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[RP] Vers l'infini et au-delà. *

Actyss
🌠

« Tout ça parce que tous les deux, nous oublions d'être sages.
On est amoureux, et nous enjambons les nuages. »


_____________________________


Fribourg et alentours
Je viens de sortir du couvent. Enfin, depuis lundi soir, si je veux être précise. Cinq jours durant, j'ai soigné la Mère Supérieure souffrante. Cinq jours, qui ont duré un siècle chacun. Autant dire que j'ai l'impression de n'avoir pas mis le nez dehors depuis très, très longtemps. Et que dire de l'absence d'Arnauld ! J'ignorais que je pouvais survivre tant de temps sans le voir. J'étais persuadée que j'en mourrais, si je venais à être séparée de lui plus d'une matinée. Fort heureusement pour moi, si je me suis lamentée des heures durant en baragouinant des plaintes, mon corps a été assez solide pour tenir le choc. Arnauld est venu me rendre visite chaque midi, et le soir, il a enjambé le mur d'enceinte pour quelques minutes. Sauf le samedi soir où j'ai complètement perdu la tête et où je l'ai quasiment violé contre les pierres du même mur qu'il franchissait si souplement.

Mais maintenant, je suis sortie. Plus tôt que prévu, d'ailleurs. J'ai surgi hier soir dans une taverne où il se tenait seul, pour sa plus grande surprise... Et ma plus grande joie. E t aujourd'hui, nous n'avons pas pu sortir avant le midi. Nous avions prévu de rester tout le jour sous les draps, mais mon estomac s'étant rappelé à mon bon souvenir au douzième coup de la cloche de l'église locale, j'ai décidé qu'il serait peut-être intéressant d'enfiler quelques vêtements et d'aller chercher à manger. Pour parvenir à mes fins, je n'hésite pas à user de techniques fort peu recommandables. La culpabilité. Dans l'une de mes lettres où je me plaignais sans détour de la piètre qualité des repas des sœurs, je lui ai demandé de me préparer un festin pour le jour de ma sortie. Bien sûr, puisque je suis partie du couvent plus tôt que prévu, Arnauld n'a rien pu préparer. Et je sais, puisqu'il m'en parlé hier soir, qu'il est assez honteux de n'avoir pu accéder à ma demande. Je décide donc d'en profiter outrageusement.

« Je sais bien qu'on devait rester dans cette chambre tout le jour, mais Arnauld... » Je papillonne des cils, lui lançant un regard de petit chat abandonné. « J'ai eu très faim au couvent, et hier soir, je n'ai rien eu à manger... J'avais pourtant très envie de tourte au saumon et de soupe aux champignons... »


Je sautille sur place en voyant qu'il se lève aussitôt. Je me précipite vers mes bagages, en tire ma robe rouge, celle qui est assez décolletée, l'enfile, et noue un ruban écarlate dans mes cheveux, comme un serre-tête. Mes cheveux blonds ainsi rejetés en arrière cascadent dans mon dos jusqu'à mes hanches. Je glisse mes petits pieds dans mes souliers plats, couleur cerise, et tire sur le bras d'Arnauld pour l'entraîner au dehors.
Il fait beau, le ciel est bleu, même s'il fait froid. Mais quelle importance ? Ma main dans celle d'Arnauld, la température extérieure m'est complètement indifférente. Il y a un peu de monde dans les rues, mais ça ne m'empêche pas de courir à toute allure. J'ai à peine la sensation de toucher le sol. Je tourne parfois la tête en lançant à Arnauld des « Viens ! » aussi impatients que joyeux. Le marché est en vu, et je freine des quatre fers devant l'étal d'un boulanger. Je désigne trois choses à la fois en sautillant si haut que je fais danser mes cheveux dans mon dos, m'attirant le regard étonné et légèrement réprobateur du marchand.


« On prend ça, oui ? Et puis ça, et ça ! Oh regarde, des galettes aux noisettes ! On en prend aussi ! Et puis cette chose-là aussi ! »

Mais un instant plus tard, alors que les bras d'Arnauld peinent à tenir les trois grosses brioches, les deux miches, le sachet de beignets, les galettes et les pâtisseries à la cannelle, je le tire par le coude jusqu'à un autre étal.

« Regarde ça ? C'est joli non ? »
« C'est un saucisson. » note, très étonné, le charcutier.
« Eh bien c'est un joli saucisson. On le prend ! »


Je fourre le saucisson acquis dans le bazar que porte Arnauld. Le visage du jeune homme disparaît presque derrière l'empilement de mes achats compulsifs. Malheureusement pour lui, ce n'est que le début. Je galope de droite à gauche, lâchant ce qui ne m'intéresse plus quitte à le faire tomber par terre. J'en casse même un vase, sans m'en rendre compte, distraite par un chien qui vient de passer et que je me suis sentie obligée de caresser et d'embrasser. Je bondis dans tous les sens, agrippant le pilier d'une maison et tournant tout autour deux ou trois fois, avant de repartir à toute allure. Je me retrouve, sans trop savoir comment, avec un paquet de noix dans les mains. Je le confie à un Arnauld qui, j'y penserai plus tard, doit en avoir plus qu'assez. Mais je suis trop occupée à sautiller partout pour m'occuper de ces détails techniques.

« Oh ! Regaaarde ! »

Je pointe du doigt un envol de tourterelles. Les yeux agrandis par l'émerveillement, je me tourne vers Arnauld, écarte son chargement de devant son nez, et l'embrasse, en ronronnant quelques déclarations enflammées. Je tourne sur moi-même, les bras en l'air, faisant claquer dans le vent ma pèlerine. Une seconde à peine m'est nécessaire pour l'entraîner plus loin. Et la promenade reprend, toute aussi ponctuée de sauts, d'exclamations, d'éclats de rire et, de plus en plus régulièrement, de baisers. Jusqu'à ce que finalement, l'église marque la treizième heure du jour. Je hoquète de stupeur, et me tourne vers Arnauld.

« Mais ! Tu me fais traîner ! Il faut rentrer maintenant. »

Et pour me faire pardonner de lui faire porter la responsabilité de mes propres fautes, je lui adresse mon sourire le plus renversant. Une fois certaine qu'il est bel et bien ébloui par mon exhibition dentaire, je pose une main sur son épaule, le décharge un peu de son fardeau, et regagne d'un pas bondissant l'auberge où nous logeons. On retourne en courant dans notre chambre et balançons nos achats sur le lit. Il n'a pas le temps de terminer sa question, à savoir si on mange d'abord le saucisson ou les brioches, que je lui arrache déjà sa chemise. Il est assez clair que pour l'instant, ce n'est pas de nourriture dont j'ai envie. Heureusement pour moi, il semble partant pour mon projet immédiat. Le lit étant occupé par la victuaille, le plancher devant la cheminée le remplace honorablement.

Plus tard, vêtue en tout et pour tout d'une couverture nouée sous mes aisselles, je fais le tri, assise en tailleur sur le lit. Je repousse les noix, mords dans une galette aux noisettes, engloutis un beignet, fourre entre les dents d'Arnauld une bugne, et découpe très grossièrement des tranches de saucisson. Je me goinfre littéralement d'à peu près tout ce que je vois. Comme je n'arrive pas à ouvrir les noix, je les lance de toutes mes forces contre les murs. Jusqu'à ce que l'inévitable se produise. L'une d'elles passe par la fenêtre, explosant le carreau dans un bruit de fin du monde. J'ouvre des yeux grands comme des soucoupes, et, la bouche en cercle parfait, je lance un regard interrogatif à Arnauld. Va-t-il s'énerver ? Mieux vaut prévenir que guérir. Je l'embrasse, au cas où, m'allongeant tout à fait sur lui, au milieu du festin. Comme par inadvertance, le nœud de la couverture se détache. Aussitôt, sa main vient se poser au creux de mes reins nus. Le plan parfait pour lui faire oublier que j'ai tué une fenêtre.
Arnauld
    - Actyss ! Actyss ! Actyss !

    Arnauld était dans un tel état d'excitation que l'on pouvait s'étonner de voir qu'il n'avait pas encore explosé, qu'il ne s'était pas envolé pour de bon à force de sauter partout en agitant les bras, ou qu'il parvenait seulement à respirer tant sa bouche était occupée à babiller d'un air béat ou à embrasser Actyss toutes les cinq secondes.

    C'est qu'il avait de quoi se réjouir, Arnauld. Il avait signé un contrat juteux avec une jeune femme de la noblesse, Morwène von Frayner, qui en faisait son menuisier attitré et qui lui avait passé commande pour de nombreux meubles, lui donnant du travail pour des mois, et lui assurant un salaire plus que suffisant pour subvenir à ses besoins pendant un bon moment. Et surtout, elle lui avait versé une avance en nature : un cheval espagnol magnifique, qu'il n'aurait jamais pu acheter lui-même, en échange de ses conseils pour le choix de l'étalon que Morwène voulait offrir à son frère.

    Arnauld n'avait jamais possédé de cheval à lui. Il en avait déjà loué pour des voyages, et il y avait eu Furtarello, l'étalon noir qu'avait volé Cléo avec son aide involontaire, et qui avait trépassé en Rouergue lors de l'attaque d'une armée – mais il ne lui appartenait pas vraiment, même s'ils en parlaient tous les deux comme de « leur » cheval. Il y avait aussi Amanda, la ponette d'Actyss. Mais de cheval à lui, Arnauld, tout seul, il n'y en avait jamais eu. Celui-ci était le premier. Et quel premier cheval ! Un noble titré jusqu'aux oreilles n'aurait pas eu à rougir sur son dos. Arnauld, en bon connaisseur des chevaux, n'avait pas fini de s'extasier devant l'animal, et pour tout dire, il tenait déjà à cet Espagnol gris comme à la prunelle de ses yeux.

    La nuit tombait. La brise du soir, un peu fraîche mais plus vivifiante que dérangeante, faisait voleter quelques mèches de cheveux d'Arnauld et d'Actyss, et les crins de la crinière du cheval. Pris d'un accès de romantisme, le jeune homme avait emporté avec lui les bocaux et les bougies colorées d'Actyss, et les avait disposés en cercle autour d'eux, dans la petite clairière où il les avait conduits. Il avait commandé au cuisinier de leur auberge une tourte au poulet, des biscuits au miel et une bouteille de vin aux épices, et avait étalé le tout sur une couverture, non loin d'un petit feu de bois qui crépitait joyeusement. L'atmosphère, avec le jour qui déclinait, les lueurs colorées qui émanaient des bocaux dans lesquels dansaient les flammes des bougies, la chaleur du feu de camp, les doux frémissements qui s'échappaient des naseaux du cheval et le couvert des arbres qui étendaient leurs branches au-dessus d'eux, était idyllique.

    - Ce soir, on a quelque chose à fêter, mon amour. Ce soir, c'est toi et moi, et aucun souci pour entamer notre bonheur ; toi, moi, les autres on les emmerde, et ma vie t'es belle.

    Il avait voulu dire « et la vie est belle », mais effet Actyss, il s'était emmêlé les pinceaux dans sa syntaxe – lapsus d'ailleurs révélateur de son état d'esprit à cet instant-là. Il la couvait du regard encore plus amoureusement que le cheval, qui était pourtant celui qu'on devait fêter ce soir-là, avec le contrat de menuiserie. Arnauld, glissant de l'état de jeune artisan surexcité par la reconnaissance de son travail et la promesse de rétributions avantageuse à celui de tourtereau roucoulant, se pencha à son oreille et lui susurra quelques mots d'amour sûrement un peu mièvres, mais profondément sincères. Il flottait sur un nuage. Un nuage qui s'appelait avenir radieux, un nuage qui s'appelait Actyss, un nuage qui s'appelait… qui s'appelait…

    - Actyss ! Il lui faut un nom !

    Actyss adoptait des animaux tous les quatre matins, et les baptisait avec une facilité déconcertante ; elle ne manquerait sûrement pas d'inspiration pour trouver un nom qui siérait parfaitement à l'étalon. Et le regard plein d'espoir assorti d'un grand sourire un peu idiot qu'il lui lançait ne laissait que peu de doutes sur le rôle qu'il comptait lui faire jouer dans le baptême de sa chère monture nouvellement acquise.
Actyss
🐎

« L’homme n’aura jamais la perfection du cheval. »
Baruch Spinoza


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« Et surtout, ne bouge pas... »

Délicatement, j'étudie, une patte après l'autre, les membres de ma loutre, Benoît. J'en suis à l'arrière gauche lorsqu'un Arnauld surexcité m'entraîne à sa suite. J'ai à peine le temps de m'enrouler dans ma pèlerine qu'il me tire déjà par le bras. Benoît me jette un regard si malheureux que je fais aussitôt demi-tour et le prends avec moi. Et suivant Arnauld de près, je cours derrière lui, une main dans la sienne, jusqu'à l'endroit où il veut me conduire. Je n'ai même pas le temps de poser la moindre question pour en savoir plus sur la raison de son état. En quelques instants, nous nous retrouvons devant un joyeux feu de camp tout entouré de mes bocaux colorés.

