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[RP] Vers l'infini et au-delà. *

Actyss


« I will be waiting for you on the other side of the frozen pines
I'm gonna find a way through, there's another life beyond the line. »


_____________________________


Aix
« Alors on est d'accord ? Tu me laisses dix minutes d'avance, et ensuite tu dois me retrouver. »

J'adresse à Arnauld un sourire espiègle, avant de tourner les talons. Je remonte l'ourlet de ma robe, et cours à travers bois. En cette matinée de Novembre, il fait froid. Nous sommes en Provence, ce qui n'empêche pas l'heure juste avant l'aube d'être glaciale. A chacune de mes expirations, un nuage de vapeur s'échappe d'entre mes lèvres. D'aucun aurait pu penser que ce n'est pas le jour idéal pour s'adonner à une promenade dans les bois. A mon avis, c'est précisément maintenant, alors qu'à l'horizon le soleil se lève à peine, que nous nous devons d'être dehors.

L'air matinal me fait toujours me sentir plus vivante. Lorsque la froidure mord mes joues en les colorant de rouge, que mes lèvres en deviennent grenat et que la pointe de mon nez prend la teinte d'une cerise bien mûre. Mes cheveux blonds, ébouriffés, encadrent mon visage à la manière d'une crinière, et le tissu bleu de la robe d'Hiver que je porte fait ressortir l'azur foncé de mon regard, rendu brillant par un léger souffle de vent gelé.

Dix minutes, ce n'est pas long. La forêt a beau être immense, si je ne me presse pas un peu, Arnauld aura tôt fait de mettre la main sur moi. J'accélère l'allure, bondissant par-dessus les racines et les arbres tombés, vaincus par un vent trop fort, refuge de petits animaux et d'insectes. J'ai grandi dans une forêt, et en quinze ans d'existence, j'ai su me rendre aussi silencieuse qu'un souffle d'air. Lorsque la pointe de mes pieds heurte le sol, je ne fais craquer aucune brindille, et quasiment pas les feuilles au bord blanchi par le givre. Je m'enfonce toujours plus, estimant qu'il ne me reste plus qu'une poignée de minutes avant qu'Arnauld ne se mette en chasse.

Dans la forêt, je réfléchis toujours différemment. Pas besoin de faux semblant, pas besoin d'avoir l'air de ceci ou de cela. Dans la forêt, au-delà de la promenade, règne une autre donnée. Celle de la survie. Bien sûr, ce n'est qu'une course poursuite, aujourd'hui. Mais malgré tout, si l'on n'apprivoise pas immédiatement son environnement, les accidents, parfois mortels, se cachent derrière chaque tronc. Animaux sauvages ? Champignons vénéneux ? Baies empoisonnées ? Crevasses dissimulées par les feuilles ? Tout est possible. C'est là-dedans que j'ai grandi. C'est mon univers. Quoi qu'il puisse se cacher au fond des bois, je le connais déjà. Et pourtant, je me laisse chaque fois émerveillée par la sauvagerie de l'endroit. Cette sorte de sauvagerie grandiose et intimidante, comme si j'étais à la fois devant un carnage et au cœur d'une cathédrale. Tout ce qui peut se passer ici, pourvu que ce soit du fait de la Nature et non de l'Homme, ne pourra qu'être beau.

Les dix minutes doivent être écoulées désormais, et je m'arrête juste sous un chêne. Je regarde autour de moi, mes cheveux voletant au gré de mes mouvements rapides. Sans plus attendre, je me hisse de branche en branche. Lorsque je suis parvenue à une hauteur suffisante, je passe à l'arbre voisin, un pin immense. Je m'y assois à califourchon, aussi à l'aise à plusieurs mètres au-dessus du sol que si j'étais installée sur une chaise. De là, j'ai une vue assez complète. Je me fais totalement silencieuse et immobile. J'attends qu'il me retrouve.

Le temps s'égraine, lent et régulier. Je l'entends marcher à des lieues à la ronde. Il est relativement discret, mais chaque craquement de brindille me vient, et m'arrache un léger sourire. Dès lors qu'il entre dans mon champ de vision, je plaque une main sur ma bouche pour étouffer toute manifestation bruyante. Je me retiens de rire, je me retiens de l'appeler, de siffler, voire même de respirer. Ce qui ne l'empêche pas, bientôt, de lever les yeux. Peut-être distraitement, peut-être pour juger de l'heure qu'il est, peut-être parce que son ouïe a été attirée par les griffes d'un écureuil qui escalade le tronc du chêne que j'ai moi-même gravi. Je n'en sais rien, mais toujours est-il qu'il me repère enfin. Mes lèvres s'étirent en un large sourire, et en quelques bonds souples et maîtrisés, je regagne le sol. L'effort a ravivé les charmantes rougeurs de mes joues. Une feuille s'est accrochée à mes cheveux, et je l'ôte du bout des doigts. Il fait toujours aussi froid.

Le regard brillant, je glisse ma main dans celle d'Arnauld, et l'entraîne à reculons jusqu'au tronc du pin. Je ne m'arrête que lorsque mon dos heurte l'écorce. Non sans une certaine impatience, j'attire le jeune homme contre moi, et m'appuyant de tout mon poids contre l'arbre, je relève les jambes pour entourer la taille d'Arnauld de mes cuisses. Je croche ma cheville à l'autre, et viens lui voler un baiser. Ses paumes me soutiennent, et je sens, dans le baiser fougueux que nous échangeons, que cet arbre glacial ne le restera pas longtemps. Et que tout comme moi, il risque bien de s'embraser.


Je t'attendrai de l'autre coté des pins gelés
Je vais trouver un chemin à travers, il y a une autre vie au-delà de la ligne
--Cassandre.de.mervent


Forêt de Mervent
Une autre journée commençait, et chaque heure passant, je ne pouvais que m'inquiéter de l'absence de réponse d'Actyss. Lui était-il arrivé quelque chose ? A moins qu'elle ne soit très occupée ? Ou alors, cet Arnauld l'avait abandonné quelque part ?
Au moment où je décidai de lui écrire de nouveau, je repérai, à l'entrée de ma grotte, ce même pigeon qui par deux fois m'avait apporté des nouvelles de ma fille. Je me précipitai vers l'oiseau et m'emparai du vélin. L'écriture de ma fille était bancale, irrégulière, complètement de travers et agrémentée de fautes. Le garçon n'écrivait pas comme ça. Je n'avais lu que quelques mots de la main d'Actyss, mais je la reconnaissais bien. On aurait dit celle d'un petit cochon.

Citation:

    MamAn,

    Je suIs en ProVence aveC ArnauLd. NouS somMes venUs paRticiper au tourNoi du tiR à l'Arc. ArnAuld eSt arrivÉ deuXième.

    MamaN, je Dois tE diRe. ArNaulD et moI, on s'Aime. Je saIs que Tu veuX que Je faSse atteNtion à mOi, maiS il se tRouve que noUs ne nous conTentons plUs de nous embraSser. C'étaiT le cinQ jOurs apRès ta LetTre. Il pleuVait. J'ai dansÉ. Et il m'a Avoué seS sentiMents. Je naGe dans le bonHeur et j'espÈre que tu te réJouiras pour moI.

    Je tieNs plus Que jamais à tE le PrésenTer. Après la ProVence nous iRons voIr ses parenTs et enSuite des aMis à lui et eNffin nous vienDrons te vOir. D'ailLeur à ce sujet : eSt-ce qUe tu acCepterais de veNir à NarboNe pour Noël ? Je Sais que Tu quIttes paS Mervent mais sI on le PassAit tous enSemble ce Serait bien, nOn ? Nous n'auRons jaMai le teMps d'alLer jusqu'à Mervent avaNt Noël.

    Il esT bon aVec moi, Maman. Il Veut tOut le teMps de mOi. Ne t'En faiS pAs, il n'est paS coMme mon pÈre. Il m'Aime vraiment. Et il paniQue dès quE je m'En vais ne serAit-ce qu'au Marché, parCe qu'il déTeste qu'oN soIt séparéS l'un dE l'auTre.

    Je t'AimE MaMan.

    ActYsS



La lecture de cette lettre me glaça le sang. Ma fille avait perdu sa vertu. Avec un horrible petit vicieux, qui m'assurait un jour qu'il ne touchait pas à ma fille pour s'envoyer en l'air avec elle le lendemain ! C'en était trop. J'hésitai à lui répondre immédiatement, l'informant que j'étais gravement malade et que je n'arrivais pas à me soigner. Je savais qu'alors, elle accourrait sur le champ pour me sauver. Et pour faire bonne mesure, je consommerai quelques champignons nocifs deux ou trois jours avant son arrivée. Et le garçon serait évincé. A moins que je lui ordonne de le quitter sur le champ ? Je savais qu'elle lutterait un peu, mais elle reviendrait toujours vers moi. Ou alors j'allais lui demander de choisir. Ce serait lui ou moi. A moins que...

L'idée, sur le long terme et donc fatalement dangereuse, me plut bien plus que toutes les autres idées. Je viendrai à Narbonne, oui. Mais rien n'affirmait qu'il assisterait aux fêtes en entier, si je constatai qu'il ne traitait pas suffisamment bien mon petit bébé. Ma fille n'était qu'à moi. C'était mon enfant, et cet Arnauld ne m'en écarterait pas. Pour qui se prenait-il ? En attendant, je pouvais toujours jouée les mères déçues. Je répondis bientôt, légèrement calmée.

Citation:

    Ma fille chérie,

    Je suis terriblement étonnée de savoir que ce garçon et toi... Ma fille, je croyais que tu te préserverais un minimum. J'imagine bien que l'attrait de la chose t'a incité à vouloir découvrir ce que c'était, mais songer qu'à présent tu t'adonnes à cette activité de façon régulière avec un jeune homme qui vit dans le souvenir de sa compagne perdue, vraiment, cela ne te ressemble pas. Quand je t'incitais à guérir les gens, ma fleur, ce n'était qu'avec des plantes, pas avec ton corps.

    Mais puisqu'il me faut désormais accepter à défaut de bénir, cette nouvelle lubie (je me souviens encore de ce petit chevalier errant que tu avais pris sous ton aile) je serais bien sûre disposée à vous accueillir tous les deux au sein de notre grotte. Je n'ai touché à rien, ton coin est toujours le même, resté à l'identique. Ton petit univers rien qu'à toi t'attend, ma fleur. Avec tes petites poupées que je te fabriquais, te souviens-tu ? J'aimais tant ton innocence et ta pureté, ma fille chérie. Quel dommage que tout cela ne se soit envolé à cause d'un garçon qui te considère comme une béquille, pour réparer son cœur blessé. Même la plus pure des fleurs fane sous les assauts du vent, faut-il croire.

    Pour ta demande, au sujet de Noël, sache que je l'accepte. Mais que cela ne vous empêche pas de venir au Printemps à Mervent car comme je te le disais, je serai heureuse que tu retrouves toutes tes petites affaires d'autrefois, lorsque tu étais une jeune fille. A présent tu es une jeune femme, et cela n'est pas pareil.

    Je t'embrasse fort ma Fleur, et je t'aime pour toujours.

    Maman

Arnauld
Citation:
Madame,

J'espère que vous êtes fière de vous ? Vous avez fait pleurer Actyss. Pas quelques larmes, non, toutes les larmes de son corps. Vous lisez bien, vous l'avez rendue malheureuse.

C'est qu'elle croit que vous ne l'aimez plus. Vous rendez-vous compte de ce que vous lui écrivez ? Vous êtes-vous relue ? Vous êtes-vous mise à sa place ? Oui, mettez-vous donc à sa place, plutôt que de la mettre à la vôtre. Certes, vous avez souffert à cause d'un homme, ça je le comprends et j'en suis désolé. Mais ne plaquez pas votre histoire sur celle de votre fille, je vous prie.

Surtout, madame, si vous aimez tant votre fille, comme vous le dites, abandonnez cette posture de mère blessée, avec vos sous-entendus et votre ton faussement humble et innocent. Qu'êtes-vous en train de lui dire, qu'elle est une traînée ? Madame, il vous faut le lire, et je vous l'écris bien distinctement : votre fille n'est plus une enfant. C'est une femme, elle a grandi, et il est grand temps pour vous de couper le cordon. Quel est votre but, en lui parlant de ses poupées, de ses petites affaires dans le coin où elle jouait ? Vous vous rendez compte que vous êtes possessive au point de l'étouffer ? Laissez-la vivre sa vie. Acceptez qu'elle puisse être heureuse avec une autre personne que vous. Cela ne veut pas dire qu'elle vous aime moins, entendez bien, je ne vous vole pas votre fille. Mais voilà, madame, vous n'êtes pas la seule à l'aimer, et il vous faut bien l'accepter.

