Eliance
Citation:
Arnauld,
Ne pensez pas que je vous ai oublié ou que j'ai bazardé votre lettre par la fenêtre de mon auberge.
J'ai seulement un peu de mal à me concentrer. Et à écrire. Et à mettre les mots sur les choses. J'ai commencé plusieurs fois des lettres pour vous. Mais elles ont fini imbibées sur la table et/ou dans les flammes par la suite.
D'abord, je dois vous féliciter, avant que cette lettre ne devienne trop pourrie. Je vous félicite. Vous aimez votre blonde-sanglière. Vous l'épousez. Et vous prouvez ainsi que vous êtes pas un enfoiré qui ne fait que regarder derrière lui pour voir si Cléo n'y serait pas derrière vous par hasard. Que vous savez prendre des décisions graves, importantes et surtout que vous pouvez vous engager à faire de belles promesses. Allez savoir pourquoi, mais quand j'imagine vos noces, je les trouve belles. Et je pense que tout ira bien. Vos promesses ne seront pas faites en l'air. Celles de Actyss non plus. Vous êtes mignons. Clément me l'a redit dans une lettre. Et je ne sais pas si il est vraiment cul-de-jatte, mais il y a un truc avec ses guiboles. Alors je me suis dit qu'il est cul-de-jatte. Comme c'est la pire chose qui puisse arriver à des jambes, je suis prête. Si c'est moins pire, je serais heureuse pour lui. Et si il est cul-de-jatte, je me suis préparée. Je saurais ne pas trop grimacer et ce genre de choses qui agacent les nouveaux impotents. Vous êtes sans doute les derniers de l'espèce à pouvoir vous marier sans que ça devienne pourri. Alors ne me décevez pas. Mariez-vous et soyez heureux, bordel.
Pardon. J'ai pas encore pleuré sur cette lettre, mais m'énerver n'est guère mieux. Je vais faire mieux.
Je vais vous raconter. Ou essayer.
Je vis à l'auberge. Dans mon village. À deux pas de ma maison. C'est stupide. Mais ça résume ma situation à merveille. Je n'arrive pas rentrer chez moi. Parce que chez moi, ce n'est plus chez moi. Vous n'allez encore rien comprendre. Je ne suis pas claire. J'ai d'abord eu une petite maison, toute seule, à Belley. Et puis, quand Elias a débarqué, il a fini par m'inviter à vivre chez lui. Il y avait des bouts de tissus partout. Il faisait les gros yeux quand un de mes orteils avait le malheur de fouler un morceau pendant par terre. Mais j'étais heureuse. Je crois. Je crois que lui aussi. Et qu'il faisait les gros yeux seulement pour la forme. Parce qu'il n'a jamais dit vraiment plus. Alors j'ai abandonné ma maison.
Et aujourd'hui, je n'arrive ni à revenir dans la maison d'Elias (et donc ancienne mienne aussi), ni dans ma maison à moi de base. Elias est parti. Alors sa maison n'est plus sa maison. Et ce n'est plus la mienne non plus. Et la mienne de base est vide. Et j'ai peur d'y retourner. J'ai peur d'y être toute seule et de faire des choses stupides. Je fais toujours des choses stupides. Alors j'ai pris une chambre à l'auberge. C'est comme si je n'avais plus de maison. Je n'ai jamais eu vraiment besoin de maison. J'ai pas d'affaires. Enfin, pas autant d'affaires que les gens qui ont une maison. Et je n'ai jamais ressenti le besoin de posséder un toit. Pourtant, aujourd'hui, ma maison me manque. Voilà pourquoi je suis à l'auberge.
Maintenant, je dois dire pourquoi Elias est parti. Enfin, non, le pourquoi, vous le savez déjà. Mais j'ai écouté vos conseils. Je lui ai dit que je l'aime. C'est vrai que je lui avais jamais vraiment dit. Jusque-là, javais l'impression qu'il le savait. Et comme dire ces choses ne m'a pas porté chance par le passé, je me suis dit que le taire pourrait peut-être faire tourner le moulin dans le bon sens. Bon. J'ai tu. Puis j'ai dit. Et ça n'a rien changé. Il n'est pas vous. Il ne pardonne rien. Il n'a rien répondu. Rien dit à mes aveux. Il a juste dit qu'il retournait à Paris. Et il est parti. Je le sais, parce que je l'ai espionné, le soir-même. J'ai espéré qu'il raconte du vent. J'ai voulu croire qu'il avait dit ça seulement pour me blesser. Pour se venger. Mais en vrai, il est parti. Il a chargé une cariole avec tous ses roulots. Il a pris ses tissus et il est parti. Sans moi. Il ne s'est même pas retourné. Pas une fois. J'ai pas cligné des yeux, pour ne rien rater. Si il se retournait, je lui aurai couru après. Mais il s'est pas retourné. Alors j'ai juste eu mal aux yeux, un moment. Et je suis rentrée chez moi qui n'est pas chez moi mais une fichue chambre d'auberge à côté de chez moi.