Sans lâcher Benoît, je m'avance tout d'abord vers le cheval gris, que je caresse des naseaux à la queue. Il est splendide, et sa robe est douce. Je pousse des exclamations de ravissement, exige de savoir comment Arnauld a bien pu l'obtenir, où est-ce qu'il l'a trouvé. En somme, je veux tout savoir, partageant son excitation, enchantée du bonheur d'Arnauld, impatiente qu'il m'emmène en balade sur son dos solide. Je ne cesse de répéter qu'il est de toute beauté, demande encore plus d'explications sur son acquisition, et m'enquière de savoir s'il a déjà tout l'attirail nécessaire pour qu'on lui monte dessus.
Une fois les présentations faites officiellement et un baiser déposé entre ses yeux, je peux m'asseoir par terre, les jambes repliées en tailleur, Benoît blotti dans mon giron. Je tâche de me calmer et de tempérer ma joie soudaine. J'admire les alentours, j'admire le feu, j'admire les bocaux, je dévore des yeux Arnauld. Rien que de très habituel. Lorsque son excitation chevaline laisse place à un murmure de mots tendres, je sens là comme une provocation délicieuse. Et entre ses « Je t'aime, mon Actyss. » et ses « T'es magnifique... » j'entends très clairement des « Je vais te retirer ta robe, ma belle, et quelque chose de bien. ». Ce qui évidemment, m'empourpre les joues et fait davantage briller mes yeux.


Avant de succomber à la tentation, je m'accroche vivement à son exclamation quelque peu paniquée. Un nom ! Bien sûr, il lui faut un nom à lui. On ne va pas l'appeler « le cheval » toute sa vie. Je n'aime pas définir les êtres par leur condition. Je me tortille pour me coller contre Arnauld le plus possible. Son bras s'enroule autour de ma taille, et je lève les yeux vers le cheval en question.
La brise fraîche fait danser les crins de sa queue. Il secoue doucement sa jolie tête grise, tout en cherchant quelques brins d'une herbe rare et gelée. Il est beau, c'est indéniable. Gracieux. Il se découpe contre le ciel bleu délavé, annonciateur de la nuit à venir. Le firmament se pique lentement d'étoiles. Maman dit des étoiles qu'il s'agit des fenêtres par lesquelles les disparus nous regardent. Je ferme les yeux et me laisse porter par tout ce que m'inspire la soirée.


« Orage... Tempête... Nuage ? ... Vif Argent... Non, pas Vif Argent... »

Je lance des noms, en répète certains, fais des essais. Aucuns de semblent convenir à Arnauld. Je fronce les sourcils, plus concentrée que jamais.

« Vent ? Brise ? ... Tu as vu ses pattes ? Quand il court, je suis sûre qu'il est aussi léger qu'une plume. Plume ? Plume ! Que dis-tu de Plume ? »


Je me tourne vers Arnauld, guettant sa réaction. Plume, c'est un joli nom. En tout cas, il plait à Benoît, parce qu'il s'agite soudain entre mes jambes en tournant sur place, avant de s'élancer vers les hautes herbes. C'est l'heure où les loutres s'amusent.

« Plume ? J'aime bien Plume. Vraiment. »


Je crois d'ailleurs, que je ne trouverais pas mieux.
--Cassandre.de.mervent


Citation:

      Arnauld,


    Je suppose que ma fille vous a mis au courant que nous entretenions une correspondance quotidienne. Elle me raconte tout, se faisant prolixe ces derniers temps. Je sais que vous avez eu quelques disputes houleuses, et j'en connais sans doute la cause bien mieux que vous ne pouvez le faire. Je ne vous critique pas sur ce point, ma fille peut-être assez incompréhensible lorsqu'elle s'y décide. Et ayant le privilège d'être sa mère et de la connaître depuis toute sa vie, je suis mieux à même de la décrypter. Et je tiens à vous aider en ce domaine.

    Vous avez du deviner que c'est son père qui la « travaille ». Vous ne pouvez pas savoir à quel point. Elle craint une somme folle de chose et je dois dire que je partage quelques-unes de ses appréhensions. Voilà pourquoi je vous écris à vous, aujourd'hui. Parce que vous m'avez juré de la protéger. Vous avez misé votre vie sur cet engagement. Qu'il lui arrive malheur... Vous savez ce qu'il adviendra, ce que je serai prête à faire pour punir ceux qui l'ont fait souffrir, ou qui comme vous, avez pour mission de le faire et qui ont manqué à leur devoir. Je vous apprécie, ce serait assez dommage de devoir vous découper pour faire de vous le fourrage d'une tourte à la viande.

    Ma fille craint que son père en la voyant, la trouve apte à prendre époux. J'ignore si elle vous en a parlé, mais le fait est véridique. Elle m'en parle presque à chaque lettre. Et si son père exigeait d'elle un tribut qu'elle n'est pas prête à verser ? Et si pour lui plaire elle devait renoncer à vous ? Et s'il ne lui laissait pas le choix, s'il la forçait ? Si c'était le prix à payer pour avoir une famille ? Telles sont ses nombreuses interrogations à ce sujet.

    Je suis actuellement en Bretagne. J'ai quitté Mervent pour l'heure, en compagnie de Bernard. Elle vous a parlé de Bernard. Elle sait qu'il m'aime. Elle ignore que je partage ses sentiments et que j'ai renoncé à former la famille idéale. J'ai accepté sa demande. Ne dites rien à ma fille, pas encore. Je tiens à le faire de vive voix, je veux d'abord lui présenter Bernard. J'ai renoncé dès que j'ai mis les pieds en Bretagne. Bernard et moi avons joué à un petit jeu. Nous nous sommes déguisés et avons pénétré dans le château d'Hector. Ce n'est pas une vaste demeure seigneuriale, mais il est très bien tenu. Sous l'habit d'une paysanne, mon visage enlaidi par la crasse, j'ai pu me faufiler à l'intérieur et voir Hector. Si vous saviez le choc que j'ai éprouvé ! Me retrouver là, face à mon amour de jeunesse... Je pouvais à peine respirer. Et j'ai compris en le voyant que tout l'amour que j'avais n'avait été qu'illusion. Et c'est dans cette même salle que j'ai accepté la demande de Bernard.

    Je l'ai idolâtré à quinze ans, méprisé quinze autres années en continuant pourtant de l'aimer... Et puis Bernard est arrivé et j'étais chamboulée parce qu'il m'aimait toute entière, avec mes excentricité, et m'a accepté telle que j'étais, avec ma fille bâtarde que j'adore plus que tout. Il m'a soigné bien plus que j'ai pu le guérir. Et lorsqu'il m'a demandé en mariage, je n'ai pas osé dire oui. J'avais juré de n'épouser qu'Hector. J'étais traumatisée au final, parce que j'ai assisté aux noces d'Hector et de la femme choisie par sa famille. J'étais là. J'aurais tout donné pour être à la place de cette fille. Mais ce n'est pas moi qu'il épousait et je me suis jurée alors de n'épouser personne. Sauf que Bernard est arrivé. Et j'ai compris en voyant Hector qu'il ne m'avait jamais aimé, pour la simple raison que ce qu'il aimait chez moi, c'était que je l'aime, lui. Ce n'était qu'un amour égoïste, un amour narcissique. Hector n'a pas de cœur. Il n'est pas drapé dans un digne veuvage. J'ai laissé traîner mes oreilles. Imaginez-vous qu'il a engrossé une domestique, depuis qu'il est veuf, et qu'il a chassé cette dernière lorsqu'elle a été trop grosse pour faire son travail. Toutes les jeunes filles travaillant pour lui sont passées dans sa couche. De gré ou de force. J'ai bien peur en définitive, qu'Actyss ne soit la fille d'un véritable monstre.

    Alors ne la laissez pas aller seule là-bas. Ne la laissez pas une seule journée, même si elle vous le demande, même si son père lui-même vous l'ordonne. Ne la quittez pas. Je ne sais quels projets il pourra bien inventer pour elle. Il ignore tout de sa venue, bien entendu. Mais son esprit froid et calculateur ne tardera pas à trouver comment profiter de sa jolie fille de quinze ans, fraiche, pure, et innocente.
    Je sais qu'elle ne renoncera jamais à vous. Elle se battra jusqu'à la mort pour vous, elle saurait anéantir des palais pour rester auprès de vous. Je ne doute pas d'elle. Mais je me méfie d'Hector. Il m'est apparu tel qu'il a toujours été. Fourbe et manipulateur. Il a tenté de se l'approprié en lui écrivant ces lettres, et si j'avais eu le cœur moins ferme, si j'avais cédé, si je lui avais confié mon enfant... Dieu sait ce qu'elle serait aujourd'hui. Je loue la rancœur qui m'a longtemps habité, au moins a-t-elle sauvé Actyss des griffes de ce dragon.

    Aussi je vous en conjure. Protégez mon enfant, protégez votre amour. Protégez notre Actyss.
    Je reste en Bretagne jusqu'à votre arrivée. Bernard et moi allons louer une chambre à l'auberge la plus proche du château d'Hector. Nous serons là, en cas de nécessité. N'hésitez pas à m'écrire. Je serai à « la Faucille Dorée ».

    Permettez que je vous embrasse, mon garçon, et si vous le permettez, j'oserai dire, mon fils.




Sitôt la lettre achevée, je m'employais à la faire envoyer. Je savais que j'avais bien fait de confier mes craintes au jeune homme. Je savais qu'il aimait sincèrement ma fille. C'était grâce à Bernard si aujourd'hui j'avais confiance.
Mon regard se tourna naturellement vers mon fiancé. Le terme me parait toujours un peu bizarre. Fiancée, à presque trente-et-un an, et ce pour la première fois... Cela me semblait un peu ridicule, et pourtant je n'avais jamais été aussi heureuse.

Bernard n'était pas un canon de beauté. Rien à voir avec Hector. Le second était svelte et carré d'épaules. Ses boucles blondes étaient disciplinées, et son air était hautain, ses yeux verts, aussi froid que l'émeraude. Bernard était juste de ma taille, arborait une barbe de deux jours, laissait ses cheveux châtains en bataille, et son ventre rembourré était couvert d'une simple chemise sans fioriture. Il avait de grosses mains, un regard rieur et bleu délavé, un sourire tendre et sincère, et un nez cassé. Jamais je n'avais autant aimé un homme, pas même Hector.

Je tournais de nouveau le nez vers la fenêtre. Tous mes espoirs venaient de s'envoler par la fenêtre, à la patte du pigeon. Et j'avais peur que tout cela ne soit pas suffisant.
Actyss


« Nous sommes toujours disposés, même après examen, à nous représenter les choses telles que nous les désirons. »
Loin de la foule déchaînée - Thomas Hardy


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Bretagne
La vie est une pièce de théâtre où nous avons tous notre rôle à jouer. Et on a beau, parfois, tenter de rester en coulisse, il arrive toujours un moment où l'on se retrouve projeté sur le devant de la scène. Quel rôle nous sera attribué ? Celui de l'amoureux, de l'amant, du mari jaloux ? De la veuve éplorée ? De la jeune fille ? De la maîtresse que l'on cache ? De la servante à l’inimitable gouaille ? Du valet inventif et fidèle à son jeune maître ? Ou alors l'assassin, le voleur, le traître, le menteur ?
Mais si nous n'avons pas le choix du rôle… Nous pouvons toujours décider de ce que nous en ferons.


Le premier acte de cette histoire a été joué quinze ans plus tôt, une nuit de grand vent, sous un vieux chêne. Il s'est étiré sur toute cette période. La naissance de l'enfant, son enfance, son départ de Mervent, sa rencontre avec un jeune homme, leur voyage. Leur amour hors norme. Rien ne semble pouvoir abîmer le bonheur de la jeune fille. Et c'est devant les portes du château de son père que commence l'acte deux.

La salle est de belle taille. Ce n'est pas aussi grand que l'homme assis sur la cathèdre en bois ouvragé l'aurait souhaité, mais elle fait néanmoins sa fierté. Il n'a pas à rougir. Les murs de pierre sont couverts par de vastes tapisserie représentant les exploits des membres de la famille. Car c'est ainsi que naissent les légendes. Du moins l'homme en est-il persuadé. En laissant derrière soi le récit des exploits accomplis.
Pour le moment, il est figé sur son fauteuil. Penché en avant, il semble prêt à se lever. Ses cheveux blonds soigneusement peignés sont illuminés par le rayon de soleil qui perce à travers les hautes fenêtres en ogive. Ses yeux verts détaillent celle qui lui fait face. Aucun détail ne saurait lui échapper. Il est beau, à trente ans passés. Dans la fleur de l'âge, comme diraient certains. Il a de l'allure, une belle prestance. Il émane de lui une incroyable assurance, un charisme peu commun. Cet homme se nomme Hector. Et il vient d'apprendre une nouvelle incroyable. C'est la jeune fille en face de lui qui vient de le lui dire.


Elle, elle est toute petite. Elle a quinze ans. Elle a le teint frais, les joues roses, des yeux bleu foncé peu communs, et de longs cheveux blonds. De l'exacte teinte de ceux de l'homme qui lui fait face. Un sourire timide étire ses lèvres rondes. Elle a beau être minuscule, ses formes sont là pour prouver qu'elle n'est plus une enfant. Une poitrine ronde, mais pas opulente. Juste ce qu'il faut pour charmer l’œil. Une taille fine et marquée, des hanches arrondies. Une silhouette harmonieuse et des traits délicats. Lorsqu'il l'a vu, avant qu'elle ne se mette à parler, Hector n'a pas pu s'empêcher de l'imaginer sans sa robe jaune brodée de soleils, sur le devant. Mais maintenant qu'il sait, ce sont d'autres pensées qui le hantent. A l'annulaire gauche de la jeune fille brille une bague. Aucun doute sur le fait qu'elle représente le symbole d'un engagement. On peut voir sur le visage de la jeune fille que cette bague – et la demande l'accompagnant – l'a rendu infiniment heureuse. Elle a l'air plus sûre d'elle, plus confiante peut-être aussi. Bien qu'elle paraisse également bouleversée, fébrile, émue.Elle tire cependant de l'anneau à son doigt une source de réconfort. Comme si celui qui la lui avait offerte la tenait par la main. Elle ne doute plus. En revanche, la présence de ce même anneau contrarie aussitôt Hector.