Comment pouvez-vous lui écrire une lettre aussi cruelle, en toute bonne conscience ? Innocence perdue, pureté envolée, fleur fânée ; vous rendez-vous compte de ce que vous faites ? Vous lui gâchez son bonheur, madame. Avec votre jalousie, vous noircissez tout, et au lieu de vous réjouir pour elle vous contribuez à lui faire subir les mêmes souffrances que vous avez vous-mêmes éprouvées. C'est qu'elle serait prête à renoncer à notre amour pour être la fille modèle que sa mère rêve de posséder. Oui, j'écris le mot "amour", madame. Oui, je l'aime. Non, je ne la considère pas comme une béquille pour réparer mon coeur blessé. Et oui, il va falloir vous y faire : tous les hommes ne sont pas des ordures, et vous devriez respecter suffisamment votre fille pour avoir confiance en son jugement à mon sujet.

Je ne dis pas que je suis parfait, et je sais que je suis loin de l'être. Mais au moins j'aime sincèrement Actyss, en plus d'avoir l'incroyable chance d'en être aimé en retour, et jamais je me livrerais au même genre de petit jeu culpabilisateur que vous. Qu'Actyss souffre m'est intolérable, et il devrait en être de même pour vous. Vous croyez qu'elle serait beaucoup plus heureuse dans votre cocon de Mervent, avec sa mère comme seule compagnie humaine, et aucune autre perspective que de voir pousser les arbres ? A quoi cela sert-il de l'avoir mise au monde, de l'avoir protégée, élevée, de lui avoir appris tout ce que vous savez, si c'est pour l'enfermer ? Votre fille est merveilleuse, ne la soustrayez pas au monde qui serait bien moins beau sans elle. Et ne la privez pas de toutes les joies qu'il pourrait lui apporter, ce monde. C'est égoïste.

Je crois que je vous ai tout dit.

Arnauld Cassenac

    Eh bien, on peut dire que ça défoulait. Et Arnauld en avait bien besoin. Il avait eu sa première dispute sérieuse avec Actyss, et toute la colère accumulée contre sa mère, depuis la lecture de sa dernière lettre, menaçait de le faire exploser à tout instant. Il n'avait déjà pas été tout à fait tendre avec Actyss, quand elle lui avait parlé de retourner vivre à Mervent... Son coeur se serra. Cette forêt, au fond, c'était comme la Grèce pour Cléo. Un endroit où il n'était pas, et en dehors duquel elle ne pouvait pas être heureuse – parce que de toute manière, il avait bien fini par le comprendre, il ne suffirait jamais au bonheur de personne. Et s'il avait été prêt, si Cléo avait voulu de lui, à la suivre en Grèce ou même au bout du monde, et à vivre là-bas avec elle sans regretter ni famille ni amis, il n'avait plus la force de faire la même chose pour Actyss. Usé, Arnauld, beaucoup trop usé. Il n'avait plus l'énergie de se battre, et surtout il était convaincu qu'il n'avait pas la moindre légitimité pour retenir une fille, que ce soit Cléo ou Actyss, loin du lieu qu'elle associait au bonheur.

    Non, il n'était tout de même pas en train de pleurer ? Oh, si, c'était bien des larmes qui étaient en train de couler, là, sur ses joues. Arnauld, voyons, espèce de petit idiot. Ce n'est pas le moment de se laisser abattre. Alors tu vas gentiment cesser de chialer comme un gosse, tu vas envoyer cette lettre que tu viens d'écrire, et tu vas retrouver Actyss, lui dire que tu es désolé, que tu l'aimes, et que tu es prêt à tout pour faire son bonheur, même à la laisser partir – mais tu souligneras bien que tu préfèrerais qu'elle reste, hein, il ne faut pas qu'elle aille croire que tu n'en as rien à faire. Et qui sait, peut-être qu'elle ne veut pas retourner à Mervent, en réalité... Peut-être que ce n'était pas vrai, quand elle disait qu'elle "essayerait" d'être heureuse près de toi, sans sa forêt, même si elle préfèrerait vivre là-bas. Peut-être, hein ? Ca vaut le coup d'essayer, tu ne crois pas ? Si, tu crois. C'est bien, il doit rester quelque chose dans ce qui te sert de cervelle, en fin de compte.

    Et Arnauld d'essuyer ses joues d'un revers de manche, de faire taire la voix qui parlait dans sa tête, et de se précipiter dans la rue, à la recherche d'une petite blonde à qui il avait quelques déclarations à faire, quelques baisers à donner et, qui sait, si tout se passait bien, une longue étreinte à partager... Car à quoi servent les disputes, au fond, sinon à se réconcilier ?
--Cassandre.de.mervent


Forêt de Mervent

Ce garçon m'énervait. Déjà, sa première lettre m'avait agacé. Furieusement, je l'avais jeté au feu, méditant sur les mots employés par le dénommé Arnauld. Il parlait de respect, il affirmait qu'il tenait à elle, qu'il ne la ferait pas souffrir. Et tous ces mots-là me renvoyaient à d'autres, les mêmes, syllabe pour syllabe. Lui aussi avait juré de ne jamais me faire de mal. En lieu et place du mariage promis, il m'avait rejeté à l'instant où je l'informais attendre un enfant. Que dire de moi alors ? J'avais été brisée. Et ma fille ne devait, ne pouvait pas, vivre ce que j'avais vécu. Je ne voulais pas la regarder dans les yeux, et y découvrir la même rancœur qui habitait les miens. Je ne voulais pas que sa lumière ternisse. Elle devait rester le petit soleil qu'elle était pour moi. Et ce garçon... Comment avoir confiance en lui ?

Ce que je ne supportais pas, c'était l'idée d'avoir fait pleurer ma fille. J'avais été dure, je le savais. Et elle avait compris chacun des sous-entendus, parce qu'elle était peut-être d'une grande naïveté, mais à des lieues d'être stupide. Comment pourrais-je jamais me faire pardonner ? Machinalement, je portais la main à mon cou, effleurant du bout des doigts le collier de perles blanches qu'elle aimait regarder. Ce même collier qui me venait de ma mère. Je savais qu'Actyss l'aimait beaucoup. Je devais éponger les larmes sur les joues de ma fille, et surtout, lui affirmer que je l'aimais malgré Arnauld. J'allais la voir à Noël, et si je jugeai que le garçon se comportait mal, je la ramènerai de force. En attendant, elle avait peut-être le droit de se faire sa propre expérience sur les hommes. Sur cet homme. Mais avant toutes choses, je devais répondre à ce garçon particulièrement désagréable, qui osait aimer ma fille.

Citation:

    Arnauld Cassenac,

    Je me demande bien ce qui vous permet de me juger, alors que vous ne connaissez pas les trois quart de mon histoire.

    Si je garde Actyss ainsi, au cœur des bois, dans un cocon où nul ne peut la blesser... Vous ne pouvez pas comprendre. Comment supporterais-je de voir mourir dans son regard si pétillant, toute la joie que durant quinze ans, je me suis efforcée d'y placer ? Ma fille a peut-être manqué d'un père, manqué d'éducation mondaine aussi, et manqué de rapports humains, mais ne faites pas l'erreur de croire qu'elle aurait pu manquer d'amour. Actyss représente tout pour moi. Vous pourriez avoir mille conquêtes en une vie, mon cher ami, que je n'aurais jamais qu'une seule fille. Saisissez-vous cela ? Elle est tout ce que j'ai au monde.

    Je suis honteuse, sincèrement, de l'avoir fait pleurer, et je m'en veux infiniment. Comptez donc pour moi les petites étoiles qu'elle a dans les yeux, et assurez-vous que je n'en ai éteint aucune. Et ne vous avisez pas vous-même de les éteindre, puisque vous affirmez l'aimer, désormais.

    Actyss... Vous ne savez pas qui elle est. Elle fait confiance tout de suite. Elle aime tout de suite. Elle protège tout de suite, et ce n'importe qui. Elle donnerait sa vie pour en sauver une autre, même celle d'un inconnu. Et peut-être ne l'avez-vous pas encore constaté, après tout vous ne la connaissez qu'à peine. Mais on ne possède pas Actyss, c'est elle qui vous possède. Je ne sais pas si vous ressentez cela comme je le ressens moi-même. Dès lors qu'elle sort de mon champ de vision, j'ai l'impression que le monde s'est arrêté de respirer, que nous attendons tous son retour avec impatience ; son retour, et sa lumière. Et lorsqu'elle arrive, bondissante et enjouée, les bois semblent alors reprendre leur respiration, le soleil consent à briller, et je suis de nouveau bien. Alors comprenez que je veuille la récupérer. Et tentez de percevoir ce que serait une année entière passée sans voir le soleil. Voilà ce que me fait son absence. Et voilà pourquoi j'ai essayé de l'éloigner de vous.

    Alors nous allons conclure un marché, ensemble. Je refuse de faire pleurer ma fille. Vous semblez refuser de l'abandonner. Et elle veut rester auprès de vous.
    Puisque je dois venir à Noël à Narbonne, faisons cela. Si lorsque je vous verrai, je ne suis pas entièrement convaincue que ma fille est heureuse au-delà du descriptible, je la ramène avec moi et vous laisse le soin de trouver une autre innocente à aimer. Si en revanche vous parvenez à me convaincre que vous ferez son bonheur, alors j'accepterai son choix, vous accepterai vous au sein de notre petite famille, vous considèrerai comme mon fils et me ferai un plaisir de consentir à votre mariage le jour où vous déciderez de faire d'elle une femme honnête. Avant cette date je vous prie, si vous pouvez comprendre, de ne pas la demander en épousailles. Je veux d'abord la voir, et vous voir, avant qu'une telle chose se produise. J'ai besoin de retrouver une jeune fille. Celle que j'ai laissé partir. J'ai besoin de revoir Actyss « Clairefeuille ». Pas encore de rencontrer Actyss Cassenac.
    Vous saurez faire cela ?

    Cassandre


Ensuite, je rédigeai une courte missive à Actyss, joignant à la lettre le collier de perles.

Citation:

    Ma fleur,

    Je suis bouleversée de t'avoir fait pleurer, et te demande mille fois pardon.
    Vis ta vie, tu as raison de vouloir le faire. Et dans un mois nous nous retrouvons enfin. En attendant, je t'offre ceci, pour que tu n'oublies jamais que ta Maman t'aime plus que tout au monde.

    Je t'aime, ma fille chérie.

    Maman

Actyss


« But if you sing along with me do you think you could ever smile again ?
If you sing this melody, do you think you could laugh again, my friend ? »



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Arles
Dans deux jours, nous serons en Décembre. Ce qui n'empêche pas le ciel d'être uniformément bleu, au-dessus de nos têtes. Il fait froid, mais cela n'a rien de polaire. Ma robe la plus chaude sur le dos, et un châle jaune paille brodé de fleurs récemment acquis sur les épaules, je déambule dans les rues d'Arles, en compagnie d'Arnauld. Il y a des milliers de choses à voir, et nous n'avons qu'une seule journée. Exceptionnellement, je l'ai tiré du lit aux aurores. Déjà toute vêtue, j'ai secoué le jeune homme avec force, avant de lui jeter ses vêtements à la figure. Je l'ai pressé et encouragé à se hâter, tandis que je me suis précipitée au rez-de-chaussée pour m'assurer que Martin et Charlotte allaient bien.

Il y a quelques jours, Arnauld et moi nous sommes vivement disputés. A cause de Lulu, mon petit chien, que je tiens à faire dormir dans le lit. Depuis, nous nous sommes réconciliés, mais tout de même. Nous avons frôlé la catastrophe. Il a obtenu que Lulu ne dorme pas dans mes bras, et moi qu'il dorme à mes pieds. Ce fut dur, mais nous y sommes arrivés. Alors depuis avant-hier soir, j'ai l'impression qu'on fait tout pour être particulièrement inséparables, pour oublier qu'on a failli faire chambre à part. Ce qui n'a rien de désagréable. Je ne vais pas m'en plaindre. Il ne comprend pas tout ce que je peux bien penser, et j'ai du mal à comprendre cette drôle de jalousie qu'il ressent à l'égard de Lucien, comme s'il avait peur que mon chien prenne sa place. Absurde.

Dès le petit-déjeuner avalé, j'entraîne Arnauld à travers Arles. Pas question de perdre une seconde. J'ai entendu dire qu'à certains angles de rues se trouvent des niches abritant les Saints protecteurs de la ville. Et je tiens à les voir tous. Une fois fait, je tire la main d'Arnauld vers la cathédrale qu'il faut absolument voir. En courant, mon châle glisse de mon épaule jusqu'au creux de mon coude. Je ne prends pas la peine de le remettre en place. A quoi bon ? J'avance si vite que cela rend l'action inutile.
Le portail de la cathédrale Saint-Trophime me laisse sans voix. Je lâche Arnauld pour poser les deux mains sur la pierre blanche. Comme si j'allais comprendre son langage, ou entendre battre son cœur. Les colonnes bleutées, au nombre de six sur cette façade, sont supportées et surmontées respectivement par des créatures au visage horrifiant, et des fleurs si admirablement sculptées que pour un peu, je pourrais presque en imaginer l'odeur.


