Arnauld
- C'était une clairière assez spacieuse, comme un pré arrondi, au sol tapissé d'herbes, de mousses et de bois mort. Il n'y avait pas besoin de s'enfoncer très profondément dans la forêt pour l'atteindre, car elle était située tout près de la lisière, simplement séparée de la campagne bordelaise par un rideau d'arbres peu épais. On pouvait ainsi se croire dans un autre monde, peuplé de cerfs, de sangliers, d'écureuils, peut-être de fées, tout en restant proche de la ville à la vue de laquelle on était soustrait. C'était l'endroit idéal.
Arnauld et Actyss y avaient installé leur roulotte dès leur arrivée en ville, au début de l'été. La maison sur roues, cadeau de mariage des Lavergne, conçue par Pépin et peinte par Hélona, venait ajouter un éventail de couleurs vives au vert omniprésent de la clairière, intrigant probablement la multitude de créatures à poils et à plumes qui en étaient les premiers habitants. Il y avait un enclos, fabriqué par Arnauld, pour accueillir leur ménagerie ambulante - Plume, le cheval d'Arnauld, Amanda, la ponette d'Actyss, Charlotte, sa brebis, Martin, son sanglier, et leur douze mille autres amis non humains - ainsi qu'un foyer, à quelques pas de la roulotte, sur lequel ils faisaient cuire leurs repas et devant lequel Arnauld aimait à tenir sa femme contre lui, le soir, en regardant les étoiles s'allumer une à une au-dessus de la cime des arbres.
La plupart des gens grandissent dans une maison, en ville ou à la campagne, et n'envisagent pas de vivre ailleurs, mais, si Arnauld avait bel et bien passé son enfance dans la ferme de ses parents à Béziers, Actyss avait toujours vécu dans la forêt. Depuis qu'il la connaissait, Arnauld avait appris à partager sa passion pour les bois et le véritable monde qu'ils constituaient. Il était ainsi beaucoup plus heureux dans cette clairière qu'il ne l'aurait été avec une petite maison sur la place du marché, même si le confort y était beaucoup plus sommaire. La maison qu'il voulait bâtir pour Actyss et leur fille, il ne l'imaginait pas un instant ailleurs que dans une clairière comme celle-ci, intermédiaire entre le monde des arbres et celui des hommes. Morgane pourrait grandir avec la même insouciance que sa mère, et hériter de son lien si particulier avec la nature, sans jamais être coupée, contrairement à Actyss, de ses congénères et de la vie villageoise. Pour Arnauld, on ne pouvait pas rêver mieux.
Mais pour l'instant, Arnauld était seul, assis sur la première marche à l'arrière de la roulotte. C'était ce jour-là qu'Actyss devait quitter le Bulot Frétillant et revenir y vivre avec lui, et, vêtu des épouvantables braies jaune criard et de la chemise orange et vert qu'elle lui avait tricotées, il attendait, sentant des gouttes de sueur ruisseler dans son dos et sur son torse. Il étouffait sous cette chemise en laine, mais c'était aussi l'angoisse qui le faisait transpirer. Il n'était pas allé chercher Actyss lui-même, essayant de suivre les conseils de Pépin qui lui disait d'agir en "bonhomme", et de la laisser venir à lui d'elle-même, de la laisser réclamer, au lieu d'être réclamée. Mais, bien qu'elle ne soit pas réellement en retard, il avait l'impression qu'elle aurait dû être là depuis au moins une heure. Il songeait que, peut-être, elle avait changé d'avis. Que peut-être elle n'était plus intéressée par les plans de maison qu'il avait dessinés, puis déchirés, et qu'elle avait reconstitués. Que peut-être elle était beaucoup plus heureuse chez Alicina, où elle était sûre de ne pas le trouver, étant donné qu'il n'était absolument plus le bienvenu au Bulot Frétillant. Ou que peut-être elle était repartie, regrettant de ne pas être allée retrouver Lucie, et ayant cette fois-ci emporté Morgane avec elle.
Alors Arnauld, pour essayer de se raisonner et de chasser toutes ces pensées de son esprit, et les images de ses cauchemars qui lui revenaient même éveillé, avait décidé d'attendre en mangeant du saucisson, convaincu qu'il était que toutes les angoisses pouvaient être apaisées avec soit des rondelles de saucisson, soit des tartines de miel. Avec son couteau, il découpait consciencieusement des tranches fines et égales, se servant de son genou comme d'une table. Il y avait déjà un petit tas d'une bonne douzaine de rondelles à côté de lui, mais il continuait de jouer avec son couteau sans y toucher, l'appétit lui faisant défaut. Au bout d'un moment, il n'y eut plus rien à découper, car - c'est certes malheureux - les saucissons ne sont pas infinis. Il resta donc assis sans bouger, son petit couteau à la main, appuyant la pointe contre son doigt, puis en faisant glisser le fil de la lame contre sa paume, pour en tester l'aiguisage. La sensation était réconfortante.
Il entendait des mouvements autour de lui, mais il n'aurait pas su dire s'il s'agissait d'animaux ou bien d'Actyss qui approchait enfin de la clairière. Il poussa un léger soupir, imaginant l'instant où il verrait apparaître sa femme et leur fille devant lui. Il aurait envie de se précipiter vers elles, mais il faudrait sans doute, d'après ce qu'il comprenait des conseils de Pépin, qu'il garde un air à peu près dégagé et serein. C'était à elle de courir vers lui, et non l'inverse. L'Auvergnat avait sûrement raison, comme les trois quarts du temps. Esquissant un léger sourire en imaginant la tête ravie et le sourire tout sauf modeste de son ami s'il avait surpris cette pensée dans son esprit, il ferma les yeux, et, s'appuyant contre la porte de la roulotte, il reposa son couteau à côté de ses rondelles intactes de saucisson, et attendit sans bouger l'arrivée d'Actyss.
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