Derrière la jeune fille se tiennent deux autres personnes. Un jeune homme et une femme. C'est le garçon qui se tient le plus près. Depuis qu'il est entré dans la salle, à la suite d'Actyss, c'est à peine s'il a regardé l'homme assis sur la cathèdre. Il fixe la jeune fille. Son expression est facile à décrypter. Il est inquiet. Peut-être plus inquiet qu'il n'a jamais été depuis qu'il connaît Actyss. Il la fixe, ne la quitte pas des yeux, n'adressant que de brefs regards à Hector. Il serre souvent les poings, comme s'il se retenait de prendre la main d'Actyss dans la sienne. Il est un peu pâle malgré ses origines languedociennes. Sa respiration est hachée. Il a peur.
La femme, derrière eux, n'offre qu'un masque d'impassibilité. A la limite du mépris. A vrai dire, entre l'homme blond et la femme brune, c'est elle qui dégage le plus d'assurance. A côté de lui, elle l'écraserait tout à fait de son incroyable présence. Il a beau être seigneur et elle simple guérisseuse, c'est pourtant elle qui ressemble à une reine, dans sa robe rouge.


Ils viennent d'être présentés. Chacun a son rôle désormais. Le père hautain, la jeune fille pleine d'espoir, l'amoureux sincère, et la mère protectrice. Ils n'ont plus qu'à suivre le fil de l'histoire. Une unique représentation d'une scène pourtant répétée mille fois dans la tête de la jeune fille.

Ce soir-là, Hector a décidé d'épater la galerie, comme disent les domestiques entre eux. Un banquet est organisé. Actyss siège à droite de son père. Il la regarde avec tendresse, alors que son cœur est froid. Elle est fiancée ? Qu'à cela ne tienne. Elle a quinze ans, elle est belle même si elle ne semble pas s'en rendre compte, et les amours à quinze ans ne tiennent pas si on sait comment les étouffer. S'il s'était donné la peine d'écouter sa fille, il aurait compris depuis longtemps que ses projets ne verraient jamais le jour.

Parce qu'il se tenait collé à elle, Arnauld est assis juste à côté d'Actyss. Il la regarde tellement qu'il ne mange presque rien. Il veille. Prêt à l'entraîner loin de tout ce monde à la première menace. Il n'a pas l'air à son aise, quand tous les autres, Actyss mise à part, semblent savoir quoi faire. La jeune fille picore le contenu de son assiette. Elle écoute les histoires de son père. Des histoires dont il est toujours le héros, et qu'il a pour la plupart inventées. Quand il ne vole pas les exploits des autres.
Cassandre, la mère protectrice, est juste à côté d'Arnauld, et darde sur Hector un regard chargé de poison.


La première nuit au château se passe comme dans un rêve. Tout le monde, à l'abri dans sa chambre, forme des projets d'avenir. Hector dresse une liste des possibles époux qu'il voudrait donner à sa fille miraculeusement retrouvée. Cassandre rejoint discrètement l'homme qu'elle va épouser bientôt. Elle le retrouve dans les écuries, et cela la fait rire, elle a l'impression de redevenir une jeune fille, et cela la comble de bonheur. Quant à Actyss et Arnauld… Elle vient d'éclater de rire en tombant à la renverse sur le lit, l'entraînant avec lui dans sa chute en l'agrippant par la chemise. Elle n'était pas censée dormir dans la même chambre que lui. Mais, vêtue de sa chemise de nuit, elle a quitté sa vaste chambre pour rejoindre celle dévolue à Arnauld. Et les baisers que déposent Arnauld dans les creux de son cou, et les bras d'Actyss qui viennent s'enrouler autour de son fiancé, sont autant de preuves qu'il se fera un plaisir de lui ôter son vêtement dans les plus brefs délais.

Trois jours se sont écoulés depuis la rencontre. Hector n'a pas quitté sa fille. Où est-ce le contraire ? Il lui a proposé une promenade à cheval et lorsqu'elle est montée comme un homme, et les pieds nus, il a été véritablement surpris. Lorsqu'ils ont parlé, lorsqu'il a posé des questions sur sa vie, la jeune fille n'a cessé de mêler à ses paroles le nom du garçon qui l'accompagne. Ce qui a agacé Hector. Et c'est à ce moment qu'il décide de jeter de la poudre aux yeux de cette fille qui ne lui a jamais manqué que parce qu'elle était bonne pour former des alliances.

Le dernier soir est aussi un soir de bal. Les plats sont encore plus succulents que lors du banquet précédant. Les ménestrels jouent des airs entraînants. Tout le monde danse. Elle vient à peine d'achever son dixième chou à la crème lorsqu'Arnauld invite Actyss sur la piste. Elle s'empresse d'accepter, sans même voir les hommes dans leurs vêtures de velours, qui la suivent des yeux. Ils ont été invités pour elle. L'un d'eux est censé attirer son regard. Erreur d'un homme qui ne sait pas être père. Erreur d'un homme qui ne sait pas reconnaître l'amour. Mais Hector ne serait pas Hector s'il avait eu du cœur.

Au départ, Arnauld a l'air crispé lorsqu'il évolue avec sa fiancée sur la piste de danse. Il sent probablement les regards peser sur lui. Mais bientôt, dans le regard débordant d'amour d'Actyss, il retrouve confiance et assurance. Et le monde s'efface autour d'eux, parce que le monde d'Arnauld n'est autre que cette toute petite jeune fille qu'il a demandé en mariage. Et celui d'Actyss ne se compose que de l'être qui la regarde de la façon dont elle avait toujours voulu qu'on la regarde.

Cassandre jette un regard attendri au couple, et s'approche d'Hector. Elle lui dit quelque chose. Une chose qui fait tordre la bouche à l'homme. Il sait qu'elle a raison, lorsqu'elle lui dit qu'il ne pourra rien y faire, que sa fille et le garçon sont liés par quelque chose de trop grand, de trop fort, pour que même la plus élaborée des machinations puisse fonctionner.
Le regard vert se détourne du couple avec mépris. Sa fille ne lui est plus utile, qu'elle fasse donc ce qu'elle veut. Mais encore une fois, Cassandre veille. Et la menace qu'elle lui susurre au creux de l'oreille est dite trop froidement, trop calmement, avec trop de résolution, pour qu'Hector ne la prenne pas au sérieux. Offrir une soirée de rêve à Actyss avant de lui dire qu'il aurait aimé la connaître mieux. Prétendre qu'il l'aime tendrement. Lui dire qu'ici, si elle restait, elle ne pourrait plus être ce qu'elle est. Qu'elle serait enfermée. Corsetée dans un carcan de convenances ennuyeuses qui finiraient par assombrir son éclat innocent. Lui promettre de lui écrire.


Chacune des ces phrases est prononcée alors qu'Hector danse avec sa fille. Il sent le regard inquiet d'Arnauld. Et celui, glacial, de Cassandre. Alors il y met tout son cœur… Ou du moins simule très bien la tendresse. Le petit visage adorable de cette fille qui ne lui est plus d'aucune utilité se ferme un peu. Elle convient que sa vie n'est pas ici, qu'elle est trop attachée à sa liberté pour se plaire entre quatre murs. Il s'engage à prendre régulièrement de ses nouvelles, et de nouveau, le petit visage s'éclaire. Il ne lui en fallait pas plus. Une promesse, c'est amplement suffisant.

Le lendemain, juste après le déjeuner, ils quittent tous les trois le château seigneurial. Cassandre, Actyss et Arnauld. Hector les salue de loin, et s'en retourne mener ses affaires. Cassandre, un peu plus tard, attirera sa fille à l'écart pour lui confier qu'elle va se marier bientôt. Et si Actyss éclate en sanglots, c'est de joie. La femme brune retournera ensuite rejoindre son fiancé à la « Faucille Dorée » tandis qu'Actyss suppliera Arnauld de l'emmener à travers bois sur le dos de son cheval gris. Et l'avenir peut désormais être parfaitement radieux.
Arnauld
    Nuit du 8 au 9 mars 1464

    Est-ce normal d'être terrorisé à la veille de son mariage ?

    Seul dans son lit, Arnauld se tournait et se retournait, la sueur collant les draps à son torse nu. Idée sûrement peu brillante d'Actyss : passer leur dernière nuit de célibat seuls, chacun dans une chambre. Alors il était seul. Et chaque fois qu'il était seul, surtout la nuit où cela prenait des proportions complètement déraisonnables, Arnauld angoissait. Arnauld avait l'impression que son existence était une erreur. Arnauld avait envie de hurler, de se ratatiner, de disparaître ou d'exploser.

    Il voulait Actyss. Il avait besoin d'Actyss plus que tout, il allait étouffer s'il ne pouvait pas la tenir dans ses bras immédiatement. Il voulait sentir sa peau douce contre la sienne, la caresse de ses cheveux sur son visage, sa transpiration après l'amour, son souffle chaud contre son cou, la pointe de ses seins contre son torse.

    Pourquoi était-il seul ?

    Il voulait Pépin. Oui, c'était Pépin qu'il lui fallait. Il voulait rire avec lui, boire comme un trou en se donnant des claques dans le dos, raconter quelques blagues, grivoises ou spirituelles, l'écouter le féliciter et lui raconter combien tout serait merveilleux une fois qu'il serait marié. Il voulait un vrai enterrement de vie de garçon. Il était sûr que Marc aurait droit à une grosse fête, à Bordeaux, quand il épouserait enfin Andréa. Il voulait la même chose. Il ne voulait pas être seul ce soir-là, dans un village inconnu, à moitié nu dans un lit inconfortable, avec des draps qui grattaient, un plancher qui grinçait, l’œil de la lune qui le fixait en brillant trop fort.

    Il voulait sa mère. Jamais Arnauld n'avait à ce point ressenti le mal du pays. Il voulait être chez lui, à Béziers, et sentir les doigts d'Anne Cassenac lui caresser doucement les cheveux, en lui parlant tendrement, avec son parfum de lavande, et peut-être lui chanter la comptine avec le chat qui dort au soleil en disant qu'il pleut. Lo cat es pel sol, se solèlha, se solèlha, lo cat es pel sòl, se solèlha e ditz que plòu.

    Il avait chaud. Il se sentait mal, terriblement mal. Pourquoi était-il si angoissé ? N'était-ce pas la nuit qui devait précéder le plus beau jour de sa vie ?
    Pourquoi se mariait-il demain ? Pourquoi à Rohan ? Pourquoi sans personne ?
    Était-ce encore un mariage caché, fait dans l'urgence, pour être sûr que Cléo ne disparaîtrait pas à nouveau ? Actyss. Pas Cléo. Actyss.

    Cléo. Voilà, Arnauld pleurait lamentablement. Ce n'était pas une grosse crise de larmes avec de lourds sanglots qui résonnent dans le silence dans la nuit, mais c'étaient des pleurs tout de même, et il avait la gorge si nouée qu'il respirait avec peine. Peut-être devait-il lui écrire ? « Cléo, je commets demain la même chose que toi, celle que tu as faite en Grèce et qui hante mes cauchemars depuis six mois. Pardonne-moi. » Non. Elle serait capable de le féliciter. Ce serait le coup de grâce – la preuve ultime qu'il n'était plus rien pour elle.
    « Je jure, donc, de veiller sur toi comme sur le plus pur des trésors. De t'aimer. De te protéger. De ne plus jamais te frapper. De te respecter. De te considérer comme mon égal. De prendre soin de toi. De ne jamais te trahir ni te tromper. De faire de toi le seul but de ma vie. De devenir ta femme pour l'éternité. De mourir pour toi, et avec toi. De n'embrasser que toi. De passer ma vie avec toi. De ne jamais cesser de retomber tous les jours amoureuse de toi. Et de porter ton nom et tes enfants avec la plus immense fierté. De n'avoir jamais honte de toi, ou de nous. De tuer pour te sauver. De casser la gueule des filles qui te reluqueraient un peu trop. Et de ne jamais douter de ton amour. Sans oublier, de te couvrir de cadeaux. Je le jure sur ce vieux couteau, et sur ma vie. Puisse le diable m'emporter si je me parjure. »
    Il entendait encore la voix de Cléocharie Corleone en train de lui prêter, dans une vieille taverne du Sud de la France, ce serment si violemment rompu ; il l'entendait avec chaque inflexion, chaque r roulé à la Sicilienne, chaque note de musique de son accent toujours chantant, même quand elle était aussi sérieuse, et il voyait ses deux yeux noirs qui luisaient devant lui, le transperçaient, remuaient son âme.
    Rien n'était vrai, rien n'était vrai. Casser la gueule des filles qui le reluqueraient un peu trop ? Elle n'était absolument pas jalouse, elle voulait qu'il se marie. N'est-ce pas ? C'était ce qu'elle désirait pour lui. Elle ne lui en voulait pas. Pourquoi ne faisait-il que de murmurer des « Pardon, pardon, pardon », en se retournant encore et encore dans son lit ?