Nous passons les portes, et entrons dans l'édifice. C'est aussi beau en dedans qu'en dehors. Je regarde partout, bouche entrouverte et yeux écarquillés. Je remonte la nef à pas lents, serrant contre moi mon châle, parcourue d'un frisson qui n'a rien à voir avec le froid. Je tourne sur place, parvenue à la jonction de la nef et du transept. Je regarde chacune des sculptures, ébahie par tant de finesse. Comment parvient-on à rendre la pierre, qui semble rude et dure, si lisse, presque brillante, assurément gracieuse ? J'en ai presque les larmes aux yeux. Encore quelques pas et je me trouve devant l'autel. Je me tiens immobile quelques instants, pensive et à des lieues de l'endroit où je suis. Je fais brusquement demi-tour, et après avoir déambulé dans le bien nommé déambulatoire, je ressors en serrant entre mes doigts fins ceux d'Arnauld.

L'aubergiste m'ayant vanté les arènes, je décide de m'y rendre. A peine le temps d'acheter deux miches aux lardons et aux olives, que je me hâte déjà vers notre prochaine visite. Midi est passé, et je me dépêche d'engloutir mon pain, avant de me tenir face aux arènes. C'est immense ! Le plus grand monument que j'ai jamais vu. Nous entrons sans tarder, profitant du calme relatif des lieux. Certaines parties sont sérieusement abîmées, presque éboulées. J'enjambe les pierres tombées sur les gradins, et informe Arnauld que je compte bien faire le tour de l'édifice autant de fois qu'il y a de rangées. Un certain nombre, donc.

Inépuisable, je m'en tiens à ce que j'ai dit, profitant du spectacle et imaginant ce qui a bien pu se passer ici autrefois. Ou même encore de nos jours. Après un certain temps d'une marche qui se fait moins vive à mesure que nous grimpons, je repère une sorte d'alcôve. Un passage en vérité, qui mène sans aucun doute quelque part. Je m'y engage sans tarder, serrant toujours la main d'Arnauld dans la mienne. Il y fait plus sombre, et comme par un automatisme étrange, me retrouver dans un endroit confiné et sombre en compagnie du jeune homme me donne quelques idées qui me font rougir. Heureusement, la subite coloration de mes joues passe inaperçue, dans ce clair-obscur. Les pensées d'Arnauld doivent rejoindre les miennes, à moins qu'il n'ait simplement compris lorsque mes doigts ont écrasé les siens, ce que j'ai en tête. J'éluciderai ce mystère plus tard. Pour l'heure, je tâche d'être occupée.

Mon dos contre la paroi du mur, j'enroule les jambes autour des hanches d'Arnauld. J'ai bien vu que, malgré les découvertes que nous avons fait sur la ville depuis ce matin, la visite a moins captivé Arnauld que moi. Il n'avait pas l'air de s'ennuyer tout à fait, mais je crois qu'au bout du dixième Saint perché dans une niche au coin d'une rue quelconque, son intérêt pour la chose ne se soit un peu émoussé. Et j'ai bien l'impression que gravir encore et encore les degrés des arènes et de faire encore et encore le tour des gradins, n'ait pas su accrocher son attention jusqu'au bout. Car après tout, qu'est-ce qui ressemble le plus à un gradin qu'un autre gradin ? Aussi, je ne pense pas me tromper en affirmant que cette visite approfondie des arènes ne lui redonne un regain d'intérêt pour la journée qui n'est après tout, pas encore terminée.

Alors que mes ongles se crispent sur ses épaules et que mon souffle devient aussi chaotique que les battements de mon cœur, que j'étouffe dans le creux de son cou toute la gamme des notes que j'aurais pu hurler à tort et à travers si nous ne nous étions pas trouvé dans un endroit qui répercute si bien les sons ; le soir tombe, parfaitement indifférent à ce que fait l'humanité. Les voyageurs se raréfient dans les gradins, de même que les Arlésiennes et Arlésiens qui rentrent chez eux ou se précipitent au marché en vue de préparer la soupe du soir. Quelques discussions animées tournent autour de Noël qui approche. Les enfants tapageurs se bousculent et se défient, allant parfois jusqu'à se donner des coups, avant que la voix de leur père ne claque dans l'air. Et ils rentrent penauds chez eux si d'aventures ils ont perdu, et victorieux s'ils en sont sortis triomphants. Les lingères ramassent le linge étendu. Les cheminées commencent à fumer. Et les cloches de toutes les églises sonnent les vêpres à quelques secondes d'intervalles. Une véritable cacophonie, qui tombe plutôt bien pour moi. Cela couvre admirablement ce que je n'ai pas pu étouffer contre le cou d'Arnauld. A ma décharge, c'est entièrement de sa faute.

Une fois mon jupon rabaissé et ma robe remise en place, une fois Arnauld parfaitement « reculotté », nous regagnons nous aussi les rues encore animées. J'ai si faim que je pourrais avaler un veau à moi toute seule. En lieu et place du bébé bovidé que j'affirme haut et fort pouvoir manger devant un Arnauld souriant, celui-ci m'entraîne vers l'auberge. Et nous commandons quelques spécialités régionales à base de taureau, ainsi qu'un bol de soupe, et en dessert, des fruits confits.
Oubliée, la terrible dispute concernant Lulu. Oubliés, les deux jours où nous avons peiné à trouver quelque chose à nous dire. Et je ne pense pas avoir tort en songeant, attablée devant mon écuelle, que nous sommes tellement heureux que l'on semble en rayonner.



Mais si tu chantes avec moi penses-tu que tu pourrais sourire à nouveau ?
Si tu chantes cette mélodie, penses-tu que tu pourrais rire à nouveau, mon ami ?
Arnauld
    Montpellier

    Arnauld et Actyss visitaient la ville à leur manière.

    Certes, quand il avait dit à Pépin et à Hélona qu'il resterait encore quelques jours à Montpellier pour faire explorer la ville à Actyss, il pensait, vertueusement, à la faire déambuler dans les allées de l'immense marché, à lui faire visiter la cathédrale et les autres monuments de la ville, à marcher sur les remparts, à la regarder s'extasier devant des fontaines en pierre sculptée ou des bâtisses aux façades ouvragées, à lui acheter quelques pâtisseries locales qu'ils auraient mangés ensemble, assis sur un petit banc d'une des innombrables venelles de la ville la plus peuplée de France.

    Or, pour l'instant, ils ne faisaient rien de tout cela. Mais, quoi ! Trouver dans un port si animé un seul endroit à l'abri des regards, ça nécessitait bien une exploration approfondie ; point de mensonge de ce côté-là. Et ça n'avait pas été un mince exploit de le dénicher, cet endroit. Il y avait tant de monde sur ce port ! Mais quand il a pareil projet en tête, Arnauld est inarrêtable. Capacités cérébrales décuplées, vision aiguisée, tous les sens en alerte – un peu comme le chasseur qui s'apprête à fondre sur une proie, si vous aimez les images. Et donc, après une savante prospection, l'endroit rêvé avait fini par lui apparaître : il s'agissait du petit espace étroit entre deux barques ramenées sur le sable, un peu en retrait par rapport aux quais ; il était de surcroît recouvert par des filets de pêche qui constituaient un baldaquin idéal à cette couche improvisée. Car c'était bien cela qu'il recherchait avec tant d'empressement : quelque chose qui ferait office de couche, pour y entraîner la petite blonde, s'affairer à la débarrasser de quelques vêtements importuns, et s'adonner une nouvelle fois à leur activité favorite. Que voulez-vous, c'était plus fort qu'eux.

    Ellipse. Les détails grivois ne vous intéressent pas.

    Un peu plus tard, donc, toujours entre ces deux barques sous ce toit en filets de pêche, Arnauld dévisageait Actyss avec un air de joie béate et d'admiration éperdue. Un amoureux transi, voilà ce qu'il était devenu. Et si vous voulez mon avis, ça tenait franchement du miracle, après ce qu'il avait vécu avec Cléocharie Corleone. Certes, il ne l'avait pas oubliée ; certes, il l'aimerait toujours et certes, quand il pensait à elle et à ce qu'elle pouvait être en train de faire, il avait encore l'impression qu'on remuait un couteau dans ses entrailles. Mais Actyss était tellement... Extraordinaire. Elle s'était frayé, petit à petit, un chemin jusqu'à son coeur, et elle n'avait pas manqué de l'atteindre. Et alors qu'il avait aimé Cléo tout de suite, d'un coup, immédiatement et totalement, son amour pour Actyss croissait de jour en jour. C'était peut-être plus sain ; c'était en tout cas la promesse d'un avenir resplendissant, car s'il l'aimait un peu plus chaque jour que le Très-Haut faisait, il y avait fort à parier que cet amour-là dépasserait tout – même Cléo.

    Si je le laissais faire, Arnauld vous décrirait pendant des heures les innombrables qualités de la jeune blonde. Jolie comme un cœur, fraîche comme la rosée, dévouée comme une sainte, douce comme la soie, riante comme un paysage printanier, futée comme... Non, non. Arrêtons ici la liste, cela épargnera quelques heures de votre temps libre. Mais même Pépin et Hélona étaient d'accord avec lui. Elle était parfaite, absolument parfaite. Elle était l'étoile du conte que lui avait écrit l'Auvergnat, Le jeune homme au cœur de verre. Conte qui l'avait d'ailleurs énormément touché, malgré les quelques "crétin d'idiot" qu'il avait lâché en en achevant la lecture. Il était très difficile d'en vouloir encore à Pépin, après la publication de cette histoire, métaphore de la sienne, qu'il révélait ainsi avoir si bien comprise. Et puis, son comportement à son égard avait été si différent de celui qu'il avait eu en Bourgogne, quelques semaines plus tôt... Cela avait même été un peu étrange. Il y avait eu toutes ces lettres, mais c'était la première fois qu'ils se revoyaient après la violente rupture de leur amitié. Peut-être le léger malaise qu'Arnauld ressentait était-il donc normal, et sans doute qu'il se dissiperait très bientôt. C'était en tout cas ce qu'il espérait.

    Pour l'heure, il était encore occupé à embrasser Actyss – tous deux très peu vêtus, faut-il le préciser. C'était dangereux. Leur cachette n'était certes pas trop mal, mais il y avait toujours le risque qu'un pêcheur ou un simple badaud surgisse et les surprenne. La ville avait une réputation libertine, mais ce n'était pas une raison. Certaines choses sont privées. Surtout qu'il serait sans doute bien capable de crever les yeux de tout homme qui apercevrait ne serait-ce que la moitié d'une des deux merveilles adorablement affolantes qui constituaient la poitrine de sa précieuse Actyss. Par égard pour les globes oculaires montpéllierains, il fallait donc qu'il se raisonne et qu'il la laisse se rhabiller. C'était cruel, mais c'était ainsi. Et puis, en toute honnêteté, il n'était pas tout à fait sûr de passer, au total, moins de temps nu que vêtu. Alors certes, il économisait ses habits. Mais tout de même. Si sa situation ressemblait bel et bien au paradis, rien ne l'autorisait à en adopter la mode vestimentaire.

    Il réajusta donc ses braies, remit la chemise que lui avait arrachée la jeune fille, se recoiffa comme il put à l'aide du peigne le plus vieux du monde – les doigts – car l'expérience de la veille lui avait appris la nécessité de mieux dissimuler les indices de ses ébats, s'assura qu'Actyss était convenablement couverte, attrapa sa délicieuse petite main et l'entraîna vers le marché. Prochaine activité : se gaver de fruits confits. Car en effet, après une longue et belle étreinte, le goût sucré du miel et des fruits, il n'y a que ça de vrai – adage arnauldien.
Actyss
🔥

« We were meant for one another
Come a little closer »


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Béziers
Nous y sommes. C'est le grand jour. Je vais rencontrer les parents d'Arnauld. Je me suis longuement préparée avant de me décider à venir. J'ai d'abord pris un bain, me suis soigneusement lavée, et ai laissé mes cheveux sécher devant la cheminée. J'ai ensuite enfilé, par-dessus ma chemise de corps me tombant aux mollets, une robe neuve, d'un joli jaune pissenlit. Ma chevelure, une fois peignée avec soin est finalement laissée libre, après moult essais de coiffures compliquées.
Finalement, je me décide enfin à sortir de la chambre que j'ai loué exprès pour mes préparatifs. Un pâté en croûte dans les mains, j'inspire profondément pour dissiper le nœud de mon estomac, et rejoins Arnauld devant l'auberge.


Un léger souffle de vent agite ma robe, qui claque autour de mes chevilles. L'air embaume bientôt la violette, en provenance de mon cou. Quelques gouttes déposées sur la nuque et à l'intérieur de mes poignets, pour être assurée de sentir bon. J'ose croire que cela donnera de moi une image positive de jeune fille soignée.
Je ne dis pas un mot durant le trajet. Je marche un pas derrière Arnauld, sans prendre gare à la route. Ma sacoche rebondit contre ma hanche, pleine des choses que je compte offrir aux parents du jeune homme. Enfin, la maison m'apparait, et je prends le temps de l'étudier avant d'entrer. C'est une jolie demeure, preuve comme me l'avait dit Arnauld, que les Cassenac ne sont pas indigents. Un peu de terrain entoure la propriété. Je suppose que leur champ est celui que l'on distingue un peu plus loin.


