Actyss
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« Tout ça parce que tous les deux, nous oublions d'être sages.
On est amoureux, et nous enjambons les nuages. »
« Tout ça parce que tous les deux, nous oublions d'être sages.
On est amoureux, et nous enjambons les nuages. »
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Fribourg et alentours
Je viens de sortir du couvent. Enfin, depuis lundi soir, si je veux être précise. Cinq jours durant, j'ai soigné la Mère Supérieure souffrante. Cinq jours, qui ont duré un siècle chacun. Autant dire que j'ai l'impression de n'avoir pas mis le nez dehors depuis très, très longtemps. Et que dire de l'absence d'Arnauld ! J'ignorais que je pouvais survivre tant de temps sans le voir. J'étais persuadée que j'en mourrais, si je venais à être séparée de lui plus d'une matinée. Fort heureusement pour moi, si je me suis lamentée des heures durant en baragouinant des plaintes, mon corps a été assez solide pour tenir le choc. Arnauld est venu me rendre visite chaque midi, et le soir, il a enjambé le mur d'enceinte pour quelques minutes. Sauf le samedi soir où j'ai complètement perdu la tête et où je l'ai quasiment violé contre les pierres du même mur qu'il franchissait si souplement.
Mais maintenant, je suis sortie. Plus tôt que prévu, d'ailleurs. J'ai surgi hier soir dans une taverne où il se tenait seul, pour sa plus grande surprise... Et ma plus grande joie. E t aujourd'hui, nous n'avons pas pu sortir avant le midi. Nous avions prévu de rester tout le jour sous les draps, mais mon estomac s'étant rappelé à mon bon souvenir au douzième coup de la cloche de l'église locale, j'ai décidé qu'il serait peut-être intéressant d'enfiler quelques vêtements et d'aller chercher à manger. Pour parvenir à mes fins, je n'hésite pas à user de techniques fort peu recommandables. La culpabilité. Dans l'une de mes lettres où je me plaignais sans détour de la piètre qualité des repas des surs, je lui ai demandé de me préparer un festin pour le jour de ma sortie. Bien sûr, puisque je suis partie du couvent plus tôt que prévu, Arnauld n'a rien pu préparer. Et je sais, puisqu'il m'en parlé hier soir, qu'il est assez honteux de n'avoir pu accéder à ma demande. Je décide donc d'en profiter outrageusement.
« Je sais bien qu'on devait rester dans cette chambre tout le jour, mais Arnauld... » Je papillonne des cils, lui lançant un regard de petit chat abandonné. « J'ai eu très faim au couvent, et hier soir, je n'ai rien eu à manger... J'avais pourtant très envie de tourte au saumon et de soupe aux champignons... »
Je sautille sur place en voyant qu'il se lève aussitôt. Je me précipite vers mes bagages, en tire ma robe rouge, celle qui est assez décolletée, l'enfile, et noue un ruban écarlate dans mes cheveux, comme un serre-tête. Mes cheveux blonds ainsi rejetés en arrière cascadent dans mon dos jusqu'à mes hanches. Je glisse mes petits pieds dans mes souliers plats, couleur cerise, et tire sur le bras d'Arnauld pour l'entraîner au dehors.
Il fait beau, le ciel est bleu, même s'il fait froid. Mais quelle importance ? Ma main dans celle d'Arnauld, la température extérieure m'est complètement indifférente. Il y a un peu de monde dans les rues, mais ça ne m'empêche pas de courir à toute allure. J'ai à peine la sensation de toucher le sol. Je tourne parfois la tête en lançant à Arnauld des « Viens ! » aussi impatients que joyeux. Le marché est en vu, et je freine des quatre fers devant l'étal d'un boulanger. Je désigne trois choses à la fois en sautillant si haut que je fais danser mes cheveux dans mon dos, m'attirant le regard étonné et légèrement réprobateur du marchand.