    Cléo qui entre dans la taverne à Rochechouart, et qui sourit largement en le voyant, car il l'a enfin retrouvée après le défi qu'elle lui a lancé la nuit où elle lui a volé un cheval.
    Cléo qui lui dit pour la première fois qu'elle l'aime, tout bas, le visage caché dans son torse, en italien, comme si elle craignait sa réaction s'il comprenait ce qu'elle lui disait. Ti amo.
    Cléo qui pose la tête sur son épaule pendant la courte pause qu'ils font pendant leur entraînement.
    Cléo qui lui envoie une mèche de ses cheveux, un jour qu'ils sont séparés sur la route, qui lui écrit qu'elle embrasse sans cesse sa mèche à lui, avec son morceau de cire incrusté dessus, et qui lui dépose une goutte d'huile parfumée en bas de sa lettre.
    Cléo qui étouffe ses soupirs dans son cou pendant qu'ils font l'amour dans le confessionnal d'une église limousine.
    Cléo qui susurre des « amore, amore » à son oreille, quand il se trouve dans cet état flottant entre éveil et sommeil.
    Cléo qui lui noue autour du cou le collier qu'elle vient de fabriquer avec le grès du sanglier qu'il a tué.
    Cléo qui raconte à un inconnu, assise sur les genoux d'Arnauld vêtu d'une robe de bure volée dans un monastère, qu'elle l'a aimé dès qu'elle l'a vu.
    Cléo qui l'attend dans un baquet d'eau parfumée, une jambe repliée sur l'autre, avec l'air de se demander si sa position voulue séduisante n'est pas ridicule, mais qui la maintient parce qu'elle veut lui plaire.
    Cléo qui est couchée contre lui, au milieu d'une clairière dans laquelle ils se sont échappés toute la matinée, et qui le regarde longuement, comme une longue déclaration d'amour faite uniquement avec les yeux.
    Cléo qui lui fait l'amour dans une grotte aux abords de Villefranche-de-Rouergue, comme si elle allait le perdre le lendemain dans l'assaut qui serait donné, et qu'il fallait qu'elle l'aime cette nuit-là si fort que cela puisse rattraper toute les nuits dont ils seront privés s'ils sont tués par les miliciens.
    Cléo qui s'accroche à lui comme à une bouée sur l'océan qui veut la faire sombrer dans la mort, brûlante de fièvre, plaquant sa plaie grossièrement recousue de son flanc contre lui, tandis qu'il la serre dans ses bras en priant pour que, par cette étreinte, sa propre vie coule dans le corps de la jeune fille et la sauve, quitte à ce que lui-même meure en échange.
    Cléo qui lui dit qu'ils sont liés à jamais, qu'elle lui doit la vie, qu'il est sa vie.
    Cléo qui lui écrit, avant de partir pour une destination qu'elle ne lui révèle pas, de penser à elle de temps en temps, quand il verra le soleil se lever.
    Cléo qui lui écrit, une fois qu'il l'a perdue à jamais : « J'aurais dû t'emmener avec moi, ici. Loin de la violence. Nous aurions été infiniment heureux. Quand j'y pense, nous aurions été tellement heureux ensemble, ici, que j'ai envie d'arracher ma bague et de courir te chercher pour t'emmener ici, auprès de moi. C'est ici que je veux vivre, et c'est toi que mon cœur voulait pour mari. », et qui achève sa lettre par : « Pourras-tu jamais me pardonner ? De tout mon cœur, Arnauld, crois-le, s'il te plaît, je t'aimerai à jamais. »

    Il serrait le draps contre lui avec une telle force qu'il en avait les bras endoloris. Pouvait-elle sentir son étreinte, de l'autre côté de la mer ? Était-il possible que les milliers de lieues qui les séparaient s'effacent en cet instant, et qu'elle ait brusquement conscience, dans son propre lit, de la présence d'Arnauld qui la tenait dans ses bras ? Qu'elle se trouve physiquement entre ceux d'un autre importait peu – lui, il se glissait dessous, il était au plus près de sa peau, il était sa peau. Le sentait-elle ? Songeait-elle, si jamais l'image d'Arnauld venait effectivement perturber son sommeil, qu'elle ne se mettait à penser à lui que parce que, à un ou deux jours près, cela faisait exactement un an qu'ils s'étaient rencontrés ?

    Il se tourna sur le dos, haletant, les bras en croix sur le matelas mal rembourré de son lit. Il n'était qu'une ordure, un minable, un déchet. Quel genre d'homme ne parvient pas à dormir la nuit qui précède son mariage parce qu'il est hanté par le souvenir d'une femme qui n'est pas sa fiancée ? Il voulait écrire à Pépin, lui demander s'il avait eu peur avant de se marier, mais il savait qu'il ne le comprendrait pas. Le mariage était le rêve absolu de Pépin. La nuit qui avait précédé le sien, il avait dû la passer avec un sourire béat sur les lèvres et le visage apaisé de l'homme qui sait qu'il est en train d'accomplir ce pour quoi il est né. S'il savait l'état dans lequel se trouvait Arnauld, il ouvrirait de grands yeux horrifiés, aurait honte de lui, et lui demanderait de partir loin d'Actyss, de la quitter à jamais, parce qu'il n'était pas digne d'elle.

    Il n'était pas digne d'elle. Et pourtant il l'aimait, il l'aimait à en mourir. Il se découvrait une capacité d'amour telle qu'il n'aurait jamais cru posséder. Lui, petit Languedocien sans envergure, pouvait aimer si fort qu'il lui semblait devenir immense, que son corps dépassait les montagnes, que son énergie dépassait celle du soleil, que son sang bouillonnait dans ses veines plus vivement que la lave d'un volcan, et qu'il pouvait vaincre le Très-Haut lui-même s'il menaçait la vie d'Actyss. Ou bien devenir plus petit qu'une fourmi, plus faible que la flamme d'un cierge presque entièrement consumé dans les courants d'air d'un couloir vide, plus gelé qu'un cours d'eau en haute montagne, dès qu'elle le regardait avec froideur et qu'il pensait qu'elle ne voulait plus de lui.

    Son Actyss, que ressentirait-elle si elle savait ce qui s'était passé en lui cette nuit-là ? Elle serait détruite. Elle avait beau avoir toujours connu la blessure que lui avait infligé Cléo, avoir toujours su qu'il ne cesserait jamais de l'aimer, elle souffrait de cet autre amour que rien, même pas elle, ne pouvait effacer. Et Arnauld, si les rôles avaient été inversés, aurait immédiatement pris le bateau pour allait assassiner sauvagement l'homme qui occupait ainsi les pensées de sa fiancée, et qui l'avait pourtant si mal traitée. Il ne savait pas comment elle faisait. Où elle trouvait cette force de résistance. Il l'admirait infiniment. Il l'aimait infiniment. Il mourrait d'envie, plus que tout, de s'étendre contre elle, de la tenir dans ses bras, et d'être entier à nouveau.
    Son Actyss. Son amour. Sa femme, demain, sa femme.

    Sans qu'il ne s'en soit rendu compte, il s'était assis au bord de son lit, le dos tourné à la lune qui continuait de répandre sa clarté insolente dans la petite chambre. Pieds nus, il se leva et quitta la pièce, traversa le couloir, et ne s'arrêta qu'une fois qu'il fut tout contre la porte de la chambre de la jeune fille. Il appuya son oreille contre le bois, plissant les yeux, écoutant, concentré à l'extrême. Elle dormait ; il entendait sa respiration. Actyss était derrière cette porte. Elle était là, tout près. Il soupira, un sourire se dessinant lentement sur ses lèvres, et se laissa glisser le long du mur. Il s'érafla légèrement le dos ce faisant, mais il s'en fichait royalement. Elle était là. De l'autre côté du mur contre lequel il était assis, sa fiancée dormait. Il ne pouvait pas la rejoindre, mais ça n'avait aucune espèce d'importance. Elle était là. Son avenir dormait, roulé en boule comme un petit chat, ses longs cheveux recouvrant son corps comme un draps doré, minuscule, prodigieux. Resplendissant. Fermant les yeux, Arnauld, torse nu, pieds nus dans le couloir d'une auberge froide, s'endormit enfin, assis devant la porte de celle qu'il épouserait dans quelques heures. Apaisé.

    Il ne rejoignit sa chambre que quand le chant du coq annonça le lever du jour, le 9 mars 1464, qui allait officiellement unir leurs destins.
Actyss
💗

« No, please don't wake me now
This is gonna be the best day of my life »


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Le Soleil m'arrive brusquement en plein dans les yeux. J'étais bien, pourtant, encore une minute avant. Je grogne et me tourne sur le côté, bien décidée à me rendormir. Mais l'intruse en a décidé autrement. Le bord de mon lit s'affaisse un peu lorsque la nouvelle venue s'assoit à côté de moi. C'est à son odeur que je la reconnais. Les mains écrasées sur les paupières pour rester dans le noir, j'écarte deux doigts pour lui jeter un coup d’œil.

« M'man ? Quéskispass ?
- Ne me dis pas que tu as oublié ? Tu te maries aujourd'hui, ma fille. Il est dix heures, tu as trois heures pour te préparer, et ça suffira à peine pour te rendre un peu présentable.
- Oh tu sais, M'man, je crois que j'ai plus trop envie d'y aller, finalement. »


Ma mère me lance un regard de chouette furieuse. Je grimace pour toute réponse. Et pour faire bonne mesure, je me tourne et enfouis le nez au creux de l'oreiller. Elle va s'en aller, et me laisser dormir, et tout ira bien.
Le mariage... C'était donc cela ! Tout s'explique. Hier soir, je me suis endormie en pleurnichant et presque aussitôt, jetée dans un rêve insensé. J'étais heureuse, dans ma forêt, à Mervent, loin de tous soucis, lorsqu'une porte s'était matérialisée devant moi. Je l'avais poussé, et m'étais retrouvée en robe de cour, devant un autel. Un petit homme barbu gesticulait en prêchant. A mes côtés se trouvait Martin, mon sanglier, vêtu d'un pourpoint de velours gris perle. Et le prêtre me houspillait : « Dîtes-lui oui, dîtes-lui oui ! »
C'est donc à la cérémonie approchante que je dois ce cauchemar sans queue ni tête.

« Comment ça, “ tu n'en as plus trop envie, tu crois ” ? »


Je pousse un long gémissement désolé. Quelque chose me dit que la discussion sera longue. Je tourne la tête pour pouvoir parler.

«Je sais pas s'il le veut vraiment, lui. Je crois qu'il m'épouse moi parce qu'il n'a pas pu avoir l'autre. »


Maman soupire et se relève. Les poings plantés sur les hanches, elle a l'air impressionnante. C'est pour ça que j'admire infiniment ma mère. Elle donne l'impression de savoir aussi bien diriger des armées que de soigner la patte d'un hérisson.

« Je vais te dire, ma fleur. J'ai passé quinze ans à attendre ton père, et finalement quand je l'ai revu je me suis rendue compte que ça faisait belle lurette que je ne l'aimais plus. Je m'accrochais aux souvenirs parce que c'était facile. Je peux te garantir, aussi, que toute tragique que soit l'histoire de futur époux - retiens bien ça, ma fille. Futur époux. - il n'y a rien de plus ignoble que d'être une femme abandonnée par l'homme qu'elle l'aime parce qu'elle porte son enfant. J'étais comme lui à quinze ans, je n'étais qu'une petite fille. Arnauld est encore un enfant. Comme toi au demeurant. Il comprendra quand il sera véritablement un adulte, que l'amour, le vrai, ne se compose pas que de jolies promesses faites dans les yeux. L'amour ça se vit, ça ne se promet pas. Maintenant debout, tu pues le mouton. »


Je me lève à contrecœur, et Maman m'expédie aussitôt dans sa chambre. Un baquet d'eau chaude m'y attend. Maman me lave les cheveux pendant que je m'occupe de mon corps. Vient ensuite la pénible et douloureuse séance de brossage, suivie aussitôt de celle de la mise en forme de la masse capillaire blonde. Les doigts agiles de Maman tressent plusieurs nattes, qu'elle remonte toutes en un chignon élégant. L'une des nattes entoure mon crâne comme un serre-tête. Maman y pique des boutons de roses blanches. Je me parfume à l'huile de fleur d'oranger, poudre exceptionnellement mes joues, applique même une touche de crème teinte en rouge sur mes lèvres pour donner un peu de couleur à mon visage pâle.

« Comment tu te sens ?
- Mal.
- Merveilleux. Enfile ça. »


En soupirant, je me plie à l'exercice. Maman m'a promis que je serais si belle qu'Arnauld en bavera tout le long de la cérémonie. Et je dois dire, en me contemplant dans le miroir, qu'elle avait raison de le dire. La robe, que je trouvais jolie sur le mannequin de paille, est somptueuse. Le tissu est simple pourtant, mais le tout me met en valeur comme jamais.

J'ai les épaules nues, complètement dégagées. Les manches suivent la ligne de mon bras jusqu'au poignet, sauf en haut, où le tissu donne l'impression d'être « gonflé ». Un peu comme des manches ballons, mais largement rayé de deux teintes de vert différent, un clair et un foncé. Le bustier épouse parfaitement mes courbes, les mettant en valeur sans jamais rendre cela vulgaire ni aguicheur, bien que je sais pertinemment que l’œil d'Arnauld plongera dans le décolleté merveilleusement mis en valeur. Au niveau de mes hanches, la jupe s'élargit. Et surtout, Maman y a peint des feuilles d'un vert plus foncé que le tissu. Mes cheveux sont remontés habilement et parsemés de fleurs. Je ne porte autour du cou que le collier de perle de ma mère. J'ai mes boucles d'oreilles, mais pas mon bracelet. Et détail que j'apprécie ô combien, je n'ai pas de chaussures.

Je me tourne vers Maman, à court de mot. J'ai bien envie de lui dire que je la déteste de m'avoir rendue si belle le jour exact où j'ai envie de rester coucher jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ou alors que je l'aime précisément parce qu'elle a fait de moi, la sauvageonne, une jeune fille si belle le jour où je vais épouser Arnauld, sans pour autant me déguiser en une autre. Et je crois qu'elle comprend les deux. Elle m'embrasse sur la joue et me pousse dans le dos.