Arnauld s'engage sans hésiter, et je tâche d'en faire autant. La porte s'ouvre, et une femme d'assez petite taille, même si elle reste plus grande que moi, nous fait face. Elle a les cheveux très bruns, mais la peau pâle. Sans doute son ascendance Bretonne. Son regard marron accroche le mien, et j'essaye courageusement de ne pas baisser les yeux. Je tente un sourire, au cas où. Arnauld me fait signe d'avancer encore, ce que je fais à petits pas. La femme nous fait signe d'entrer, et je me retrouve bientôt dans la pièce principale et à vivre. Un homme est assis derrière une table. Sans aucun doute le père d'Arnauld. Il a les mêmes cheveux ébouriffés et les mêmes iris bruns. Je me sens mal à l'aise, scrutée de la sorte. Je fais tout pour ne pas me crisper, mais c'est assez difficile. Les présentations sont bientôt faites. Anne et Bruno Cassenac. Je décline mon nom d'une voix timide, me rapprochant sans m'en rendre compte d'Arnauld. Je tends finalement le pâté en croûte à Anne.

Je sens bien qu'ils me jaugent, et pour apaiser les tensions, je leur offre à chacun tous les cadeaux que j'ai choisi pour eux. Un châle triangulaire pour Anne, ainsi que des huiles et des crèmes. Deux bouteilles de vin pour Bruno. Je me sens rougir. Et si tout cela ne leur plaisait pas ? Néanmoins, ils me remercient poliment. J'ai presque envie de fuir, mais je fais bonne figure. Je suis avec Arnauld. Ma main aussitôt, vient chercher la sienne, et je mêle mes doigts aux siens, collant mon épaule à la sienne. J'ai besoin de lui en cet instant, pour puiser le courage nécessaire à l'examen complet des Cassenac. Je crois qu'Arnauld parle un peu de moi. Même si je n'entends rien, concentrée que je suis sur la découverte de la pièce, je l'entends prononcer le nom de Mervent. Aussitôt, je suis de nouveau concentrée.

« Guérisseuse ? Et votre mère l'était avant vous ? »


Le sujet est lancé, et moi, je me sens revivre. Soudainement bien plus sûre de moi, je commence à expliquer ma vie avant le mois d'Août. J'en lâche la main d'Arnauld, m'exprimant avec de grands gestes, heurtant la mâchoire du jeune homme à un moment palpitant de mon récit. Je pouffe et passe les bras autour de son cou, avec tout le naturel qui me caractérise. Je dépose un baiser sur l'endroit touché, sans gêne, et sans en ressentir du tout. Et très simplement, je reprends le fil de mon histoire. Je raconte Maman, je raconte Mervent, je raconte toute ma vie en un quart d'heure.


« Et puis j'ai rencontré Arnauld. Enfin, de nouveau rencontré, vous savez, à Tonnerre. Je pensais que cette ville était sujette aux orages, mais nullement plus qu'ailleurs. Et puis nous sommes partis ensemble, et puis... Enfin... J'ai fait de son bonheur ma raison de vivre. »


Et rien au monde ne saurait être plus véridique. Anne Cassenac m'accorde un vrai sourire. Peut-être parce qu'elle a vu la façon dont j'ai regardé son fils à la fin de ma phrase ? Le regard que je lui lance habituellement, débordant de l'amour sans borne que je ressens pour lui. Je me presse davantage contre lui, m'accrochant à son bras.
Plus tard, nous mangeons finalement le pâté en croûte au repas. Et l'après-midi s'écoule au rythme des activités des Cassenac. Je commence par suivre Anne partout, l'aidant à laver les plats et les écuelles. Puis, pour ne pas donner l'impression que je n'ai rien à faire de ce que fait Bruno, c'est lui que je me mets à suivre. Les mains jointes dans le dos, je lui pose mille questions sur ce qu'il fait dans son champ. Je lui demande comment il gère tout cela, s'il emploie des journaliers, combien d'heures il passe à travailler, et ce qu'il aime manger quand il rentre. Il a l'air un peu perplexe, mais tâche de me répondre.

« Et la soupe à la châtaigne, ça remplit bien, alors c'est ce qu'il faut. »


Et le reste de la journée s'écoule ainsi, calme et tranquille. Ou presque. Parce que je suis moi et que je n'arrive pas à me comporter convenablement, je cours partout. De Bruno à Anne, d'Anne à Bruno, et tout cela entrecoupé de baisers à Arnauld. Je me jette parfois à son cou pour le serrer contre moi. Je reviens vers lui en trottinant pour lui montrer une chose extraordinaire, ou ce que je prends comme telle, bien souvent un caillou d'une forme étrange. Je virevolte comme lorsque je danse, m'enthousiasmant d'un rien. J'aide à préparer le dîner du soir, agrémentant le potage de quelques herbes aromatiques que je sors de mes petits sachets. Puis la nuit tombe, tôt en cette fin d'Automne. Et seule dans le jardin, le nez en l'air, je contemple les étoiles qui s'illuminent une à une, comme si quelqu'un là-haut allumait des bougies. Je souris au ciel. Ai-je le droit de penser qu'aujourd'hui, ma famille s'est agrandie ?


Nous étions faits l'un pour l'autre
Viens un peu plus près
Note : Les propos des parents d'Arnauld ont été validés par LJD Arnauld.
Arnauld
      « Elle a l'air très amoureuse.

    Arnauld sourit à sa mère et écarta un peu plus les bras pour décoincer un fil de l'écheveau de laine qu'elle mettait en pelote. Cela lui semblait faire des années qu'il ne s'était pas assis en face d'elle pour l'aider dans cette tâche ; quand il était plus jeune, c'était une chose qu'ils faisaient régulièrement. L'immobilité à laquelle cette activité le contraignait l'ennuyait alors un peu, il est vrai, mais c'était aussi, d'une certaine façon, un moment privilégié que pouvaient partager la mère et le fils et auquel ils tenaient tous les deux. Tendre à nouveau les mains vers sa mère pour bloquer un écheveau de laine lui procurait à la fois un sentiment de nostalgie et d'apaisement.

      – Elle est fabuleuse.

    Anne Cassenac hocha légèrement la tête, sans quitter son fils du regard.

      – Tu as l'air amoureux aussi.

      – Oui.

      – C'est vrai, Arnauld ? Tu aimes cette jeune fille ?

    Il y avait quelque chose dans la voix de sa mère qu'Arnauld, qui ne la connaissait que trop bien, interpréta immédiatement comme le signe annonciateur d'une conversation peu plaisante.

      – Oui, je l'aime. Je te l'ai déjà dit.

    Le regard qu'elle lui lança donna à Arnauld l'impression que sa mère était en train de s'infiltrer dans son âme pour en sonder les tréfonds. C'était assez désagréable.

      – Je ne vous l'aurais pas présentée si je n'étais pas sincèrement amoureux d'elle.

    Court silence. Mauvais pressentiment.

      – Et Cléocharie ?

    Arnauld se raidit. Il l'avait redouté, il l'avait senti arriver avant qu'elle n'ouvre la bouche pour le dire, mais il n'avait rien pu faire pour le retenir.

      – Quoi, Cléocharie ?

      – Tu es donc parvenu à l'oublier ?

      – Je ne l'oublierai jamais.

    Anne Cassenac avait reposé la pelote à moitié formée et le regardait, la tête un peu inclinée sur le côté, une attitude qui lui était familière quand il s'agissait d'aborder des sujets graves. Arnauld, lui, fixait l'écheveau enroulé autour de ses avant-bras, les sourcils légèrement froncés.

      – Tu ne l'oublieras jamais. Oui, je te crois, Arnauld. Mais je t'ai vu si malheureux, mon fils…

    Arnauld ne répondit pas, se demandant où elle voulait en venir. Sa phrase resta en suspens ; elle semblait attendre qu'il se confie.

      – Elle me manque.

      – Arnauld… Bien sûr qu'elle te manque. Mais regarde Actyss. Cette jeune fille est adorable. On dirait qu'elle rayonne de bonheur, quand elle est avec toi, et toi tu sembles beaucoup plus apaisé et heureux que quand tu nous as présenté Cléocharie. Je crois qu'elle est mieux pour toi. Elle peut faire ton bonheur.

      – Elle me rend heureux, Maman. Je te l'ai dit, j'aime Actyss.

    Elle continuait de le dévisager, attendant de toute évidence qu'il poursuive.

      – Seulement…

      – Seulement quoi, Arnauld ?

      – Il me manquera toujours… quelque chose.

    Anne soupira et prit les mains de son fils entre les siennes. Elle avait un visage si sérieux qu'Arnauld se sentit incapable de détourner le regard.

      – Arnauld, écoute-moi bien. C'est important, ce que je vais te dire. Tu ne peux pas gâcher ton bonheur avec le souvenir d'une femme qui t'a quitté. Mais surtout, Arnauld, tu es un homme adulte, maintenant, et tu as des responsabilités. Tu as des responsabilités envers Actyss. En gâchant ton bonheur ainsi, tu gâches aussi le sien. Elle ne mérite pas cela. Elle t'aime – oh, je ne dis pas qu'il faille être quelqu'un d'exceptionnel pour t'aimer, selon moi tu as de quoi faire perdre la tête à n'importe quelle fille, mais elle est si sincère et si dévouée que tu serait capable de la briser, comme Cléocharie t'a brisé.

      – Je sais, Maman, mais…

      – Ne me dis pas « mais ». Arnauld, il faut du temps pour guérir d'un cœur brisé, mais je t'assure que tu vas y parvenir. Laisse faire cette jeune fille. Laisse-la combler le manque dont tu parles. Vous le méritez tous les deux.

      – C'est que, je…

    Anne était certes la plus loquace des époux Cassenac, mais elle ne l'avait pas habitué à de telles tirades. Il en était presque intimidé, et les mots qu'ils cherchaient à dire, qu'il n'avait jamais formulés à voix haute, semblaient vouloir rester bloqués dans sa gorge. Cependant elle le regardait toujours, et il fallut bien qu'il les laissât résonner dans le silence qui les entourait.

      – C'est que je culpabilise.

      – Tu culpabilises ? De quoi ?

    Évidemment, elle ne comprenait pas. Personne ne comprenait. Pour tout le monde, la seule personne qui mériterait de culpabiliser, c'était Cléo. C'était Cléo qui l'avait quitté, c'était Cléo qui avait épousé un inconnu, c'était Cléo qui l'avait humilié le jour de leur mariage avorté – même si ses parents ne savaient rien de ce qui s'était passé à Carcassonne ce jour-là, Arnauld ayant soigneusement éludé la question – en vérité, très peu de gens savaient qu'il y avait eu cette tentative ratée de mariage entre eux deux.

      – J'avais juré que je n'aimerais jamais qu'elle. Que je l'épouserais et que je lui ferais des enfants. On était fiancés. Je n'ai jamais rompu les fiançailles, moi. Et je l'aime et j'en aime une autre. Et je vais pas faire ma vie avec Cléo. Je trahis tout ce que j'ai promis. Et elle était si sûre que je n'aurais aucun mal à refaire ma vie avec une autre, et je ne veux pas qu'elle ait raison. Et...

    Voilà qu'il recommençait à avoir la gorge nouée et les yeux qui piquent. Parler de Cléo, même après tout ce temps, ne manquait jamais de produire de tels effets ; ajoutez à cela la présence maternelle qui donne la tentation de se laisser aller au retour en enfance, et vous êtes assurés de voir poindre quelques larmes.

      – Et… Et je veux la revoir.

    Il sentit la main de sa mère sur sa joue avant même de se rendre compte qu'elle lui avait lâché la main.

      – Mon Arnauld… Tu ne fais rien de mal, au contraire.

    Il y eut un court moment de flottement. Elle avait l'air d'avoir eu une idée.

      – Tu sais… Tu pourrais lui écrire. Tu lui raconterais tout cela dans une lettre, à Cléocharie. Ça te soulagerait.

      – Je ne veux pas qu'elle me réponde. Elle va me dire qu'elle est heureuse là-bas.


      – Tu ne m'as pas comprise. Ce n'est pas pour obtenir une réponse. C'est pour lui écrire. Tu n'as pas besoin d'une autorisation de cette jeune femme pour être heureux. Mais je pense que le fait de t'obliger à mettre tout ce que tu ressens par écrit, cela t'aiderait. A la rigueur, tu n'as même pas besoin de la lui envoyer, cette lettre. Tu l'écris, et tu la brûles. C'est aussi pour lui dire adieu.

    Arnauld resta silencieux un moment. Des lettres à Cléo, il y en avait des centaines qu'il lui avait adressées sans jamais trouver le courage de les écrire véritablement. Il n'était pas certain d'avoir plus de force pour écrire cette lettre d'adieu que pour les lettres d'amour qu'il n'était pas parvenu à faire exister ailleurs que dans son esprit. Sa mère avait peut-être raison, cependant. Cela pouvait fonctionner. Au moins un peu.