« On prend ça, oui ? Et puis ça, et ça ! Oh regarde, des galettes aux noisettes ! On en prend aussi ! Et puis cette chose-là aussi ! »
Mais un instant plus tard, alors que les bras d'Arnauld peinent à tenir les trois grosses brioches, les deux miches, le sachet de beignets, les galettes et les pâtisseries à la cannelle, je le tire par le coude jusqu'à un autre étal.
« Regarde ça ? C'est joli non ? »
« C'est un saucisson. » note, très étonné, le charcutier.
« Eh bien c'est un joli saucisson. On le prend ! »
Je fourre le saucisson acquis dans le bazar que porte Arnauld. Le visage du jeune homme disparaît presque derrière l'empilement de mes achats compulsifs. Malheureusement pour lui, ce n'est que le début. Je galope de droite à gauche, lâchant ce qui ne m'intéresse plus quitte à le faire tomber par terre. J'en casse même un vase, sans m'en rendre compte, distraite par un chien qui vient de passer et que je me suis sentie obligée de caresser et d'embrasser. Je bondis dans tous les sens, agrippant le pilier d'une maison et tournant tout autour deux ou trois fois, avant de repartir à toute allure. Je me retrouve, sans trop savoir comment, avec un paquet de noix dans les mains. Je le confie à un Arnauld qui, j'y penserai plus tard, doit en avoir plus qu'assez. Mais je suis trop occupée à sautiller partout pour m'occuper de ces détails techniques.
« Oh ! Regaaarde ! »
Je pointe du doigt un envol de tourterelles. Les yeux agrandis par l'émerveillement, je me tourne vers Arnauld, écarte son chargement de devant son nez, et l'embrasse, en ronronnant quelques déclarations enflammées. Je tourne sur moi-même, les bras en l'air, faisant claquer dans le vent ma pèlerine. Une seconde à peine m'est nécessaire pour l'entraîner plus loin. Et la promenade reprend, toute aussi ponctuée de sauts, d'exclamations, d'éclats de rire et, de plus en plus régulièrement, de baisers. Jusqu'à ce que finalement, l'église marque la treizième heure du jour. Je hoquète de stupeur, et me tourne vers Arnauld.
« Mais ! Tu me fais traîner ! Il faut rentrer maintenant. »
Et pour me faire pardonner de lui faire porter la responsabilité de mes propres fautes, je lui adresse mon sourire le plus renversant. Une fois certaine qu'il est bel et bien ébloui par mon exhibition dentaire, je pose une main sur son épaule, le décharge un peu de son fardeau, et regagne d'un pas bondissant l'auberge où nous logeons. On retourne en courant dans notre chambre et balançons nos achats sur le lit. Il n'a pas le temps de terminer sa question, à savoir si on mange d'abord le saucisson ou les brioches, que je lui arrache déjà sa chemise. Il est assez clair que pour l'instant, ce n'est pas de nourriture dont j'ai envie. Heureusement pour moi, il semble partant pour mon projet immédiat. Le lit étant occupé par la victuaille, le plancher devant la cheminée le remplace honorablement.
Plus tard, vêtue en tout et pour tout d'une couverture nouée sous mes aisselles, je fais le tri, assise en tailleur sur le lit. Je repousse les noix, mords dans une galette aux noisettes, engloutis un beignet, fourre entre les dents d'Arnauld une bugne, et découpe très grossièrement des tranches de saucisson. Je me goinfre littéralement d'à peu près tout ce que je vois. Comme je n'arrive pas à ouvrir les noix, je les lance de toutes mes forces contre les murs. Jusqu'à ce que l'inévitable se produise. L'une d'elles passe par la fenêtre, explosant le carreau dans un bruit de fin du monde. J'ouvre des yeux grands comme des soucoupes, et, la bouche en cercle parfait, je lance un regard interrogatif à Arnauld. Va-t-il s'énerver ? Mieux vaut prévenir que guérir. Je l'embrasse, au cas où, m'allongeant tout à fait sur lui, au milieu du festin. Comme par inadvertance, le nud de la couverture se détache. Aussitôt, sa main vient se poser au creux de mes reins nus. Le plan parfait pour lui faire oublier que j'ai tué une fenêtre.