« N'aie pas peur, ma fleur. Je suis derrière toi. »


Alors j'avance, même si tout en moi me pousse à faire demi-tour. Il ne veut pas vraiment de moi. Et pourtant je suis tellement heureuse à l'idée de devenir sa femme. Je ne suis même pas certaine qu'il m'aime vraiment. Mais moi je l'adore. Peut-être que j'ai un trait commun avec Elle, et que c'est pour ça qu'il est avec moi, parce qu'il gomme mes traits pour les remplacer par les siens. Mais je veux bien servir de doublure si ça peut lui faire plaisir.
Et tout en cheminant, au choix, vers mon lieu de supplices ou mon lieu de délices, je me retrouve au coin de l'église. Je sais, parce que Maman me l'a dit, que Bernard a décoré l'intérieur comme il a pu, à l'aide de fleurs séchées et de branches peintes. J'inspire profondément. Je ne suis pas dans l'angle de la porte, personne, à l'intérieur, n'a pu encore me voir.

« Tu es prête ? » demande Maman d'une voix douce.




Non, s'il vous plait ne m'éveillez pas maintenant
Ça va être le plus beau jour de ma vie
Arnauld
    - Non… Coupe pas tes cheveux…

    Oui, Arnauld était en train de parler à son oreiller. Oui, il était en train de le caresser tendrement du bout de son nez comme un jeune chiot en manque d'affection, mais non, il n'était pas complètement devenu fou. Il était simplement en train de dormir et, visiblement, il identifiait ce coussin à la glabreté alarmante à la tête habituellement si joliment chevelue de sa bien-aimée. Il n'avait pourtant pas l'air très contrarié : il souriait naïvement, et il tendit bientôt les lèvres, toujours endormi, pour embrasser amoureusement ce pauvre oreiller qui n'avait pourtant rien demandé.

    Le contact du tissu sur sa bouche lui fit ouvrir les yeux, et l'espace de quelques secondes, il n'eut plus aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Dans un lit, manifestement, mais où était Actyss ?

    Il se redressa d'un coup, complètement paniqué. Actyss ! Le mariage ! C'était aujourd'hui ! Il avait dormi ! Pourquoi avait-il dormi ? Que faisait-il dans ce lit ? Que s'était-il passé ? Il avait dormi devant la porte d'Actyss, se souvint-il. Aux premières lueurs de l'aube, il était retourné dans sa chambre ; il avait étalé ses braies flambant neuves sur son lit, dans l'intention de bientôt s'en vêtir ; il s'était assis un tout petit instant sur le matelas pour se reposer un petit peu avant, et… Le noir. Quel crétin fini ! Il s'était endormi ! Si ça se trouvait, on était en plein après-midi, et il venait de rater sa vie !

    Il courut hors de sa chambre, toujours sans chemise ni chaussures, échevelé au possible, et dévala les marches de l'auberge, les yeux menaçant de lui sortir des orbites.

    - Il est quelle heure ?
    , hurla-t-il en débarquant dans la salle principale.

    Trois paires d'yeux se fixèrent sur lui. Celle de l'aubergiste, pour commencer, qui essuyait une écuelle d'un air bougon, et qui ne semblait pas ravi qu'un client vienne ainsi s'égosiller devant son comptoir et si près de son oreille ; au lieu de répondre, il marmonna quelque chose dans sa barbe, et désigna d'un geste les deux personnes à qui appartenaient les paires d'yeux restantes. Arnauld les reconnut aussitôt et poussa un petit « Oh ! » ahuri.

    - Du calme, fiston. Il n'est que neuf heures, fit Bruno Cassenac d'un air un peu bourru, mais dans lequel on décelait une pointe d'amusement. Pas besoin de crier comme ça.

    Arnauld se précipita vers la table à laquelle étaient assis ses parents, étreignit longuement sa mère, brièvement son père.

    - Vous êtes là !

    - Bien sûr que nous sommes là, répondit Anne. Tu nous a invités, je te rappelle. Nous sommes arrivés dans la nuit. Mais qu'est-ce que c'est que cette tenue, Arnauld ?

    Le jeune homme lâcha un rire, le cœur soudain beaucoup plus léger. Il avait eu peur que ses parents n'arrivent pas à temps pour assister au mariage, malgré l'argent qu'il leur avait envoyé pour qu'ils puissent louer les chevaux les plus endurants et les plus rapides pour le voyage. Sa mère l'obligea à remonter dans sa chambre pour aller mettre une chemise et une paire de bottes, et à son retour, il prit un copieux petit-déjeuner, en répondant aux questions de ses parents par monosyllabes. Non, il n'avait pas vraiment bien dormi. Oui, il avait une belle tenue à mettre pour la cérémonie. Oui, il était toujours aussi fou amoureux de sa promise. Non, il ne l'avait pas vue depuis la veille. Oui, sa mère était là aussi, avec Bernard, son beau-père. Oui, il était mort de trouille.

    - Ah bon, c'est normal ? J'ai peur de tout rater, gémit Arnauld, plus loquace tout à coup. Imaginez qu'en allant à l'église, je glisse dans la boue, et que je crotte complètement ma tenue… Ou que je ne comprenne pas ce que me dit le curé et que je reste la bouche ouverte comme un poisson mort, hein ? Ou que j'arrive en retard. Ou que l'église soit fermée. Ou qu'elle ne vienne pas…

    Anne Cassenac dut avoir un peu pitié de son fils, à ce moment-là, et décider de prendre les choses en main, parce qu'elle fit un signe à l'aubergiste pour qu'ils les débarrassent, planta un baiser sur la joue de son mari, et se leva, prenant Arnauld par le bras pour le forcer à la suivre jusque dans sa chambre. Dans le couloir, ils croisèrent Cassandre, qui leur dit, après de brèves présentations, qu'elle allait réveiller sa fille, et que son futur gendre n'avait pas intérêt à pointer le bout de son nez pour les perturber. Elle dut voir à la mine déconfite d'Arnauld qu'il n'en menait pas bien large, et le gratifia d'un grand sourire qui lui réchauffa le cœur. Tout allait bien, semblait dire ce sourire. Actyss dormait encore, elle allait venir, elle l'aimait, ce serait un vrai mariage, un beau mariage. Il se sentait un peu mieux.

    Une fois dans la chambre, Anne s'affaira autour des vêtements qu'avait acquis son fils la veille chez un des meilleurs tisserands rohannais, émettant des petits « Ah ! » « Hum ! » « Oui ! » qui signifiaient, comprit Arnauld, qu'elle approuvait ses choix. Il était au moins rassuré sur un point : il n'aurait pas l'air d'un gueux mal attifé pendant la cérémonie. Il fallait dire que le tisserand ne s'était pas moqué de lui : sa tunique verte, aux manches bouffantes, était faite d'une laine d'excellente qualité, et était merveilleusement bien assortie au surcot d'un vert plus foncé qu'il allait mettre par-dessus. Le col du surcot était finement brodé, et quand Arnauld l'avait essayé, il avait bien dû reconnaître, en se regardant dans la glace de la boutique du tisserand, qu'il avait vraiment fière allure, surtout avec la ceinture de cuir fauve qui resserrait le tissu autour de sa taille. Tout en lui parlant, en lui racontant des anecdotes sur son propre mariage, en vantant les qualités d'Actyss qui lui avait beaucoup plu quand elle l'avait rencontrée, en le questionnant sur ses travaux de menuiserie, la mère d'Arnauld parvint à faire retomber peu à peu son angoisse.

    Sa crise nocturne lui paraissait bien ridicule, à présent. Heureusement qu'il était allé écouter la respiration d'Actyss et qu'il avait dormi devant sa porte ; sinon, il aurait bien pu de se débattre avec ses vieux fantômes toute la nuit, et il aurait été incapable de se lever pour ce qui s'annonçait pourtant comme le plus beau jour de sa vie. Il était si idiot. Il avait honte de l'immaturité dont il avait fait preuve. Bien sûr, Actyss ne pouvait pas deviner l'angoisse qui l'avait étreint la première partie de la nuit, mais il avait l'impression de l'avoir blessée tout de même, sans qu'elle le sache, en étant si indigne d'elle.

    Au moins, à présent, il ne ressentait plus rien du tourment qui l'avait si violemment agité dans la nuit – la seule angoisse qui lui restait était celle, beaucoup plus saine, du futur marié qui a peur de ne pas être à la hauteur pendant la cérémonie. L'espèce de crise qu'il avait vécue avait finalement dénoué quelque chose en lui. Ultime sursaut, pouvait-on dire, avant la délivrance ; la nuit avait lavé ses peurs ; ne restaient que les certitudes.

    Il ne glissa dans aucune mare de boue en se rendant à l'église. Les portes de celle-ci étaient ouvertes, le curé bien présent. La décoration de Bernard était merveilleusement bien adaptée au jeune couple, et Actyss vint réellement.

    Arnauld, planté un peu raide devant le prêtre, eut l'impression d'attendre sa fiancée pendant une éternité, même si cela ne dura en réalité que quelques minutes. Aussi, quand elle fit son entrée dans l'église, au bras de sa mère, il ressentit un soulagement et une joie indicibles. A ses yeux, la jeune fille illuminait toute l'église, bien plus radieusement que les vitraux colorés qui en ornaient les murs. Il ne regardait qu'elle, ne voyait qu'elle. Elle avançait lentement vers l'autel, et ce ne fut que par un suprême effort de volonté, ou peut-être parce qu'il était trop transi d'amour et que la vision lui avait ôté toute faculté de se mouvoir, qu'il ne courut pas dans sa direction pour la rejoindre en plein milieu de l'allée centrale. Il était assourdi par les battements de son cœur, il avait les mains moites, l'impression de ne plus respirer, et un air béat, émerveillé sur la figure. Tout était si évident. Ce petit brin de femme, si minuscule, si lumineux, si empli d'amour, était sa raison de vivre, ce à quoi il était destiné depuis sa naissance. Il n'existait que pour Actyss ; il n'avait grandi que pour ce moment, celui où, dans sa robe de mariée, verte comme la tenue qu'il s'était choisi, avec ses cheveux piqués de fleurs et ses pieds nus, elle s'avancerait vers lui pour devenir sa femme. Les yeux brillants, il prit ses mains dans les siennes, quand elle fut arrivée à sa hauteur, sans se demander si cela était convenable ou non, et resta à la contempler, un sourire extatique sur les lèvres, tandis que le prêtre commençait son discours.
Actyss
💍

« Storm clouds may gather and stars may collide,
But I love you until the end of time »


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« Tu es prête ? » demande Maman d'une voix douce.

Si je suis prête ? J'ai les jambes qui tremblent. L'estomac noué. La respiration saccadée. Le cœur qui bat si fort qu'il menace de me sortir de la poitrine. Je déglutis avec peine, la gorge nouée. Si je suis prête ? Est-ce que j'ai seulement la prétention de le paraître ? Pourtant je n'ai jamais désiré quelque chose aussi fort. Mon âme est prête depuis mille ans déjà. C'est mon corps qui ne l'est pas. Je me force à acquiescer. Je ne vais pas rester plantée là toute la journée.
Maman glisse son bras sous le mien. Peut-être par souci de respecter la tradition voulant que la mariée arrive au bras de quelqu'un. Peut-être parce qu'elle a remarqué mon teint verdâtre et qu'elle a peur que je m'effondre si je ne suis pas soutenue. Je puise la force nécessaire dans ce contact et fais un pas en avant. J'apparais enfin dans l'encadrement des portes et en passe le seuil en tremblant.


Du coin de l’œil, je remarque la présence des parent d'Arnauld. Je n'arrive pas à identifier leur expression. Je croise le regard de Bernard, dont les vêtements sont assortis à ceux de ma mère. Elle a pour une fois renoncé au rouge grenat au profit d'une robe bleu nuit qui fait ressortir merveilleusement ses iris.
Je reste immobile sur le pas de l'église. Je n'arrive plus à avancer. Dans ma tête, ce moment durera au moins une heure, alors qu'il ne s'est pas écoulé deux secondes en réalité. J'ai la vision atroce des gargouilles de l'église qui se tournent vers moi en me traitant d'imposture. Et le brave Bruno et la douce Anne Cassenac ne tordent-ils pas la bouche en une grimace de dégoût en affirmant que je ne mérite pas leur fils, qu'ils aimaient mieux sa fiancée d'avant ? J'ai envie de pleurer et de m'enfuir. Jusqu'à ce que...


Jusqu'à ce que je vois enfin Arnauld. Il est là, dans un habit vert. On porte la même couleur sans pourtant s'être consultés.
Jusqu'à ce que je remarque la lueur de son regard lorsqu'il me voit entrer.
Jusqu'à ce que je lise dans ses yeux marron un mélange d'amour indescriptible et de désir presque sauvage. Je suis sûre qu'il est en train de se demander combien de temps il lui faudra pour m'ôter la robe du dos.
Jusqu'à ce que je comprenne. Ma destinée n'est autre que celle-ci. Vivre et me marier à cet homme que j'aime plus que tout.
Alors les visions d'horreurs s'estompent et ne reste plus que le soleil. J'avance lentement, parce que j'ai tout de même les jambes coupées par l'émotion, mais la panique a disparu. Je me plante face à lui, et lorsqu'il me prend la main, tout le reste s'efface et je me noie dans ses yeux.


J'écoute ce que dit le prêtre, mais je n'arrive pas à retenir tous les mots. Je suis tellement occupée à dévorer Arnauld du regard que j'ai du mal à tout suivre comme je le devrais. Je ne le lâche pas des yeux et plus le curé parle, plus fort mes doigts serrent ceux de mon fiancé. Jusqu'à ce qu'enfin, il soit temps de prononcer les vœux. A la question de savoir si je veux le prendre pour époux, je broie littéralement la main d'Arnauld.