      – Je vais essayer. »

    Il ne précisa pas quand. A vrai dire, il l'ignorait lui-même. Si elle interpréta cela, avec justesse, comme la marque du fait qu'il lui faudrait fournir un effort presque surhumain pour prendre la plume un jour et écrire cette fameuse lettre, s'il y parvenait jamais, Anne n'en fit rien savoir et se contenta de faire glisser ses doigts de sa joue à ses cheveux. Le geste avait quelque chose de très apaisant, et il ferma les yeux. Cela ne dura que quelques secondes, cependant ; le bruit des pas lourds de son père, accompagné de celui du léger trottinement d'Actyss, leur parvinrent depuis la cour. Anne reprit la pelote, Arnauld tendit à nouveau les bras et l'écheveau. L'entrée d'Actyss dans la salle où ils se trouvaient lui donna l'impression que toute la tension retombait, et il se surprit à arborer un large sourire quand elle s'approcha de lui, qui s'agrandit encore quand elle posa un baiser sur sa tempe. Elle était déjà en train de lui raconter, pleine d'enthousiasme, ce qu'elle venait de faire avec son père. Sans la quitter des yeux, peu concentré sur la tâche à laquelle il aidait sa mère, Arnauld l'écoutait, son cœur retrouvant le rythme un peu trop rapide mais si agréable qui lui démontrait, à chaque fois que d'aventure il pouvait se risquer à en douter, qu'il était fou amoureux d'elle.
--Cassandre.de.mervent



À deux jours de Narbonne, sentiers languedociens.

J'avais marché plus vite que prévu. Un rapide mot à ma fille l'avait informé de ma venue prochaine, et les quelques lignes enthousiastes qui avaient constitué sa réponse n'avaient que rendu plus hâtive ma marche. Elle me racontait brièvement des choses que je n'avais pas envie d'entendre, ni de lire. J'étais au moins persuadée que le garçon ne l'avait pas encore demandé en mariage. Actyss me l'aurait dit, sinon. Elle était incapable de me cacher quoi que ce soit, c'était dans sa nature. Au moins avait-il respecté mon souhait. Je ne pouvais pas lui reprocher cela. Je reverrai mon enfant, et non une jeune et jolie fiancée.

Malheureusement, toutes les lettres de ma fille ne débordaient pas de bonheur. Les quelques lignes reçues un peu plus tôt m'avaient mise en garde contre me agissements. Que je menace le garçon, que je lui fasse du mal, et elle s'ôterait la vie sans plus de cérémonie. Que je lui demande de choisir et elle s'en irait avec lui. Et tout en étant furieuse après le garçon, je ne pouvais m'empêcher de me dire que pour qu'elle l'aimât autant, c'était qu'il en valait peut-être la peine.
Puisqu'il me fallait m'habituer au fait que mon enfant fasse sa vie avec lui, et puisqu'il m'était presque impossible de rompre leurs liens pour l'instant, j'avais décidé de me montrer exigeante à son sujet. Cet Arnauld devrait répondre à certains critères particulièrement pointus, s'il voulait qu'un jour, je donne ma bénédiction à leur union. Ou même simplement, à leur vie ensemble. Je savais, aussi sûrement que je connaissais les dix remèdes pour soigner la toux, que ma fille avait besoin que je donne mon consentement. Je savais qu'elle attendait mon agrément avant de s'offrir tout à fait à ce garçon.

Il devait être intelligent, c'était un point non négociable. Hors de question que ma fleur finisse ses jours aux côtés d'un parfait crétin. Il devait être beau, aussi. Ma fille était, en toute objectivité, une jeune fille d'une grande beauté. Sous l'or de ses cheveux longs, les traits de son visage frôlaient la perfection, et la parfaite ignorance qu'elle avait de sa beauté ne faisait que la rehausser encore. Il devait aussi avoir un talent quelconque. Je ne pouvais pas tolérer que ma fille adorée vive auprès de quelqu'un qui ne savait rien faire de ses dix doigts. De même, et surtout, il devait pouvoir pourvoir aux besoins d'Actyss. Nous étions quasiment en Hiver, et sur le chemin qui m'avait mené de Mervent au Languedoc, j'avais pu marcher dans la neige, déjà. Il devrait donc lui offrir le gîte et le couvert durant toute cette pénible période. Un ventre plein et tout son être au chaud, voilà ce que j'exigeais. Et l'aimer. Je voulais qu'il en étouffe, de l'aimer. Qu'il ait l'impression de ne plus pouvoir respirer tant il serait épris d'elle. Je voulais qu'il en suffoque d'amour.

J'avais, dans la lourde sacoche qui me battait la cuisse, emporté quelques cadeaux pour elle. Et comme la peur d'être rejetée par ma fille m'avait étreint le cœur à ce moment-là, j'en avais aussi un pour le garçon. Un unique, qu'il ne recevrait qu'en main propre. Mes pensées s'égarèrent du côté d'Arnauld Cassenac. Lui donnait-il des surnoms ? Je me souvenais que le père d'Actyss m'appelait son coquelicot, parce que déjà à l'époque, j'avais choisi de porter du rouge. Comment l'appelait-il, lui ? Et comme à chaque fois que mes souvenirs me transportaient vers Hector, je sentis mon cœur se serrer. Il était bel homme. Le plus beau que j'ai jamais pu voir en vérité. Assez grand sans être un géant. Il me dépassait largement. Fort, à force de manier la lourde épée et le bouclier qui allait avec. Des yeux verts, rieurs. Un nez droit, dans le style classique romain. Et une masse de cheveux d'or qui ne cessait de lui tomber sur le front à chacun de ses mouvements. Il avait un rire qui portait loin. Je me rappelais encore la sensation de ses mains puissantes sur ma taille frêle. Mais il m'avait abandonné. Abandonné dès qu'il avait su que j'étais enceinte.

Un jour, je l'avais vu dans Mervent. Il était seul, monté sur son cheval alezan. Actyss avait alors six ans. Elle était minuscule, et ses cheveux en broussaille flottaient comme une bannière sur ses épaules fines. Elle jouait, pieds nus, la robe crottée, au bord d'une flaque, un matin d'Automne, après une nuit de pluie. J'avais entendu le bruit des sabots et m'étais aussitôt précipitée pour récupérer ma fille, de peur qu'on ne me la vole. Mais en reconnaissant le profil du cavalier, mes jambes s'étaient dérobées sous moi. J'étais tombée par terre, dissimulée aux yeux d'Hector par la masse compacte des fougères. Je pouvais entendre Actyss, à quelques mètres de moi, qui gazouillait innocemment. J'avais envie de hurler pour qu'elle revienne, mais je ne voulais surtout pas voir son père. Ou plutôt je ne voulais pas qu'il me voit. Lui en revanche, avait tout de suite remarqué la petite fille. Je le revois encore descendre de cheval et poser un genou à terre. Je l'entends encore lui demander si elle vit ici. Et mon Actyss qui lui avait répondu, nullement impressionnée par ce grand homme, lui avait répondu de sa petite voix chantante comme une clochette, que la forêt était sa maison.

Avait-il compris, à cet instant, qu'il parlait à sa propre fille ? De ma cachette, j'en avais été persuadée, sur l'instant. J'avais vu son regard, je connaissais par cœur chacune de ses expressions. Et il était parti sans rien dire. J'avais cru que l'histoire s'arrêterait ici. Sauf que deux jours plus tard en passant au même endroit, j'avais retrouvé, accroché à un tronc d'arbre, une lettre. Une lettre qui m'était adressée. Et chaque année, depuis lors, à la même date, j'en trouvais une autre. Sauf que toutes les suivantes étaient pour Actyss. Il ne savait pas son prénom, ne l'avait jamais su. Il y avait fort à parier qu'il ne le saurait jamais. Du moins... Il ne l'aurait jamais su si je n'avais pas décidé de faire quelque chose qui me dépassait encore. Actyss avait quinze ans. Elle aimait un garçon. Et Arnauld avait eu raison en déclarant qu'elle n'était plus une petite fille. Et il était temps pour elle de savoir ce qu'elle devait savoir.

Et soudain, les neuf lettres dans ma besace parurent peser bien plus lourd qu'un instant plus tôt. Les mensonges et la dissimulation augmentaient sensiblement la charge d'un vulgaire bout de parchemin. Parce que de ces neuf lettres, ma fille n'en avait jamais rien su.
Actyss
🌻

« J'entends au-dessus de moi dans les cieux
Les anges qui chantent entre eux.
Ils ne peuvent trouver de mot d'amour plus grand
Que celui-ci : Maman. »


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Narbonne
Ce matin n'est commun avec aucun autre. Je me réveille aux aurores, en sursaut. Le souffle court, persuadée d'être en retard, je me débats avec les draps entortillés autour de mes jambes. Je commence à me lever encore toute saucissonnée sous les couvertures. J'en tombe par terre, mais me redresse en un bond, soufflant sur une mèche qui me barre la vue. Le boucan a réveillé Arnauld. Tout en procédant à une rapide toilette au broc d'eau fraiche posé dans un coin, je babille des explications d'une voix suraigüe. Maman arrive aujourd'hui. Je dois me dépêcher pour être prête et présentable. J'enfile avec soin la robe jaune pissenlit que je portais lorsque j'ai rencontré les parents d'Arnauld. Je boucle ma ceinture sur mes hanches. Je commence à peigner mes cheveux, mais renonce en tournant sur place. Mes chaussures ! J'ai failli oublier mes chaussures. Je mets mes bas, glisse mes petits pieds dans les bottines que je porte ordinairement, et tâche de vérifier que je suis parfaitement présentable en m'examinant sous toutes les coutures. Arnauld tente bien de retarder un peu mon départ en posant les mains sur ma taille, mais je le repousse.

« Je n'ai pas le temps ! Je suis en retard ! »

Je plante un bref baiser sur ses lèvres et détale en courant, Lucien sur les talons. Je dévale les escaliers, saute trois marches, me réceptionne souplement, quitte l'auberge silencieuse, et cours sur le sentier de terre battue qui mène du Brocélianguedoc à la ville. Le paysage tangue devant mes yeux tant je vais vite. Lulu aboie joyeusement dans mon sillage. Les odeurs de forêt s'estompent bientôt, remplacées par celles que dégage communément une ville portuaire. Relents de poissons, de marée, de sel et de ce quelque chose d'impossible à identifier qui fait tout le charme de l'endroit.
Je ralentis l'allure une fois que je commence à fouler les pavés de Narbonne. Je croise mon reflet dans la vitre d'une boutique, et réarrange ma robe. J'ai les joues rouges d'avoir couru. Mis à part cela, je suis aussi bien qu'il m'est possible de l'être. Je me plante devant le mur d'enceinte, juste en face de la grande porte qui vient de s'ouvrir. Et j'attends, le cœur battant, l'esprit fiévreux, aussi angoissée qu'excitée.


Enfin, après peut-être dix minutes à faire le pied de grue, je la vois surgir. Maman porte sa robe rouge foncé, et ses cheveux noirs cascadent dans son dos, sous ses épaules. Elle est parfaitement identique à la femme qu'elle était lorsque je l'ai quitté en Août. Elle s'est enroulée dans une cape brune toute simple. Elle regarde autour d'elle, et ne m'a pas encore vu. La foule me cache peut-être à son regard si exactement semblable au mien. Alors, faisant fi de toutes les bonnes manières que j'aurais pu apprendre, je cours vers elle. Mes pieds claquent sur les pavés, et résonnent sous la voûte de pierre épaisse de la muraille, se répercutant autour de nous. Elle me repère juste une seconde avant que je ne me jette dans ses bras.

« Maman ! »

Ses bras se referment autour de moi et me broient consciencieusement contre elle. Je ris autant que je pleure, et je la sens en faire autant.

« Ma fleur, ma fille chérie... » sanglote-t-elle sans retenue en prenant mon visage en coupe entre ses mains si douces. « Mon Dieu, que tu m'as manqué ! » ajoute-t-elle avec empressement, en me serrant de nouveau contre elle.

Nous restons là, à rire et à pleurer, indifférentes aux regards des badauds qui se retournent parfois pour nous observer encore un instant. Maman est là, tout va bien. Je suis tellement remplie de bonheur que je suis sûre d'exploser d'une seconde à l'autre. Puis, elle se recule légèrement, et me contemple de la manière dont elle m'a toujours contemplé. Un regard tellement rempli d'amour que cela m'en coupe le souffle. Je l'embrasse, et elle me le rend au centuple, avant que l'une de nous ne se décide à reprendre la parole.

« Je veux tout savoir, ma fleur. Raconte-moi tout ce qui t'es arrivé dans les moindres détails depuis que nous nous sommes séparées. »

Je glisse une main dans la sienne et l'entraîne à travers la ville. Je lui parle de tout. Sans rien omettre. Je lui parle de mes voyages, de mes découvertes, de mes amis animaux et de mes amis humains. Mais surtout, je lui parle d'Arnauld. Je lui explique que c'est plus fort que tout, que je l'aime, qu'il m'aime aussi, et qu'une sorte de passion dévorante nous intime de l'apaiser par tous les moyens possibles. Je vois bien que Maman fronce les sourcils et qu'elle jette un bref regard à mon ventre. S'attend-t-elle à le voir plus arrondi qu'autrefois ? Je glisse alors un commentaire sur ma consommation régulière de plantes adaptées, et le creux entre ses yeux se détend. Elle me pose beaucoup de questions sur Arnauld, et je réponds le plus précisément possible.