C'est foutu, Arnauld. Complètement foutu. Et je ne sais pas quoi faire. Vous avez vécu pour l'attendre, vous, votre Cléo. Moi, j'ai juste envie de ne plus vivre parce que je sais qu'il ne reviendra jamais. Ni lui, ni Torvar. Ni Diego. En fait, j'ai jamais été aussi seule. Diego a jamais compris pourquoi je l'aime. Elias n'a jamais compris que je l'aime et pourquoi j'aime Diego et Torvar, aussi. Torvar a jamais compris que je l'aime aussi. Ni que... Bref. Je crois qu'à force d'aimer trop fort, ça foire tout. Vous savez, j'ai jamais arrêté d'aimer Diego. Malgré tout. Et Torvar, je l'aime aussi. Malgré ce qu'il pense. Il pense qu'il passe toujours en second. Il pense qu'on se ratera toujours parce que je ne sais pas prendre une décision. Et Elias... je ne sais pas ce qu'il pense. Sans doute que je suis une enfoirée. Qu'il n'aurait jamais dû essayer de m'épouser, une fois. Et Diego, je ne sais même pas si il est encore vivant. Il ne m'écrit plus. Torvar non plus, d'ailleurs. Il y a eu du rififi en Bourgogne. Il est peut-être mort. Et je ne sais rien. Parce que je ne suis rien. Pour personne.
Fais chier, je pleure. Pardon. Je vais penser à vos fiançailles à vous et Actyss. C'est bien, ça, les fiançailles. Faites pas tout foirer, Arnauld. Sinon, j'aurai plus aucune raison pour arrêter de pleurer.
J'ai perdu ma presque-soeur, aussi. Atro. Elle a été malade. Alors on l'a soigné comme on a pu. On l'a amené chez les nonnes, parce qu'elles savent bien soignées, elles. Et puis les nonnes ont plus voulu qu'on vienne la voir, avec Mike. Comme on avait je-sais-plus-quoi-à-faire, on est parti le faire. On s'est dit que les nonnes prendraient bien soin d'Atro et que quand on reviendrait, on se ferait pourrir bien comme il faut de l'avoir abandonné. Mais on est revenu et personne ne nous a pourri. On a été voir les nonnes et elles nous on foutu dehors sans nous répondre. Rien. Elles ont pas prononcé un mot. On ne sait pas si elle est morte. Ou si elle s'est faite nonne. Elle m'a abandonné. Elle a toujours dit que j'étais comme sa soeur, dans son monde. Elle l'était aussi, dans mon monde à moi. Maintenant, elle est partie. Elle aussi m'a laissé. J'ai plus de mari, plus de frère, plus de soeur.
Il y a plus que Mike. Et Mike, je le déteste. C'est une espèce de petit con grand et blond. Mais il est le mari de ma soeur. Alors j'arrive pas à ne pas aller le voir. C'est un peu comme si, si on restait tous les deux, ça allait faire revenir Atro.
Je me sens inutile. A quoi ça peut servir que je vive si je sers juste à occuper une saleté de chambre ? Je pourrais m'effondrer comme une vieille merde par terre et ne plus bouger et attendre de mourir, que personne ne viendrait me donner un coup de pied pour me remuer. Peut-être même que personne ne me trouverait avant que je sois bouffée par les mouches. Clément a dit qu'il vient me voir. Je ne sais pas quand il arrive. Ni comment il fait pour marcher sans jambes.
Il y a que quand je dors que je suis bien. Des fois, je rêve de Diego. Des fois, je rêve d'Elias. Et puis, des fois, je rêve de Torvar. Mais mes rêves sont toujours beaux. Je crois que je vais passer ma vie à dormir. C'est bien, dormir, aussi. Non ? Je ne suis jamais seule, quand je dors. Et jamais malheureuse. D'ailleurs, je vais aller dormir. J'ai envie de dormir.
Voilà, une lettre pourrie en plus pour vous. Une longue lettre pourrie. Une lettre longuement bien pourrie. Un jour, j'arrêterai et je vous en ferai des belles. Peut-être.
En attendant, racontez-moi votre mariage. Racontez-moi comme votre blonde sanglière était belle. Racontez-moi comment vous l'aimez. Comment vous êtes foutument heureux. Racontez-moi. J'aime bien quand je lis ça. Ca me fait oublier, un tout petit moment, que je suis ça pour personne.
Eliance
PS : Le coup du homard, c'était marrant. J'ai presque ri. Merci.
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