« Oui. » fais-je d'une voix forte mais pourtant un peu tremblante d'émotion. « Oui, je le veux. »

Et au moment de lui passer l'alliance au doigt, ma main tremble si fort que je manque de me tromper et de la lui glisser au majeur. J'ai les yeux pleins de larmes et la grandeur de l'instant manque de me ravir ma voix pour de bon. Je secoue la tête une fois et prends une profonde inspiration. C'est le moment de débiter mon discours.

« Arnauld Cassenac, par cet anneau, je te prends pour époux. Rien ne saurait m'arracher à toi, sinon la mort. Mais même elle ne saurait faire mourir l'amour que j'ai pour toi. Alors Arnauld, je... » Une larme roule sur ma joue, tandis que je lève les yeux vers lui. Je suis si merveilleusement bouleversée que j'en ris et pleure à la fois. Je me force à continuer, parce que je veux tout lui dire, ici, devant nos parents. « Arnauld, je te promets de t'aimer jusqu'à ce que l'Univers lui-même ait été oublié. Je te promets de t'aimer dans la santé, et d'inventer des remèdes impossibles pour te tirer de la maladie. Je promets de t'aimer demain alors que tu seras encore ce jeune homme, et dans cinquante ans quand tu seras vieillard. Je te promets de t'aimer chaque jour, chaque heure, chaque minute et chaque seconde de ma vie. Je te promets de tout faire pour te rendre heureux. Je te promets de t'honorer et même de te supplier de m'honorer, tout au long de nos vies. Je te promets de porter tes enfants et de veiller sur eux comme des trésors. Je te promets de te protéger du mal, et de te donner ce qui n'existe pas encore si tu le désirais. Je te promets l'impossible, Arnauld. Je te promets des pluies d'étoiles filantes et des océans de miel fondu. Mais surtout, mon amour, je te promets d'être là pour partager tes joies, pour partager tes doutes, pour partager tes peines, et apaiser tes colères. Je te promets de t'aimer de toutes mes forces, parce que je ne suis bonne qu'à ça. »


Alors, enfin, je glisse l'alliance à son annulaire. Et je le prends pour mari en le regardant droit dans les yeux.
Arnauld
💫
« I'm your man. »

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    Peut-être qu'il était mort. Peut-être que son corps n'avait pas supporté un tel bonheur et qu'il avait explosé pour de bon, ne laissant derrière lui qu'un nuage de poussière dorée virevoltant dans l'église. Il ne percevait plus rien de ce qui l'entourait, seulement Actyss, Actyss et ses grands yeux bleus, Actyss et ses cheveux tressés comme une auréole fleurie, Actyss dans sa robe de mariée, les épaules nues, Actyss et ses lèvres rouges qui se mouvaient pour prononcer la plus belle déclaration qu'il ait jamais entendue. Comment tout cela pouvait-il être réel ? Et pourtant, ça l'était, réel, rien n'avait jamais été plus réel. Et si le reste du monde n'existait plus, la présence Actyss lui apparaissait avec une netteté surprenante. Il la voyait toute entière avec une précision extraordinaire, chaque petite tache de son, ses yeux embués et la trace qu'avait laissé une larme sur sa joue, la mèche très fine qui s'échappait de son chignon de tresses, le petit pli que faisait la manche de sa robe depuis qu'il lui avait pris les mains, la fossette au coin de ses lèvres, la rougeur qui courait, même discrètement, de ses joues à ses épaules, du fait de son émotion... Il suffoquait presque tant il se perdait dans sa contemplation. Elle était là, elle était tout.

    Quand elle lui avait parlé, la veille, de prononcer des vœux, il avait ressenti une bouffée d'angoisse à l'idée de ne rien être capable de prononcer le moment venu. Il n'avait jamais été particulièrement doué avec les mots, Arnauld – Actyss faisait toujours de bien plus belles déclarations que lui. Il n'avait rien écrit pour se préparer, et pourtant, quand il prit la parole, il n'hésita pas une seconde, malgré l'émotion qui faisait trembler sa voix.

    - Actyss, je te prends pour épouse. Je ne sais pas comment un tel miracle est possible, et je ne remercierai jamais assez le Très-Haut de m'avoir permis de te rencontrer. En réalité, je crois – je sais, que tout ce que j'ai vécu n'a jamais eu d'autre but que cela : te rencontrer. Parce que, et c'est ainsi depuis ma naissance, j'ai été fait pour toi. Je suis fait pour t'aimer, pour être auprès de toi dans toutes tes joies, celle d'entendre le brame d'un cerf ou de voir le soleil se lever, comme celle de mettre au monde nos enfants, et dans toutes tes peines, quand tu te cogneras un orteil contre le pied d'une table, quand tu attraperas un rhume, ou quand tu devras faire face à la mort d'un de tes patients. Je suis fait pour m'éveiller à tes côtés chaque matin et m'endormir dans tes bras chaque soir, pour essuyer tes larmes et les remplacer par des rires, pour consacrer chacune de mes journées à faire en sorte que la lueur émerveillée que je vois aujourd'hui briller dans tes yeux ne s'éteigne jamais. Je suis fait pour toi, et aucun sentiment, sauf peut-être ceux que j'aurai un jour pour nos enfants, ne pourra jamais égaler l'amour que j'ai pour toi. Je suis fait pour toi, Actyss. Je t'aime, et je t'appartiens.

    Il l'aurait bien embrassée tout de suite, mais il se contrôla et passa à son tour l'alliance à l'annulaire d'Actyss, lentement, comme s'il voulait graver l'intégralité du geste dans sa mémoire. Et quand le prêtre les déclara enfin mari et femme, le baiser qu'il lui donna ne fut peut-être pas si différent des milliers d'autres qu'ils avaient déjà échangés, du moins en apparence, mais il avait une saveur particulière, celle d'un mélange de solennité et de jubilation, d'engagement et de soulagement, de conclusion et de commencement.
Actyss
👶


« Elle use les miroirs
A s'regarder d'dans
A s'trouver bizarre
Tout l'temps »


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Niort
Lorsque je me suis mariée, des semaines plus tôt, j'ai immédiatement compris que plus rien ne serait comme avant. Je ne serais plus jamais Actyss Clairefeuille. Je ne serais jamais plus une jeune fille. Même si je m'enfuyais sur un coup de tête, même si je quittais Arnauld, même si demain j'étais veuve. Le mariage est un tournant définitif. Pour s'y engager, il faut vraiment être sûr de soi. J'avais toujours été sûre de moi, dès l'instant où j'avais embrassé Arnauld pour la première fois. J'avais su. C'est comme ça. Ce serait lui et personne d'autre. On sent ces choses-là. Si on ne sent pas, c'est que ce n'est pas le bon. Quelque chose se passe en soi. Tout est changé, en nous. Le mariage n'est que la conclusion logique d'une certitude absolue que rien ne peut venir ébranler.

J'avais cru qu'une douce période d'abondance s'ensuivrait. Que l'on vivrait heureux. Simplement, sans rien attendre d'autre de la vie qu'un matin l'un contre l'autre. J'avais eu tort. Nous sommes heureux, là n'est pas la question. Nous sommes heureux comme jamais. Sauf que je suis enceinte, et ça, ça change bien des choses. En réalité, cela change tout. Parce que j'ai un Truc dans le ventre. Un enfant en miniature, voire même encore plus petit qu'une miniature.
Depuis que je suis enceinte, tout va et rien ne peut aller. Je passe d'un état à un autre. Je crie en pleurant, je pleure en riant, je ris en criant. C'est un peu le bazar, dans ma tête. Je trouve des prénoms qui ne plaisent pas à Arnauld. Je ne comprends pas pourquoi il n'aime ni Rodolphus, ni Hugues-Etienne, ni Merlin. Si c'est une fille, j'hésite entre Mélusine, Pâquerette et Feuillantine. C'est joli, tout ça, pourtant, cela ne plaît pas à mon mari.


Mon mari. Il m'énerve la moitié du temps et me fait pleurer l'autre moitié. Il s'éloigne comme s'il ne devait jamais revenir, alors j'éclate en sanglots. Et sitôt qu'il est revenu, sa prévenance m'énerve. Et dans tous les cas, je l'aime comme une folle. Même s'il m'énerve et qu'il me fait sangloter de désespoir. Et puis, il ne travaille plus. Il passe le plus clair de son temps à afficher un air idiot. C'est ridicule ! J'ai bien envie de le secouer en hurlant. Je lui ai même dit qu'il allait nous plonger dans la misère. Cela ne lui a pas plu. De toute façon, je ne sais pas ce qu'il peut bien vouloir. Agaçant au dernier degré, désirable comme jamais. Cela le décrit assez bien. De toute façon il est parfait. Sauf que je ne sais pas ce qu'il attend pour nous construire une maison.

J'ai peur, moi. J'ai peur d'accoucher dans une roulotte perdue dans la forêt, au milieu des ours et des hiboux. J'ai peur de mourir. J'ai peur qu'il s'en aille. J'ai peur de manquer de cerises confites. J'ai peur de perdre un pied. J'ai peur que mon bébé ait une tête de canard. J'ai peur qu'il n'aime pas les châtaignes. J'ai peur qu'il déteste les sangliers. J'ai peur qu'une mouette me tombe sur la tête. J'ai peur de tout un tas de choses bizarres. Mais surtout j'ai peur qu'Arnauld s'en aille. Il passe des heures loin de moi, je ne sais où ni avec qui. Hier je l'ai suivi discrètement et je l'ai vu sourire à la boulangère. J'ai eu envie de lui enfoncer son pain-couronne dans le gosier pour la peine. Mais quand il m'a vu, il m'a embrassé en me serrant contre lui. Alors je me suis promis d'envoyer un laxatif à cette mégère de boulangère.

Même si je commence à avoir peur de mon ombre, je vis les plus beaux moments de ma vie. Enceinte de l'homme que j'aime. Enceinte de mon mari. Je ne sais pas encore à quoi ressemble ce bébé, mais je l'aime déjà de toutes mes forces. Et même si Arnauld m'énerve, je n'ai jamais été aussi heureuse avec lui que maintenant. C'est bien simple, je l'adore. Je voudrais passer chaque seconde avec lui. Je crois qu'il est un peu perdu. Pourtant, c'est lui qui va devoir nous guider. Parce que ce n'est que le second mois de grossesse. On n'a pas fini d'être dans tous nos états.
Arnauld
    Forêt de Mervent – Poitou

    Le monde est plein de couleurs. Le monde brille, le monde scintille, le monde pétille, le monde verbe-en-rapport-avec-le-bonheur-ille. Et lui, Arnauld, petit habitant de ce monde brillant, scintillant, pétillant, X-illant, avait à peu près la même expression sur le visage qu'un jeune chien qui passe la tête à travers la fenêtre d'une calèche qui avance à toute allure sur un chemin de campagne. Une expression de bonheur, d'insouciance, d'étonnement aussi, car le chien ne comprend pas vraiment comme cela se fait qu'il aille si vite et que l'air vienne fouetter sa langue qui pendouille hors de sa gueule souriante en lui procurant une telle joie. Et Arnauld ne comprenait pas vraiment non plus que sa vie soit si parfaite, qu'Actyss l'ait épousé, et qu'elle soit déjà enceinte d'un bébé qui, même s'il n'était sûrement pas plus gros qu'une noix à l'heure actuelle, était déjà le plus merveilleux bébé du monde.

    Comme souvent, Arnauld était nu comme un ver, et comme ce n'était pas une manie dont il était le seul atteint, Actyss était tout aussi nue que lui. Ils avaient fait l'amour longuement, dans ce qu'il restait d'une des petites cabanes qu'elle avait construites quand elle était enfant, et à présent ils étaient simplement assis, elle sur les cuisses du jeune homme, lui sur ses talons, et, serrés l'un contre l'autre, ils se contemplaient langoureusement.

    C'était incroyable ce que ce minuscule brin de femme était capable de lui procurer comme bonheur. Elle était pourtant toute petite, elle ne prenait vraiment pas beaucoup de place dans l'immensité de la Création, elle n'avait aucune force dans ses petits poings et, à par les plantes et les maladies, elle ne connaissait pas grand chose du monde. Et pourtant c'était elle qui le faisait tourner, ce monde. C'était stupéfiant. Une vie entière ne suffirait sans doute pas à Arnauld pour épuiser l'émerveillement que lui procurait sa femme.

    Il faillit lui demander comment elle faisait pour réussir un tel prodige, mais il se retint. Il était certain qu'elle se fâcherait. Elle se fâchait toujours quand il lui faisait ce qui se rapprochait d'un compliment – ce qui était très problématique, parce que c'était une de ses occupations favorites. Surtout depuis qu'elle était enceinte. Mais elle se comportait de manière très étrange, depuis le début de sa grossesse. Il avait déjà entendu parler des caprices des femmes enceintes, mais chez Actyss ça prenait une tournure particulière. Certes, elle avait des envies loufoques normales (qui aurait cru que juxtaposer ces deux adjectifs puisse avoir un sens ?), comme les cerises confites à des heures impossibles de la nuit – et de la journée, en fait. Mais vraiment, parfois, elle ne semblait plus être elle-même. Elle l'envoyait fréquemment balader, par exemple. Parfois violemment, parfois avec une indifférence qui lui glaçait le sang. Il avait beau avoir confiance en son amour, à chaque fois qu'elle agissait comme s'il lui importait peu, voire l'importunait, il avait envie de se ratatiner et de ne plus exister du tout. Parce que c'était sa grande hantise, à Arnauld : qu'Actyss se lasse de lui, et qu'elle ne reste avec lui que parce qu'ils étaient mariés et qu'elle avait bien besoin de lui, étant donné qu'il lui avait mis un bébé dans le ventre. Alors à chaque fois qu'elle le repoussait, il avait l'impression de recevoir une bonne centaine de gifles dans la figure. L'agressivité ou la froideur faisaient-ils partie des symptômes de la grossesse, ou bien avait-il de vraies raisons d'avoir peur ?