« Je tiens à passer cette journée avec toi, Maman. » fais-je en me plantant devant elle, poings sur les hanches, un air décidé imprimé sur les traits de mon visage. « Veux-tu bien visiter avec moi mes malades ? Et puis nous pourrions ensuite aller voir la mer. Et puis... Et puis je te présenterai Arnauld, ce soir. Et puis aussi Martin, Charlotte, Astrid, Benoît, et tu connais déjà Lucien. »


Mon chien jappe précisément lorsque je prononce son nom. Maman me serre de nouveau contre elle. Elle semble n'avoir pas assez de ses deux yeux pour me regarder tout son soûl. Je reprends sa main, tandis qu'à son tour, elle me parle de Mervent. Elle me parle de chez nous et en fermant les yeux, je me représente chaque brindille, chaque feuille. Je manque de percuter un passant, les yeux ainsi clos, mais Maman me ramène vivement contre elle, et m'étreint avec force. Je pose la joue contre son buste. Je peux ainsi constater que je n'ai pas grandi d'un centimètre. Maman est plus grande que moi, tout en restant plus petite qu'Arnauld d'une largeur de main. Je suis bien, là, tout contre elle. Je suis en paix. Bien plus à vrai dire que je n'ai jamais été depuis Août. C'est comme si je revenais à Mervent. Comme si désormais, plus rien de mal au monde ne pouvait m'arriver.

« Allons voir tes patients, ma fleur. Montre-moi que ma fille est la plus douée de toutes. »

J'amorce mon départ, large sourire aux lèvres, lorsque la main de Maman me retient par le poignet. Elle me regarde, comme inquiète soudainement.

« Je t'aime, mon adorée. N'oublie pas, quoi qu'il puisse se passer durant mon séjour près de toi... Près de vous... Je t'aime plus que tout au monde. Et ce pour toujours. »

Etrangement, j'ai la sensation que ses propos sont sans rapport avec Arnauld. J'ai la conviction qu'elle ne lui fera rien. Mais à quoi fait-elle allusion lorsqu'elle dit « quoi qu'il puisse se passer » ? La question me brûle les lèvres, mais là encore, je sens que ce n'est pas ce que je dois répondre. Ce n'est pas ce que Maman a besoin d'entendre.

« Je t'aime aussi, Maman. Rien au monde ne saurait changer ça. »

Et, un sourire sur nos deux visages si semblables, toutes deux rassurées et apaisées, nous prenons enfin le chemin de ce que je nomme en moi-même, « la tournée des malades. »


Edgar Alan Poe
--Cassandre.de.mervent


La forêt était silencieuse. Du moins autant que peut l'être une forêt bruissant des sons habituels. J'attendais Arnauld avec impatience. J'étais persuadée qu'il était en retard.
Je l'avais rencontré la veille pour la première fois, et j'avais été, en toute honnêteté, agréablement surprise. Ce garçon semblait réellement aimer ma fille. Il n'avait pas l'air d'un parfait crétin, n'était pas laid de sa personne, mais il avait tout de même un défaut. Il ne lâchait pas ma fille. Toujours à chercher à la toucher. Il lui prenait la main, il la prenait par la taille, il l'embrassait, et lorsqu'il ne faisait rien de tout cela, il la contemplait d'un air rêveur. Cela me rassurait, d'une certaine façon. Mais cela m'agaçait bien davantage, parce qu'à force de m'échiner à haïr la gente masculine, je prenais même les démonstrations d'affection de la part des hommes comme autant de gestes emprunts de traitrises à venir.

Il surgit enfin au moment où j'allais rebrousser chemin. J'avais bien cru qu'il ne viendrait pas. Mais il était là. Je faillis lui adresser un sourire engageant, avant de me souvenir que j'étais censée avoir une attitude froide et méprisante à son endroit. Je poussais un léger soupir, contrariée par ce rôle que je jouais, et qui pesait si lourd sur mes épaules.
Je le saluais néanmoins d'un signe de tête. Les mains crispées sur un petit sac de cuir, je regardais tout autour de moi comme si je cherchais une échappatoire. Et c'était le cas, en réalité. Je cherchais bien un moyen de m'en sortir sans causer trop de douleur à mon enfant. Et je savais que le seul à pouvoir l'aider, c'était ce jeune homme planté devant moi. Et s'il parvenait à atténuer l'explosion, à contenir le raz-de-marée qui s'abattrait bientôt sur Actyss, je me promis de l'aimer autant que le cœur d'une mère pouvait aimer son gendre.

Si ma fille et moi nous ressemblions effectivement comme deux gouttes d'eau, mise à part les cheveux, j'étais certaine qu'Arnauld n'avait jamais pu voir le visage d'Actyss crispé à ce point par l'angoisse. La terreur, même. J'inspirai profondément, en faisant un pas vers lui. Les brindilles tapissant le sol de la forêt craquèrent sous le talon de mes bottines épaisses. Il était temps de commencer.

« Vous devez vous demander pourquoi je vous ai donné rendez-vous ici, au beau milieu de la forêt, et sans Actyss... »

Je me tus une ou deux secondes, le temps de trouver mes mots, d'organiser mes explications.

« Ma fille... Actyss est ce que j'ai de plus précieux au monde. Vous ne pourriez imaginer ce qu'elle représente pour moi. Lorsque je suis tombée enceinte, je détestais cet être qui grandissait en moi et qui me privait de l'homme que j'aimais. J'ai tenté dix fois de m'en débarrasser. J'ai bu, j'ai consommé des plantes abortives, je faisais n'importe quoi. J'aurais tout donné pour n'être jamais être grosse. Mais elle s'est accrochée, elle a tenu bon, et elle est née. Et à l'instant où je l'ai tenu dans mes bras pour la première fois, j'ai su. J'ai su qu'elle allait me sauver, qu'elle avait déjà commencé à le faire. J'ai fait de ma fille ma raison de vivre. Elle est persuadée qu'elle me doit tout, mais elle se trompe. Vous verrez, à la longue. Elle est convaincue qu'elle dépend des autres, de ceux qu'elle aime. Elle ne veut pas comprendre qu'elle peut très bien fonctionner toute seule, mais que nous, on est incapables de fonctionner sans elle. Du moins est-ce mon cas... »

J'essuyai rapidement une larme qui roulait sur ma joue. Je pouvais encore tout arrêter. Empêcher tout cela et maintenir ma fille dans les illusions de son enfance. Pourquoi nous infliger cela, après tout ? Non, me repris-je férocement. Actyss devait savoir.

« J'ai vu hier comme vous la regardez. Je ne suis même pas certaine que vous ayez tout à fait conscience de la force de l'amour que vous lui portez, Arnauld. La façon dont vous avez de la suivre du regard dès qu'elle s'éloigne un peu... On dirait que vous souffrez le martyr dès l'instant où vous êtes trop loin pour la toucher. Vous avez cette manie de toujours l'effleurer. Vous lui prenez la main, vous la tenez contre vous... Et ce regard... Avez-vous conscience de tout cela, jeune homme ? Avez-vous conscience de la puissance stupéfiante de l'amour que vous avez pour elle ? »

Je lui adressai un léger sourire, doux, confiant. Je savais qu'il prendrait soin d'Actyss. Je lui pressai doucement le bras, cherchant encore la suite de mon interminable discours.

« Je sais que vous avez souffert, ma fille me l'a écrit. Elle me parle sans cesse de vous, et hier encore bien davantage. Mais ne faites pas comme moi, jeune homme. Ne laissez pas le désespoir vous noircir le cœur. Je n'ai pas été capable d'oublier son père, et je l'ai tant aimé que je l'en ai haï, à force. Et quand on commence à détester quelqu'un à ce point... Le noir s'installe partout. Son père en a choisi une autre, une inconnue, parce que ses parents l'avaient décidé. Il est noble, voyez-vous. Je voulais faire ma vie avec lui, m'enfuir loin de chez nous si c'était nécessaire pour vivre notre amour au grand jour. Mais il a été lâche, et il a opté pour la facilité. Il a choisi la sécurité à l'amour. Et je n'ai jamais pardonné sa faiblesse. J'ai souffert, j'ai espéré mourir pour oublier. J'ai mis des années à comprendre, parce que j'étais seule pour le vivre, cet abandon. Mais Arnauld... S'ils choisissent la facilité, ce n'est pas à nous d'en payer le prix. Je n'ai pas survécu, moi, parce que j'étais forte et courageuse. J'ai survécu parce que j'ai rencontré ma fille. »

Impulsivement, je le serrai brièvement dans mes bras. Cette jalousie que j'entretenais à son égard me semblait parfaitement ridicule, soudain. Plus Actyss serait aimée, mieux ce serait. Chacun avait sa place. Je serai toujours sa mère. Et il serait, pour toujours je l'espérais, l'homme qui partagerait sa vie.

« Dans quelques jours, je vais donner quelque chose à ma fille. Quelque chose qui va bouleverser sa vie. Qui va la blesser et lui faire très mal, sans aucun doute. Mais je dois le faire. Elle aurait besoin de vous, et il est fort probable qu'elle me rejette. Mais je l'aurais mérité. Alors mon garçon, puisque je ne pourrai pas, cette fois, apaiser ses larmes et la serrer contre moi pour aspirer ses chagrins, je vous confie cette charge. Rendez ma fille heureuse, Arnauld Cassenac. Rendez-la heureuse pour nous deux. »

Enfin, je lui tendis le petit sac de cuir que je tordais entre mes doigts depuis tout à l'heure. Je soulevai le rabat, et sortis de la pochette une lime et une râpe à bois. Il y avait divers modèles et diverses formes dans le sac, l'attirail parfait pour un futur menuisier.

« Ma fille m'a dit que vous appreniez les métiers du bois. Elle m'a dit que vous possédiez déjà des ciseaux et des gouges. J'ai pensé que ceci pourrait compléter votre équipement. Construisez lui un avenir, mon garçon. Et remplissez-le de bonheur. »
Arnauld
    Stressé, Arnauld ? Absolument pas. Ce n'était pas son genre. Le rythme beaucoup trop rapide auquel battait son cœur n'avait rien à voir avec une quelconque anxiété ; il était tout simplement dû au fait qu'il avait couru pour rejoindre le lieu du rendez-vous à temps. Il avait un peu de retard, il est vrai. Il quittait tout juste les bras d'Actyss, qui semblait au moins aussi angoissée que lui (même s'il ne l'était pas, ceci n'étant qu'une manière de parler, évidemment) et avec qui il avait partagé une étreinte des plus passionnées, comme si elle craignait réellement qu'il ne la quitte après l'entretien qu'il s'apprêtait à avoir avec sa mère. Il avait eu du mal à la relâcher pour retrouver Cassandre, et ce n'est qu'une fois arrivé dans le bois qu'il essaya de faire un effort pour soigner, au moins un peu, son apparence. Il entreprit de lisser du dos de la main les plis de sa chemise froissée, sans grand succès, et tenta de discipliner ses cheveux par quelques coups de peigne-doigts-écartés – avec encore moins de succès. Il prit encore quelques secondes pour calmer sa respiration, et s'avança pour rejoindre sa belle-mère.

    « Vous devez vous demander pourquoi je vous ai donné rendez-vous ici, au beau milieu de la forêt, et sans Actyss... »

    "Pour m'assassiner sans témoins ?", eut-il envie de répondre. L'expression sur le visage de Cassandre n'était pas pour le rassurer. Il n'aurait trop su dire s'il s'agissait de haine, de dédain ou, de manière plus inattendue, de peur. Peut-être était-elle aussi angoissée que lui (bien qu'il ne le fût pas, bien sûr) à l'idée de cet entretien ? Ou bien était-ce la perspective du meurtre qui suscitait chez elle de l'appréhension ? On ne tue pas quelqu'un tous les jours. Et puis il était plutôt robuste, peut-être craignait-elle qu'il ne se défende trop efficacement. Ce qu'il ferait, bien sûr, même s'il ferait tout pour éviter de la tuer – Actyss ne s'en remettrait pas, et elle lui en voudrait certainement à vie.

    Cependant, les paroles de Cassandre ne ressemblaient pas aux préliminaires d'un meurtre. Au contraire. Chose inattendue, elle se confiait à lui. Il l'écouta en silence, avec un mélange d'étonnement et d'une autre émotion qu'il n'aurait pas su qualifier et qui lui nouait étrangement la gorge.

    Elle avait essayé d'interrompre sa grossesse. Actyss aurait pu ne jamais naître. Cette idée lui causa un léger frisson, accompagné d'un sentiment de malaise. Pourquoi lui disait-elle tout cela, à lui ? Il comprit, à mesure qu'elle continuait son discours, qu'elle lui avait enfin accordé sa confiance. Elle avait compris, et même mieux, accepté l'amour qu'il portait à sa fille. Et, alors qu'il n'aurait jamais soupçonné que cela put être le cas, Cassandre et lui étaient étrangement similaires. La même expérience du désespoir, le même abandon par la personne qui représentait tout à leurs yeux au profit de "la facilité" – il n'avait jamais considéré le départ de Cléo sous cet angle, et pour la première fois il éprouva une certaine rancœur à son égard pour de ne pas s'être plus battue pour lui, pour eux. Et puis, surtout, le même amour inconditionnel pour Actyss, qui les avait sauvés tous deux.

