept-huit, un-deux, trois-quatre, cinq-six, sept-huit... Ça le ravissait. Il n'y avait pas meilleur endroit au monde que le creux formé par une paire de seins, il en était convaincu depuis longtemps ; d'ailleurs, il se rappelait l'avoir affirmé à Pépin, un soir, à Narbonne. Ce souvenir lui fit toutefois légèrement froncer les sourcils. Il avait dit cela en réponse à la question que Pépin lui avait posée, à savoir : "Qu'est-ce que tu préfères, chez Cléo ?". Or ce n'était pas sur la poitrine de Cléo que son visage reposait ce matin-là. Cléo était ailleurs, dans un autre lit. Peut-être même que... Peut-être que le Grec était à sa place, en ce moment-même. Peut-être que Cléo était complètement nue dans ses bras, et que son cœur aussi faisait un-deux, trois-quatre, cinq-six, sept-huit. Il sentit se réveiller en lui une sensation familière, qu'il avait découverte en juin et qui lui donnait l'impression qu'on versait de l'alcool pur sur les parois de son estomac, en appuyant sur sa poitrine pour l'empêcher de respirer correctement. Un mélange de jalousie et de désespoir. Une torture quotidienne depuis six mois.

    Il roula sur le côté et se retrouva sur le dos, sentant ses yeux lui piquer. Il s'en voulait de ne pas parvenir à se détacher de tout ça. Ça ne devrait plus le faire souffrir. Est-ce que ça s'arrêterait un jour ? Il avait beau y penser, il ne parvenait pas à sortir de l'impasse. Soit elle ne l'avait pas vraiment aimé, et cette pensée lui était insupportable, soit elle l'aimait toujours et elle croyait réellement avoir commis une erreur en partant sans lui, comme elle le lui avait écrit dans sa toute dernière lettre, et alors c'était encore pire, un gâchis monumental, une histoire infiniment triste. Dans les deux cas, il était condamné à se torturer indéfiniment.

    Actyss marmonna quelque chose dans son sommeil et se blottit contre lui, inversant leurs positions. Ses bras s'accrochèrent à lui, sa tête reposa contre son torse et son souffle, dont il sentait la chaleur sur sa peau à l'endroit exact du cœur, chassa ces idées noires comme l'aurait fait une rafale de vent avec les nuages d'un ciel couvert. C'était cela, ce qu'il y avait de magique chez Actyss. Il suffisait qu'elle existe pour vous donner un sourire béat, aussi malheureux que vous pensiez être. Mais lui, Arnauld, avait en plus la chance extraordinaire d'en être aimé, et ce sincèrement, simplement, totalement. Mieux : il avait découvert qu'il l'aimait aussi. Et c'était largement suffisant pour lui remettre un pied, et même les deux, sur le chemin du bonheur.
See the RP information <<   1, 2, 3   >   >>
Copyright © JDWorks, Corbeaunoir & Elissa Ka | Update notes | Support us | 2008 - 2024
Special thanks to our amazing translators : Dunpeal (EN, PT), Eriti (IT), Azureus (FI)