    Avoir peur. En fait, Arnauld était terrorisé. Même quand Actyss était comme avant, qu'elle l'embrassait, lui souriait, lui murmurait des mots d'amour. Il était terrorisé à l'idée de devenir père. Il avait à présent des responsabilités énormes, monumentales. Il avait une famille à nourrir. Et l'enfant n'étant pas né, sa famille se concentrait dans la toute petite personne d'Actyss, qu'il surprotégeait de manière sûrement horriblement agaçante pour l'intéressée. Rien n'était trop bon pour son Actyss ; il lui achetait des bocaux de cerises confites, il choisissait les plus belles brioches chez la boulangère, il trouvait de gros jambons chez le charcutier qu'il découpait amoureusement pour nourrir sa femme, et c'était limite s'il ne voulait pas les lui faire manger en lui donnant la becquée. Il se retenait, heureusement. Sinon, il resterait accroché à sa taille du lever du soleil à son coucher, et de son coucher à son lever, et il ne pourrait pas travailler. Il fallait qu'il travaille d'arrache-pied, qu'il gagne des montagnes d'or pour subvenir aux besoins de sa famille-Actyss. L'armoire commencée depuis plusieurs semaines pour Morwène von Frayner le hantait jusque dans ses nuits, et il avait dû en recommencer une porte entière car en sculptant sa façade, il avait dérapé et ruiné son ouvrage. Ce jour-là, il avait craqué et pleuré comme un gosse, seul face à sa grande armoire inachevée, persuadé d'être un bon à rien qui allait plonger sa famille dans la misère. C'était ce que lui avait dit Actyss la veille. Ça le rongeait. Et une autre fois, elle lui avait dit qu'elle se fichait complètement de l'argent, et que ce n'était pas cela qui rendait heureux : ce qu'il fallait, ce n'était pas qu'il travaille jusqu'à épuisement, mais qu'il soit présent pour sa famille. C'était difficile à conjuguer, tout cela. Il ne savait plus où donner de la tête.

    Mais il ne s'en sortait pas si mal, après tout. Il avait déjà économisé une assez jolie somme, et quand cette fichue armoire serait terminée et qu'il l'aurait envoyée avec les deux chaises déjà prêtes, les écus dépensés pour l'achat des matériaux seraient remboursés et il ferait un très bon bénéfice. Et puis ils avaient la roulotte offerte en cadeau de mariage par Pépin et Hélona. Ils ne seraient jamais à la rue, ils avaient leur maison sur roues. Cependant, il voulait aussi une vraie maison, une maison en pierres, dans laquelle il pourrait voir son enfant grandir. Dès qu'il pourrait, il se lancerait dans sa construction. Actyss et lui n'en avaient pas encore vraiment parlé, mais il se verrait bien habiter non loin de Narbonne, dans son Languedoc natal, près de la mer, du soleil, et de ses amis. Mais si sa femme voulait rester à Mervent, il était près aussi à lui construire une maison dans la forêt poitevine.

    Mervent. Comme le nom le laissait entendre, c'était un endroit merveilleux. Peut-être moins que Brocéliande pour un œil objectif, mais chaque petite pierre, chaque arbuste et chaque brindille étaient sublimés sous le regard d'Arnauld car il se disait à chaque fois : c'est là qu'elle a grandi, c'est ça qui a fait d'elle ce qu'elle est. Elle lui parlait de Mervent depuis si longtemps ; en octobre, déjà, ils avaient prévu qu'ils iraient ensemble. A l'époque, certes, il était à mille lieue d'imaginer que ce serait en tant que mari et femme. La vie réserve parfois des surprises étonnantes, et délicieuses.

    Et voilà, Arnauld était encore en train de sourire niaisement en contemplant sa femme. Comment elle faisait pour ne pas se lasser de ce regard de crapaud mort d'amour était un réel mystère. Mais elle était parfaite. Réellement parfaite. Tellement réellement parfaite qu'il était déjà en train de la pousser doucement en arrière pour qu'elle s'allonge, et de couvrir son corps de baisers. Pas trop vite, car elle lui avait dit, la veille, qu'elle ne pouvait plus respirer quand il l'embrassait partout avec un peu trop d'empressement et qu'elle allait mourir – déclaration qui avait, bien évidemment, causé une panique arnauldienne des plus prononcées. D'après elle, c'était la grossesse qui décuplait ses sensations. Il n'y entendait pas grand chose, mais il aurait été prêt à ne plus la toucher pendant neuf mois si lui faire l'amour présentait ne serait-ce qu'un tout petit risque de nuire à sa santé, ou à celle du bébé. Quitte à dépérir lui-même.

    En attendant, Actyss n'avait pas l'air de se plaindre, bien au contraire. Même si c'était déjà la troisième fois de la journée qu'il prenait ce genre d'initiative, et même s'ils n'étaient pas encore allés voir les cascades dont elle lui parlait depuis des mois, alors que, depuis des mois, il avait prévu bien des choses à faire sous ces fameuses cascades. Que voulez-vous ? Ce n'était pas comme s'il devait faire attention à ne pas la mettre enceinte – c'était déjà fait ! Il fallait bien que la grossesse présente quelques avantages.

    Alors oui, pour être coloré, le monde, il était coloré. Beaucoup de vert, on était en forêt après tout, beaucoup de doré, comme les cheveux de sa femme, beaucoup de bleu, comme ses yeux, et surtout beaucoup, beaucoup, beaucoup de rose, parce que cela avait beau être d'une mièvrerie sans nom, sa vie, Arnauld la voyait exactement de cette couleur-là.
Actyss


« You can holler, you can wail
You can swing, you can flail
You can thump like a broken sail
But I'll never give you up
If I ever give you up my heart will surely fail »


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Marmande.
Le reflet de la psyché piquetée de rouille renvoie l'image d'une jeune fille d'un peu moins de seize ans à la mine grave. Ses cheveux blonds, lâches, retenus au niveau des tempes par deux fibules en argent représentant une feuille ouvragée cascadent jusqu'au bas de son dos, se terminant en de souples ondulations. Les taches de son parsemées sur le nez et les pommettes sont rendues plus visibles par le soleil qui se manifeste enfin, après un interminable Hiver. Le teint est resté pâle et les lèvres mordillées depuis une dizaine de minutes ressortent d'autant plus. Et enfin les yeux. Bleus comme le sombre océan, ou bleus comme la nuit. Bleus et sérieux, aussi.

Ce n'est pourtant pas mon visage que je regarde avec tant d'attention. C'est la tenue que je porte que j'examine. D'un orange crépusculaire, ceinturée juste sous la poitrine par un large ruban bleu myosotis, aux manches longues à crevées, galonnée à l'encolure et au-dessus des coudes d'un bleu clair identique à celui de la ceinture.
En entrant dans la boutique de la couturière, j'avais bien précisé que je ne voulais pas investir dans une autre robe durant ma grossesse. Elle m'a assuré que je n'en aurais pas besoin, que celle-ci, taillée comme elle l'est, laissera libre court à l'arrondissement de mon ventre. Pour l'instant, sous les nombreux plis du tissu, on ne distingue rien, ou pas grand chose. Ce qui ne m'empêche pas d'avoir les mains posées dessus. Moi, je le sens, ce ventre, sous mes doigts.
J'inspire profondément et me décide enfin. Je paye la couturière et regagne la rue, la robe neuve sur le dos, l'autre, la rouge, au fond de mon panier. J'ai même investi dans des pantoufles plates en cuir brun, plus par commodité que par envie de porter des chaussures. Il pleut encore régulièrement et je n'aimerai pas glisser sur les pavés humides.


Je regagne la roulotte pour me défaire de mon panier. Dans le reflet de la fenêtre, je me regarde encore. Je m'approche du carreau et effleure ma peau du bout des doigts, juste sous les yeux. Une légère ombre violacée s'y dessine, comme la marque de ma fatigue. Arnauld ne dit trop rien à ce sujet, qu'il le remarque ou non. De même qu'il n'a rien dit quand je me suis arrêtée de manger après trois bouchées. Même si j'ai vu le pli soucieux qui a marqué son front alors qu'il mastiquait son morceau de viande. Pour être honnête, même les cerises confites ne me disent plus rien. Je n'ai rien dit quand il m'en a offert un plein bocal. A part le remerciement de rigueur et le baiser qui allait avec. J'ai même caché le bocal dans le coffre de la roulotte, sous la pile de mes vêtements. Je suis quasiment sûre qu'il n'ira pas fouiller dans le coin, à part s'il est brusquement pris du désir d'enfiler l'une de mes robes.

Je donne une caresse à tous mes animaux, ainsi qu'un baiser. Benoît, la loutre, est très agité en ce moment. C'est-à-dire qu'il a bien grandi et qu'il a besoin d'exercice. Lucien est étalé dans son panier, et Henri s'est lové contre lui. Chat et chien peuvent très bien s'entendre, preuve en est ce duo improbable qui ne se quitte jamais. Je les laisse tranquille et regarde si mes trois lapins vont bien. Je les ai sorti dès ce matin. Comme tous les jours, j'ai installé le petit enclot pour qu'ils ne partent pas. Ils sont occupés à grignoter des touffes d'herbe verte et tendre. Je vide ma besace et y installe Benoît, qui passe aussitôt la tête sous le rabat, pour voir le monde. J'ai dans l'idée d'aller à la rivière pour qu'il se défoule un peu. Mais avant ça, j'ai encore quelque chose à faire.

Je regagne la ville. Je sais où trouver Arnauld. Il est parti acheter des planches de bois pour construire je ne sais plus quel meuble. Je le trouve là où je pensais qu'il était. J'attends, un peu à l'écart, qu'il finisse de faire ses emplettes. J'ai du mal à tenir Benoît tranquille. Enfin, dès qu'Arnauld termine, je m'approche de lui en souriant légèrement. Je ne lui laisse pas le temps de parler, je lui prends la main et l'entraîne à ma suite. Je sais bien qu'il est débordé, et il m'en voudra peut-être de l'empêcher de travailler, mais hier, j'étais triste. Plus triste que je ne saurais vraiment le dire d'ailleurs. Triste et fatiguée. Ce qui ne fait pas bon ménage. Je le tire jusqu'à la rivière, en forêt, dans un coin tranquille. Et enfin, je lâche Benoît. Il n'attend pas la plus brève seconde, il se jette dans l'eau et y évolue gracieusement. Peut-être un peu moins que ses congénères, du fait de sa patte atrophiée, mais il compense largement par les trois autres.

J'attends qu'Arnauld soit assis dans l'herbe tendre et les feuilles mortes pour faire de même. Je fais attention, parce que ma robe est neuve. Je me blottis contre lui, sans dire un mot. Je regarde Benoît s'ébattre et manger une truite. Le silence s'étire, interminable, et brusquement, je tombe endormie, la tête sur les genoux de mon mari.
Lorsque je me réveille, la lumière a changé. Il s'est peut-être écoulé une heure depuis que j'ai fermé les yeux. Arnauld est toujours là, la main dans mes cheveux, et je me redresse en me frottant les yeux de mes petits poings. Je remarque aussitôt qu'il a été inquiet, alors je l'embrasse pour l'apaiser. Il faut dire que c'est rare, les fois où je m'endors comme une masse, en pleine journée. Enfin c'est plus courant depuis que je suis enceinte, mais comme je m'arrange en général pour faire une sieste dans un endroit où il ne se trouve pas, cela a du lui faire plus drôle qu'à moi.


« J'ai soif. On rentre ? On boit une infusion ? »

Je me relève lentement, et m'accroche à lui. Benoît a fini son bain et accepte de retourner dans ma besace sans trop faire d'histoire. On regagne la roulotte et je fais chauffer de l'eau. En attendant que ce soit prêt, je m'assois sur le lit, collée contre Arnauld, parsemant son épaule de baisers, puis son cou. Et puis tout le reste. Un instant plus tard, ma robe neuve trône sur le banc, à côté de la chemise et les braies d'Arnauld. Il passe son temps à être inquiet, c'est ce qui m'a rendu si triste hier soir. Qu'il puisse encore croire qu'un jour j'arrêterai de l'aimer. Il n'a pas encore compris que la seule raison qui me ferait le quitter, c'est quand la Mort en personne viendrait me chercher. Mon cœur cesserait de battre si je ne devais plus vivre avec lui. Et pour l'heure, mon cœur bat de toutes ses forces et bien plus vite qu'en temps normal. Il n'a pas seulement mis la vie dans mon ventre, c'est moi toute entière qu'il fait vivre. Et je ne sais plus comment le lui faire comprendre.



Tu peux gueuler, tu peux gémir
Tu peux te balancer, tu peux te débattre
Tu peux frapper l'air autour de toi comme une voile déchirée
Mais jamais je ne t'abandonnerai
Si jamais je t'abandonne mon cœur s'arrêtera sûrement de battre
Actyss
🌷

« There's a space in the clouds where the two of us can hide.
Do you believe in miracles ? »


_____________________________


Agen.

Le temps est superbe. Il ne fait pas froid, même si la température reste dans les tièdes sans même faire semblant de prétendre être chaude. Le ciel est dégagé. Un parfum de fleur flotte dans l'air. Sans doute les pruniers qui, comme les autres, se parent de leurs plus beaux atours pour fêter le Printemps.
Nous sommes dimanche, et après la messe, je refuse de retourner m'enfermer dans une chambre ou la salle commune d'une taverne. Même si j'adore Julian, un Espagnol haut en couleurs rencontré la veille. J'ai envie, besoin même, d'une promenade de santé dans les vergers fleuris. Je veux partir en quête de plantes de saisons, géographiquement introuvables ailleurs. Je ne laisse pas le choix à Arnauld. Ma main dans la sienne, je le traîne derrière moi jusqu'au marché.