    Il n'avait absolument pas imaginé que cet entretien prendrait une telle tournure. Il avait pensé à de la froideur, à des menaces, à de la violence même, mais jamais il n'avait envisagé des confessions, des larmes et de la douceur. Elle alla jusqu'à le prendre brièvement dans ses bras. C'était on ne peut plus troublant, mais il en était heureux. Que Cassandre l'accepte était, au fond, tout ce qu'il demandait.

    La suite, cependant, entama quelque peu son contentement. Elle comptait lui faire du mal ? Actyss allait être malheureuse ? Quelle était cette horrible chose qu'elle allait lui donner ? Il manifesta son inquiétude et essaya de lui en faire dire plus, tentant même de la dissuader de faire ce qu'elle projetait, quoi que ce fût, mais il ne parvint rien à obtenir d'elle. Elle secoua la tête sans lui dire la nature de ce qu'elle comptait lui donner, étant sûrement assez lucide pour deviner qu'Arnauld ne cacherait rien à Actyss. Il cessa d'insister, sourcils légèrement froncés.

    Le présent qu'elle lui fit, toutefois, le toucha beaucoup. A dire vrai, quand Actyss l'avait prévenu que sa mère comptait lui offrir quelque chose, il avait pensé qu'elle essayerait de le tuer avec. Et en découvrant les outils de menuiserie, sans la discussion qu'ils venaient d'avoir, il aurait été persuadé qu'elle s'en servirait comme armes. Rien de tout cela. C'était un véritable cadeau, sincère, et précieux. Il avait hâte de les montrer à Pépin. Il la remercia chaleureusement et, accrochant son regard, il lui promit de faire ce qu'elle lui demandait. Il serait là pour elle quand le bouleversement qu'elle annonçait surviendrait. Il l'aiderait à se relever. Il lui construirait un avenir, un bel avenir. Elle serait heureuse.

    C'était, pour lui autant que pour Cassandre, tout ce qui comptait au monde.
Actyss


« Je vous dirais simplement
Qu'à part ça tout va bien.
A part d'un père,
Je ne manque de rien. »


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« Tiens, ma fleur. Voilà les cadeaux promis. »


Surexcitée, je tends les mains vers ma mère. Nous sommes dimanche, il est midi et demi. Maman va me donner mes cadeaux.
Elle sort deux petits sachets de sa besace. Un air indescriptiblement triste lui brouille légèrement les traits. Jamais je ne lui ai vu une telle mélancolie. Lorsqu'un peu plus tôt dans la matinée, je lui ai demandé ce qui n'allait pas alors que nous cheminions vers la rivière, elle a éludé ma question en m'assurant que tout allait bien. Je vois bien que ce n'est pas le cas, mais je n'ai pas insisté. Je sais qu'elle finira par me le dire, lorsqu'elle le sentira. Il ne faut pas forcer les confidences.


Du premier sachet, elle sort une chaîne d'argent au bout de laquelle pend une croix de rose particulièrement magnifique. Sans attendre, elle me la passe au cou en m'expliquant qu'elle a reçu ce présent alors qu'elle avait juste quinze ans, et qu'elle m'expliquera plus tard de qui cela lui venait. Du second sachet, elle extraie une bague en or. Deux mains tiennent entre leurs doigts un cœur couronné. Maman me dépose l'anneau dans le creux de ma paume.

« Ceci vient de ma Grand-Mère Jeanne. C'était son alliance. Nous nous la transmettons de mère en fille depuis lors. Il est temps désormais que tu en hérites. »


Je la remercie, les larmes aux yeux, et me blottis dans ses bras. Maman me rend l'étreinte comme si elle voulait me casser les côtes. Elle me relâche doucement, quelques minutes plus tard, essuie les larmes qui roulent sur ses joues, et me donne une liasse de lettres retenues par un ruban d'un rouge un peu passé.

« Et ceci, ma fleur, ma fille chérie… Je te demande pardon. »


Elle s'éloigne brusquement, sur un dernier baiser, me laissant seule et stupéfaite. Je secoue la tête, et m'installe en tailleur devant la rivière, sur une pierre. La neige m'empêche de prendre place directement par terre. Le froid du granit sous mon derrière m'est pour l'instant indifférent. Je déplie la première lettre, curieuse. J'imagine déjà les mémoires de mes aïeules, les souvenirs d'antiques guérisseuses qui me donneraient des conseils à travers les âges. Mais ce n'est rien de tout cela que je déchiffre. A chaque nouveau mot, j'ai l'impression qu'on me transperce le ventre avec acharnement. Chaque nouveau coup me laisse plus morte que vive. Chaque nouvelle phrase m'engourdit. Je n'ai même plus vraiment mal. Si c'était aussi simple que cela ! Un peu de douleur, quelques larmes, et la vie continue. Mais non, ce n'est pas ça, c'est bien plus pénible, bien plus douloureux. Comme une crémation interminable, une pendaison sans trépas.

Mes mains se crispent sur les neuf lettres que je viens de lire. Et l'univers soudain, me paraît trop vaste. Ou trop étroit. C'est sans certitude et à vrai dire, sans importance. Je suis debout sans me rappeler m'être levée. Et brusquement je me mets à courir. C'est la seule chose à faire. Fuir, m'en aller, partir. Je suis censée retrouver Arnauld pour le déjeuner. Je suis sortie de taverne il n'y a qu'une heure, à midi précise. Je viens de retrouver Madeleyne. Ce devait être un dimanche parfait. C'est un dimanche de cauchemar.
Je cours. Je crois que je ne sais plus faire que cela. Courir. M'enfuir. Disparaître, avec un peu de chance. M'évaporer. Mes pieds frappent les pavés des ruelles dans un staccato bruyant. Les gens me regardent passer. Quelqu'un tente de m'arrêter, mais je le pousse de toute la force de mes petites mains. Qu'importe qui il est. Je ne perçois rien d'autre que les larmes brûlantes qui roulent sur mes joues, le froid mordant de cette journée d'Hiver, et le trou béant au creux de mon ventre.

Une première branche me fouette le visage, y imprimant une estafilade rouge. Je continue à courir. Les arbres dansent devant mes yeux. Mais je ne vois plus rien, et je n'entends pas davantage. J'aurais probablement poursuivi ma course folle pendant une heure entière, mais mon pied percute une grosse pierre, et je tombe. Mon front heurte une racine, m'étourdissant à demi. La douleur, bien physique celle-ci, pulse au-dessus de mon sourcil droit. Je me redresse lentement, et m'appuie contre un tronc. Je reste à trembler, secouée de sanglots, peut-être pendant des heures. Jusqu'à ce que je relise quelques morceaux des lettres que je n'ai pas lâché.

Citation:

Automne 1456
    [...] Je crois que tu as huit ans. Je n'arrête pas de penser à toi depuis que je t'ai vu, ma fille. Je n'arrive pas à cesser de me demander quel nom tu portes. [...]





Automne 1458
    [...] Tu dois avoir dix ans désormais. Ma mère m'a dit quand j'ai eu cet âge que je mettais les pieds dans la cour des grands. C'est donc à ton tour de devenir une petite dame. Ta Maman t'apprend-t-elle à identifier les plantes ? Je suis sûr que tu deviendras une excellente guérisseuse. [...]





Automne 1459
    [...] Que deviens-tu ? J'ai été dans cette portion de bois l'autre jour. Je t'ai revu petite jouant dans cette mare de boue. Je regrette si souvent de ne pas t'avoir davantage parlé… Et je regrette davantage de n'avoir pas vu ta mère. [...]





Automne 1460
    [...] Ma fille. Je ne connais même pas ton nom. Lorsque je t'ai vu, alors que tu jouais sur ce sentier, j'ai tout de suite su qui tu étais. Et je n'ai même pas pensé à te demander ton nom. Je t'aurais reconnu entre mille sans jamais t'avoir vu. Tu ressembles à ta mère. Tu as ses grands yeux bleu foncé comme un tout début de nuit. Tu as sa bouche souriante. Mais ce sont mes cheveux qui ornent ta tête, mon enfant. [...]





Automne 1461

    [...] Je me souviens de la toute première fois où j'ai vu ta mère. Ma propre mère était souffrante, et nous avions fait quérir la guérisseuse. À l'époque, c'était ta grand-mère Jeanne qui était chargée de veiller sur la santé des braves gens, mais ce jour-là, elle était partie ailleurs. Et c'est Cassandre qui est arrivée. Elle avait à peine quinze ans, et Dieu me pardonne, c'était la plus belle femme que j'ai jamais vu en vingt ans d'existence. Je la revois encore, ses longs cheveux noirs, bouclés, dont deux nattes partant des tempes étaient nouées sur sa nuque par un ruban aussi rouge que sa robe. Elle avait le teint pâle, et des mains aux doigts fins. Elle était si gracieuse ce jour-là… J'en suis tombé fou amoureux.

    Je cherchais sans cesse à la revoir, sans cesse à croiser sa route, jusqu'à m'inventer des douleurs. Et puis je lui ai, un soir, confié mes sentiments. Et nous nous sommes unis sous le clair de Lune. Dieu que ta mère était belle, dans son plus simple appareil… Et des mois durant nous nous retrouvions en cachette. J'oubliais alors que j'étais le fils du petit seigneur local, et ta mère une simple fille du peuple. Mes parents n'auraient pu être plus différents de ta mère. Elle était fraîche, joyeuse, libre, comme un oiseau ; quand mes parents et ma mère surtout, étaient froids, stricts et sévères. Elle était ma bouffée d'air dans ce monde empuanti. Elle était mon soleil dans le noir.

    J'oubliais aussi mes devoirs auprès de Cassandre, et en particulier mes engagements. Lorsqu'elle m'a annoncé qu'elle était enceinte, je venais juste de demander en mariage une jeune fille du nom de Thérèse. Et j'étais si brisé d'en épouser une autre que la femme qui m'attendait au pied du chêne, à notre coin habituel, que lorsque j'ai appris que la famille dont j'avais toujours rêvé allait m'échapper à jamais, j'ai décidé égoïstement de ne pas être le seul à avoir le cœur en miettes, et j'ai brisé celui de ta mère en me montrant odieux. J'ai été cruel et mauvais avec Cassandre. Et je vous ai perdu pour toujours. J'aurais dû avoir la force et le cran de refuser de me soumettre à la décision de mes parents, mais j'étais faible et pleutre. Je craignais de devoir vivre dans la pauvreté, aux crochets des talents de guérisseuse de ta mère. Et j'ai préféré le confort de la richesse. [...]





Automne 1463
    [...] Pourras-tu jamais me pardonner, ma fille ? Pardonneras-tu à un homme sa faiblesse ? Mon épouse nous a quitté l'an passé, en Hiver. Sa santé était trop délicate. Mon fils est parti guerroyer, et ma fille parfait son éducation avant que nous puissions lui trouver un époux. Elle n'a que douze ans. Toi, tu dois avoir quinze ans désormais. Quinze années perdues à ne pas te connaître. Je te demande pardon.
    Chaque jour que Dieu fait, je me demande à quoi tu ressembles aujourd'hui. Et surtout, quel prénom ta mère a choisi pour toi. [...]





    Affectueusement,
    À l'année prochaine,

    Ton père.



Maman m'a menti. Quinze années durant, elle m'a fait croire que mon père ne voulait pas de moi. Qu'il avait ri en apprenant ma venue. Qu'il avait dit que je ne serai qu'une bâtarde parmi d'autres. Que jamais il ne pensait à moi. Elle me le répétait tout le temps. Qu'elle était la seule à m'aimer. Que les hommes n'étaient pas fiables. Que personne ne m'attendait nulle part. Et pas seulement avant le début des lettres. Elle me l'avait encore assuré la veille de mon départ de Mervent. Elle avait poursuivi son mensonge même en sachant que mon père m'écrivait et espérait une réponse.

« MENSONGE ! » hurlé-je soudain, l'écho de ma voix se répercutant autour de moi, faisant s'envoler les oiseaux des arbres proches soudainement effrayés.

Et soudain c'en est trop. L'horreur de savoir que j'avais grandi dans le mensonge. La douleur qui suinte de chaque mot rédigés par mon père. L’écœurant goût du sang qui tapisse ma bouche. Ce mal de crâne lancinant émanant du bleu qui colore mon front, au-dessus de mon sourcil droit. Et tout ce que je pensais sûr et certain, qui me paraît faux. Je suis seule au fond des bois. Je lève le nez vers les cîmes qui se mettent à tourner, tourner, tourner… Je me sens à peine basculer sur le côté. Je suis déjà à demi évanouie avant que ma tempe ne heurte le sol.
Actyss
🍊

« Faire une virée à deux
Tous les deux sur les chemins »


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Duché du Lyonnais-Dauphiné
Vivre avec Arnauld, c'est comme de se prendre tous les jours, régulièrement, une gifle monumentale en pleine figure. On est là, occupés tranquillement, et brusquement il surgit, et sa présence, rien que le fait qu'il entre, nous émerveille tellement qu'on en reste abasourdis. C'est ce que je vis depuis le début. Si les gifles avaient été réelles, j'aurais les joues sanguinolentes.
Vivre avec Arnauld, c'est prendre le risque d'être incroyablement heureuse. C'est assumer le choix d'une existence remplie de bols brisés lors de fausses disputes s'achevant sous les draps. C'est ne jamais regretter de pleurer de bonheur. C'est renoncer à marcher sur la terre ferme pour flotter dans les nuages. C'est se proclamer prince et princesse de Maragrenouille. C'est être sans arrêt bouleversée par un « je t'aime » chuchoté au creux de l'oreille, ou avoué droit dans les yeux d'une voix ferme. Vivre avec Arnauld, c'est prendre un abonnement pour le bonheur sans jamais avoir besoin de songer au renouvellement ; c'est un abonnement unique et à vie.


Parfois, les disputes sont bien réelles. On crie et on tempête, mais surtout, on regrette. Les crises d'énervement sont fort heureusement bien plus rares que le reste. À chaque fois j'en ressors les joues trempées de larmes, désespérée dans un coin de forêt. Je ne peux m'empêcher de craindre l'avoir perdu pour toujours. Et presqu'à chaque fois, je lui écris pour lui expliquer, pour lui dire que je l'aime, pour lui demander pardon. Une minute ou une heure après, je me précipite dans ses bras, je l'embrasse à en perdre le souffle, et après quelques murmures fébriles, on finit par s'éclipser dans une chambre.
Lorsque le calme revient et que les draps ne sont plus tordus entre mes doigts, je m'allonge sur le ventre et pose la joue sur mes mains croisées. Et je le regarde. Il sombre parfois dans le sommeil, ou reste simplement immobile. Je regarde son ventre se soulever au gré de sa respiration. Et à mon tour je me laisse emporter par Morphée, en me blottissant contre Arnauld.


Pour une obscure raison, il a décidé que nous retarderions notre voyage en Bretagne. Il veut aller voir le tournoi de Genève, qui se déroule mystérieusement à Fribourg. Les gens sont étranges. Et si cela m'a fortement contrarié au départ, j'ai décidé que finalement, je n'aurais pas trop de ce temps pour me préparer à rencontrer mon père. Et puis, si je veux chercher une autre bonne raison, il y a toujours l'attrait de la montagne en Hiver. Nous avons prévu de dévaler des cascades gelées, tous les deux. Et puis de faire de la barque sur les grands lacs qui peut-être ne sont pas pris par la glace. Et puis d'autres choses. Si jamais il devait être trop occupé à regarder des gens se taper dessus, j'ai d'ores et déjà décidé que je m'aventurerai seule dans la nature. Je ne suis pas sûre que découvrir les terriers de blaireaux représente aux yeux d'Arnauld la moindre forme d'attrait.

En attendant le tournoi, nous cheminons dans les bois. Nous venons de quitter Dié, la ville où le vin pétille et a un goût sucré. Le jour commence juste à poindre. L'aube d'un gris perle donne au paysage une teinte uniforme. Sous mes pieds chaussés de bottines, la neige gelée crisse. Je tiens d'une main les rênes d'Amanda, ma jolie ponette blanche, reçue à Noël. La carriole qu'elle tire bringuebale sur l'inégalité du chemin. Les roues de la charrette tracent des sillons, entre lesquels la rondeur des sabots de ma douce monture se dessine également. Nos affaires sont posées dans la carriole, et entre nos besaces, mes chaudrons s'entrechoquent dans un bruit de cloche. L'air est frais, et à chaque expiration, un nuage de vapeur blanche se forme entre mes lèvres rendues pourpres par le froid. Même le bout de mon nez est devenu rouge.
Mon autre main est occupée, tenue serrée entre les doigts d'Arnauld. Tout en cheminant à aussi grandes enjambées que mes petites jambes me le permettent, je babille gaiment, un air à la fois malicieux et enfantin aux traits.


« Ce n'est pas la peine de chercher les ours en cette saison. Ils hibernent, tu sais bien. Et je te déconseille de les chercher quand ils dorment, ils seraient furieux d'être réveillés, il seraient même très agressifs, et... »

Les ours. Voilà probablement mon sujet de prédilection, à l'approche des montagnes. Ça, ou les bouquetins, les marmottes, les chamois, et les aigles. Je resserre l'étreinte de mes doigts autour de ceux d'Arnauld. Vu le regard qu'il me lance et le sourire rêveur qu'il affiche, je ne suis pas vraiment sûre qu'il m'écoute de ses deux oreilles. Mais tant pis, je poursuis. Pour l'instant nous marchons encore. Dans une heure ou deux, on s'arrêtera, et on construira une cabane dans les bois. Je lui ai demandé, puisque nous serons seuls au monde toute une journée entière, de rendre ces heures de repos d'une incroyable débauche. Je suis quasiment certaine que c'est vers cela que ses pensées sont tournées, et non vers les ours et les chamois.

« ... mais de toute façon, les loups ont peur du feu, donc si on l'entretient convenablement, il n'y a rien à craindre. Et tu savais que... »


Derrière nous, la ville s'éloigne progressivement. Le soleil se lève, et la brume floute le contour de toutes choses. À quelques mètres devant nous, Lucien le petit chien jappe joyeusement. Il s'occupe de guider Charlotte et Martin qui pourraient avoir l'idée de s'éloigner dans le brouillard. Sur le bord de la charrette, Astrid est perchée, plantant son bec de pie dans un quignon de pain posé là pour elle. Benoît, le loutron, est enveloppé dans une chaussette que j'ai tricoté moi-même, ainsi que Henri, le chaton que m'a donné Arnauld pour Noël. Une véritable arche de Noé nous accompagne dans nos folles aventures.

« ... et jamais tu n'entendras le vol d'un hibou ou d'une chouette, ils sont silencieux comme rien d'autre au monde. Mais j'aime bien les écouter hululer, ça a quelque chose de... Magique, tu ne trouves pas ? »


Je remarque enfin que nous sommes sous le couvert des arbres. Et mue par un instinct que seuls peuvent se targuer de posséder ceux qui ont vécu dans les bois de nombreuses années, je pointe le doigt légèrement à gauche du sentier. Je devine qu'à quelques mètres à peine se trouve précisément ce dont nous avons besoin.

« Là-bas, il y a une clairière. Ce sera parfait, pour la cabane. »


Je lui jette une œillade entendue, tandis que son regard brille d'un réel intérêt. Une journée de débauche... Je ne sais pas pourquoi, mais je suis certaine que cela va me plaire !
Arnauld
    Fribourg

    Arnauld n'était pas d'un naturel paresseux. Il avait grandi dans une ferme, et ses parents lui avaient appris dès son plus jeune âge que, quand on souhaitait obtenir quelque chose, il fallait savoir travailler d'arrache-pied. Bayer aux corneilles en se tournant les pouces ne faisait donc pas partie de son éducation.

    Et pourtant, en cet instant, le jeune homme était on ne peut plus oisif. Il était assis à l'envers sur sa chaise, c'est-à-dire face au dossier sur lequel il avait les coudes appuyés, et, un sourire rêveur flottant sur ses lèvres, il contemplait Actyss qui était en train de préparer différents remèdes avec une grande concentration. Il pouvait passer des heures à ne faire rien d'autre que la regarder. La jeune fille, si insouciante, qui pouvait s'émerveiller de n'importe quoi, même des choses les plus banales, comme si elle les découvrait pour la première fois – ce qui était parfois le cas – faisait preuve d'un si grand savoir-faire quand il s'agissait de plantes et de remèdes qu'Arnauld en était toujours fasciné. Tout ce qu'elle faisait, elle le faisait avec une précision infinie, hachant certaines plantes avec la même dextérité qu'un cuisinier qui a fini de découper une carotte avant que le commun des mortels n'ait eu le temps de faire une seule rondelle, dosant certaines poudres avec la précision d'un orfèvre, pilant des ingrédients avec une vigueur qu'on n'aurait pas soupçonnée chez une fille aussi menue, remuant ses mélanges avec un soin extrême, veillant à ce que la préparation obtenue soit parfaitement homogène... Vraiment, Arnauld était subjugué.

    Ça devait se lire dans son regard, parce qu'au bout d'un moment elle lui demanda ce qu'il avait. Il balbutia quelque chose d'assez peu intelligible où il semblait être question d'amour transi et d'huîtres (peut-être était-ce "ton amour me rend aussi transi qu'une huître" ? l'histoire ne le dit malheureusement pas), et, après un raclement de gorge, annonça avec un air très digne que lui aussi allait s'occuper à des choses intelligentes. Par exemple, écrire à Pépin. Il avait pris beaucoup trop de retard, au moins une dizaine de jours, et il devait se demander ce qu'il fabriquait. Il prit donc sa plus belle plume et quelques feuilles de parchemin, et, jetant de temps à autre des petits coups d’œil à Actyss qui avait repris la confection de ses mystérieux onguents, il rédigea une lettre à l'Auvergnat.

    Cela fait, il s'étira, puis fixa à nouveau son regard sur la jeune guérisseuse, toujours plongée dans sa tâche. Il poussa un petit soupir, espérant attirer son attention. Sans succès. C'était intenable, elle était beaucoup trop désirable ainsi, avec ses sourcils légèrement froncés et son air absorbé. Il avait follement envie de se lever et de le lui faire savoir par des moyens aussi subtils que des baisers et des mains baladeuses, mais il risquait d'être repoussé, au nom de sa sacro-sainte préparation de remèdes. Mais s'il continuait de la regarder comme ça, il était certain qu'il allait céder. Beaucoup trop désirable, vous dis-je.

    Elle avait relevé ses cheveux en un chignon lâche, sûrement pour éviter qu'ils ne l'importunent en lui entravant la vue ou en allant tremper dans ses mélanges, et Arnauld avait donc une vue imprenable sur son cou, une partie qu'il affectionnait tout particulièrement. Il était en train de la fixer avec un air probablement assez crétin quand elle lui lança un petit regard. Il sentit son cœur s'emballer et se gonfler d'espoir, mais elle détourna la tête pour chercher une plante sur la table voisine – qui avait sûrement un nom à coucher dehors comme belle-mère des prés ou pissenlitum jaunae – et il se pencha un peu en avant pour ne pas perdre une miette du spectacle de sa nuque inclinée. Elle avait vraiment de charmantes oreilles, aussi. Une jolie forme arrondie comme un coquillage, et un petit lobe lisse et doux qu'il avait toujours envie de toucher.

    Il se redressa d'un coup. Oreilles ! Boucles d'oreilles ! Il était en train de rêvasser alors qu'il avait été investi d'une mission capitale quelques jours plus tôt, indigne menuisier servant qu'il était !

    - Actyss, ça hiberne les grenouilles ?

    Elle parut un peu surprise par cette question apparemment sortie de nulle part, et il afficha un air déconfit quand elle confirma ses craintes. Oui, les grenouilles hibernent. Et non, il ne pourrait pas en capturer une pour l'étudier sous toutes les coutures. Mais ce n'était pas cet obstacle qui l'empêcherait de mener sa mission à bien ; tant pis, il ferait sans modèle. Il se rassit convenablement et attrapa une des feuilles qu'il n'avait pas rangées après avoir écrit à Pépin, et se plongea, tirant presque la langue tant il était concentré, dans divers croquis de batraciens. Ce n'était franchement pas du grand art, Arnauld n'ayant jamais appris à dessiner. Ses rainettes ressemblaient plutôt à des crapauds buffles, mais au bout de plusieurs essais il parvint à tracer les contours de grenouilles à peu près acceptables, et entreprit ensuite de leur donner différentes poses. Il ne savait toujours pas si les boucles d'oreilles qu'il était censé sculpter dans du bois représenteraient des grenouilles en deux dimensions – et dans ce cas, de face ou de profil ? – ou bien en trois, s'il ferait les deux mêmes ou bien s'il les dépareillerait, et quelle position elles auraient. Il était si concentré qu'on pouvait sûrement voir de la fumée s'élever au-dessus de son crâne en ébullition. Au bout d'un moment, il lâcha sa plume et sourit largement, enfin satisfait par un croquis. Il lui servirait de modèle quand il passerait à la sculpture.

    Il rangea précieusement tous ses dessins et releva les yeux vers Actyss. Infatigable, elle était encore affairée autour de ses plantes et de ses pots. Arnauld la regarda quelques petites secondes en se faisant violence pour ne pas bondir de sa chaise et la couvrir de baisers, mais il était si excité par les croquis qu'il venait de réaliser pour ses futures boucles d'oreilles qu'il ne tint pas longtemps en place. Ah oui, ces remèdes étaient urgents, il fallait qu'elle les finisse pour apaiser les rhumatismes de Madame Trucmuche et de Monsieur Machinchouette ? Ça faisait dix ans qu'ils en souffraient, ils pourraient bien attendre une heure ou deux de plus ! A cela, il ne lui donna pas le temps de répliquer quoi que ce soit, et alla l'entourer de ses bras, lui faisant lâcher son mortier, et mordillant déjà cette oreille qu'il irait bientôt orner d'une petite grenouille en bois. Oisif, Arnauld ? Croyez-moi, ses mains ne resteraient pas inoccupées bien longtemps.
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