Je profite honteusement de mon statut de femme enceinte pour acheter à manger et lui faire porter le panier. J'opte pour deux petites tourtes au poulet et une grosse tarte aux fraises des bois. Ainsi alourdi, je l'emmène d'un pas guilleret vers les portes de la ville, que je franchis d'un pas décidé. Je marche, au coude à coude avec Arnauld, commentant tout ce qui à l'heur de se montrer intéressant. Autrement dit, à peu près tout. D'abord je me tourne en arrière et pointe du doigt un milicien qui se soulage du haut des remparts. Je me mets à rire en poursuivant ma route. Ensuite, c'est un vol de pigeons ramiers qui me fait m'enthousiasmer. Et tout le reste y passe. Le bleu du ciel, la couleur de l'herbe. Le bourdonnement d'une abeille. Le scintillement d'une toile d'araignée. L'arrondi de mon ventre. L'arrondi de ma poitrine. Le caillou que je vois, le scarabée qui traverse le sentier. L'odeur de la forêt dans laquelle on vient de pénétrer. Le silence assourdissant qui règne sous la voûte feuillue.

« ... donc moi, qu'est-ce que je lui ai dit, à ton avis ? Eh bien que je voulais deux chaussures de la même taille, évidemment ! Alors aussitôt... »


Tout en parlant, j'avance sans regarder où je vais. Je suis le sentier qui serpente entre les arbres. Il mènera bien quelque part. Et je n'ai pas tort. Tout en soulevant l'ourlet de ma robe pour ne pas tomber, je débouche sur une clairière absolument parfaite. Une petite mare brille sous les rayons du soleil, dégageant une légère odeur de vase qui me charme tout à fait. Cela me rappelle Mervent. Il y en a des dizaines, des points d'eau comme celui-ci. J'étale au sol une couverture à carreaux en prenant le panier des mains de mon mari.

« ... ce qui n'a strictement aucun rapport avec l'achillée millefeuille, tu peux me croire. Je me demande vraiment comment les gens peuvent encore confondre, on dirait qu'ils sont complètement aveugles. Ou stupides. Tu crois qu'ils sont les deux ? Enfin bref, je lui soutiens que j'ai raison, et lui... »


Le débit de mes paroles doit à moitié l'assommer, sinon lui donner la migraine. Mais je ne m'en rends pas compte. Je dispose sur la couverture le plat contenant les tourtes et la tarte, y ajoute quelques tubercules croquants et de succulentes racines. Je fais tenir, dans un équilibre relatif, les chopes que j'ai emprunté à l'auberge, et je les remplis de vin de géranium rosat. J'en fais glisser une vers Arnauld et m'assois en tailleur.

« En réalité je sais bien que c'était un peu stupide de prétendre ça, mais cette femme était vraiment énervante, avec ses airs suffisants. Tu sais qu'elle m'a quand même soutenu que la chouette hulotte a des yeux jaunes ? Quelle bête à foin. »


Je mords dans un bout de tourte, mais cela ne m'arrête même pas. Je me rapproche d'Arnauld. Tout en parlant et mangeant, je trouve mille prétextes pour le toucher. Une mèche qui pointe bizarrement. Une feuille dans ses cheveux. Une brindille dans son dos. Une poussière imaginaire sur son torse. Une herbe sur son genou replié. Tout est prétexte. Je m'empiffre de tourte, ayant brusquement retrouvé l'appétit, sans doute à force de parler.

« Mais ce qui m'énerve le plus c'est q... »


Brusquement, je ne peux plus parler. La main d'Arnauld sur ma nuque, il s'est penché vers moi et m'a interrompu d'un baiser un peu trop fougueux pour que je puisse me rappeler de ce que j'étais en train de dire une seconde plus tôt. Il se colle à moi, je me presse contre lui. On bascule sur la couverture. Et je suis prête à manger ma robe neuve si pendant un certain temps, je trouve le moyen d'encore discourir. Ce qui ne signifie pas que je resterai silencieuse. L'avantage avec les hommes, c'est que même la migraine ne les empêche pas d'avoir envie de tutoyer les étoiles. Et c'est plutôt merveilleux.


Il y a un espace dans les nuages où l'on peut se cacher tous les deux.
Croyez vous aux miracles ?
Arnauld
    Il fait encore très sombre dans la chambre ; l'aube commence à peine. Tout habillé, debout devant le lit, Arnauld se penche sur le visage de sa femme et le regarde longuement, une lettre dans la main. Finalement, il pose un baiser sur sa tempe, à peine appuyé pour ne pas la réveiller, et dépose la longue lettre sur l'oreiller juste à côté d'elle. Il la regarde encore un instant, sourit doucement, et quitte la chambre sans un bruit.

    Citation:
      Actyss,

      Ce matin, il faut que je parte plus tôt pour livrer son châssis à M. Rendu, et je dois être chez lui de bonne heure pour l’installer comme il faut et l’aider à résoudre certains problèmes qu’il a avec sa charpente. Je t’avais dit que je comptais étendre mes compétences à la charpenterie. C’est un début.

      C’est pour cela que je ne suis pas avec toi ce matin quand tu te réveilles, mais ce n’est pas vraiment pour ça que je t’écris cette lettre au beau milieu de la nuit. Je suis à la petite table que nous avons dans notre chambre, et j’ai eu peur un moment que la lueur de la bougie ne t’éveille. La lumière te réveille facilement, je crois, peut-être parce qu’il fait si noir, la nuit, dans la forêt. Pour l’instant, cependant, tu es endormie dans notre lit, et tu ne bouges pas. Je ne te vois pas très bien mais tes cheveux éparpillés sur l’oreiller trouvent encore le moyen de briller, même dans la semi-pénombre. C’est très beau.

      Actyss, je me rends bien compte que ça ne va pas très bien entre nous en ce moment. Je crois que je ne te rends plus aussi heureuse qu’avant. Je ne sais pas exactement ce qui a changé – j’ai mis ça au début sur le compte de ta grossesse et des difficultés qu’elle te posait, mais je ne crois plus que ça suffise à expliquer ce qui se passe. Pourtant, mon Actyss, ton bonheur, c’est ce à quoi j’ai dédié ma vie. Je crois que je suis en train d’échouer et j’ai peur que tu t’éloignes de moi. Très peur. Je suis un peu perdu, je ne sais pas ce que je dois faire pour que tu sois parfaitement heureuse. Je ne suis pas grand-chose, je n’ai pas beaucoup de pouvoir, tout ce que je sais faire c’est t’aimer, t’aimer comme un fou, t’aimer si fort que parfois je n’arrive pas très bien à distinguer si j’ai l’impression que ça me tue ou que ça me rend immortel. C’est là mon seul pouvoir, Actyss, mon amour pour toi, et comme j’ai parfois le sentiment que tu ne te rends pas compte de ce que je ressens pour toi, et que peut-être que c’est cela qui t’éloigne, je vais essayer de t’écrire ce que tu représentes pour moi.

      Tu n’aimes pas que je te fasse des compliments, je le sais. Ce ne sont pas tellement des compliments que je veux te faire ici. Tu sais, quand je t’en dis, c’est sûrement maladroit parce que c’est si spontané. Je ne suis pas très doué pour dire mes sentiments. Je ne suis pas quelqu’un de très poétique, je suis un peu trop terre-à-terre, je ne suis pas non plus très intelligent ni très assuré. Mais dans cette lettre, que j’ai du temps et du recul pour écrire, et dans laquelle tu ne peux pas m’interrompre, je vais essayer de tout te dire – non, pas tout, parce que même une lettre de cent pages ne pourrait pas contenir l’infini de mon amour pour toi ; mais disons, le plus et le mieux possible.

      C’est si grand que je ne sais pas vraiment par où commencer. Tu sais, Actyss, quand je te vois, j’ai toujours le cœur qui se comporte un peu n’importe comment. Même après tout ce temps, il s’accélère en ta présence, et même parfois quand tu n’es pas là et que je pense à toi. J’ai encore souvent les mains moites avec toi. Je crois que parfois, je rougis. Comme un jeune garçon amoureux qui n’ose pas trop croire qu’il pourrait réellement intéresser la fille qu’il aime. Et pourtant tu m’as épousé, et tu portes mon enfant, et tu me le répètes régulièrement, « je t’aime ». J’ai une chance extraordinaire et je ne sais pas si un jour je m’y habituerai tout à fait.

      Actyss, j’aime tout en toi. J’aime tout. Je t’aime toute entière. Tu dis parfois que je t’idéalise ; ce n’est pas ça. Si je trouve que tu es la plus belle femme du monde, c’est parce que mon idée de la beauté, c’est toi qui la définis. Tu es sublime, mon Actyss. Tes yeux, je ne pourrai jamais me lasser de m’y perdre – ils sont plus beaux que tous ceux que j’ai vus, et si expressifs ! Ton nez, je l’aime aussi. Petit, droit, et qui rougit quand tu as envie de pleurer. Mon Dieu, quand je le vois rougir, ce nez, ce que je ne serais pas capable de faire… ! Et ta bouche. Ta bouche. Une vie ne me suffira pas pour l’embrasser à satiété. Les petites taches de rousseur sur tes joues – je n’ai jamais réussi à les compter, je t’embrasse avant d’avoir fini. Tes épaules pâles, rondes et douces. Le creux de ton cou, qui semble moulé pour que mon nez vienne s’y nicher. Les deux grains de beauté sur tes seins.

      Oh, à écrire ça, Actyss, j’ai vraiment envie de laisser tomber ma plume et de te rejoindre dans notre lit, pour me serrer contre toi et m’enivrer de ton parfum. Je le ferai tout à l’heure ; il faut que je finisse.

      Je t’aime toute entière, écrivais-je. J’aime quand tu reviens de la forêt et que tu as rapporté sans le savoir des souvenirs de ta promenade coincés dans tes cheveux. Des feuilles, des petites brindilles parfois, et des traces de boue sur tes joues, sur ta robe, sur tes avant-bras. J’aime que tu ne puisses pas t’empêcher de salir tes vêtements dès que tu les enfiles quand ils reviennent de chez la lingère. J’aime ta manière de regarder chaque chose que d’autres trouveraient si banale comme si c’était un trésor merveilleux. J’aime que tu ne mettes pas de chaussures, même quand je te demande d’en mettre pour ne pas te blesser ou attraper froid. J’aime que tu trouves les créations des hommes étranges et que tu préfères un sac rempli de galets colorés à une bourse d’or. J’aime que tu n’aimes pas la bière et que tu te fasses des infusions de toutes sortes à la place, avec le petit air confiant, expert, assuré que tu as quand tu manipules les plantes. J’aime ton désintéressement, même s’il fait partir des semaines de travail en fumée dans des dons trop généreux. J’aime ta fantaisie et ta manière presque enfantine de t’amuser de choses que ne prennent même pas la peine de regarder les autres, comme un rassemblement de grenouilles sur une mare couverte de nénuphars. Je t’aime. Tu m’illumines.

      Tu m’illumines. Tu es mon étoile, celle qui apporte la lumière quand tout le reste est noir ; tu es la seule personne en qui j’aie totalement confiance, le pilier de mon univers, le pivot qui fait tourner mon monde. Tu n’as qu’à exister, et me laisser te contempler, pour me rendre le plus heureux des hommes. Tu n’as même pas besoin de m’aimer – j’ai dépassé cet égoïsme qui voudrait exiger que l’amour soit réciproque pour être donné. Quoi qu’il arrive, quoi que tu fasses, je serai toujours là pour toi. Que tu ne m’aimes plus, que tu en aimes un autre, que tu l’embrasses lui et même que tu lui fasses des enfants, je t’aimerai encore et, comme je suis ton mari et bientôt le père de ton bébé, je continuerai à prendre soin de toi, à travailler pour nous construire une maison, si tu veux bien y vivre avec moi, à faire en sorte que toi et les enfants ne manquent jamais de rien et à t’ouvrir mes bras si d’aventure l’envie te prenait de t’y blottir.

      C’est toi. Comment le dire, encore ? Tu es l’amour de ma vie, mon âme sœur. Comme je l’ai dit à notre mariage, je suis né pour toi, je suis fait pour t’aimer. Mon destin, c’était toi, depuis le début. Tout avant toi n’était qu’illusion, attente inconsciente. Je serais passé à côté de ma vie si je ne t’avais pas rencontrée – mais je ne pouvais pas ne pas te rencontrer, car c’était écrit. Et ce qui est extraordinaire, c’est que tu m’aies aimé aussi, alors que j’étais si insupportable. Je ne remercierai jamais le ciel, ni toi, pour la patience dont tu as fait preuve avec moi, pour le courage que tu as eu, l’amour dont tu as été capable pour t’accrocher à moi quand j’aurais fait fuir n’importe qui d’autre, et cela sans raison, juste parce que c’était toi, que c’était moi, que tu avais déjà tout compris.

      Tu viens de te retourner en marmonnant quelque chose. Je crois avoir compris « crapaud » mais je n’en suis pas certain du tout.

      Je vais arrêter cette lettre ici ; j’ai dit l’essentiel de ce que je voulais te dire, même si je pourrais continuer sur des pages et des pages. De toute manière, ma chandelle a tant diminué que je crois qu’elle risque de s’éteindre d’une minute à l’autre. J’ai passé beaucoup de temps à te regarder pendant que j’écrivais – cela fait peut-être quelques heures que je suis à cette table. Mais maintenant, je n’ai plus qu’une envie : me coucher contre toi et enfouir le visage dans ton cou – je vais le faire tout de suite.

      Arnauld




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