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[RP] Une fin n'est que le prologue d'une histoire

Actyss
Mercredi matin
Le 15 Juin 1464



Je dois me souvenir des étapes, et n'en oublier aucune. C'est très important. A la seconde où je sens mon ventre me faire mal comme si une main géante me broyait l'intérieur, je sais que je suis complètement fichue. Je ne vais certainement pas pouvoir lutter contre ça, parce que ça fait des semaines que j'attends cet instant. Sauf que c'est trop tôt. Mais tant pis, maintenant que j'y suis, je me vois mal parler à mon entrejambe en lui disant de fermer les vannes. Et le ruissellement poisseux, entre mes cuisses, me prouve que de toute façon, mon entrejambe ne m'aurait pas écouté.

« A la claire fontaine, m'en allant promener... »

Je me mords le poing pour étouffer la douleur insupportable qui va probablement me tuer, ou me rendre folle. Sauf que je me mords si fort que je laisse dans la peau pâle de ma main l'empreinte rouge de mes dents. Tiens, j'ai une incisive un peu de travers. Légèrement, ça ne se voit absolument pas quand je souris, mais c'est bien la preuve que ma dentition n'est pas rigoureusement alignée.

Se concentrer sur des détails pour oublier la douleur. Je viens de me réveiller à cause d'une douleur insupportable. Il est encore tôt, mais assez tard pour que l'aube soit tout à fait levée. Et je suis dans mon lit, à l'auberge. Voilà pour les détails. Je me concentre dessus. J'en oublie Arnauld, juste à côté de moi. Je n'entends pas un mot de ce qu'il me dit. S'il me dit quoi que ce soit. Je dois restée concentrée sur les détails pour oublier que j'ai un mal de chien.

J'entends la voix de ma mère, là, juste au creux de mon oreille, qui me réconforte. C'est le conseil qu'elle m'a donné. Concentre-toi sur des détails insignifiants et focalise ton énergie là-dessus. Maman a compté les feuilles du chêne sous lequel je suis née, lorsqu'elle a accouché. Je perçois nettement l'agitation d'Arnauld, et ça m'énerve immédiatement. Son angoisse pèse des tonnes sur mes épaules, cela me cloue au lit d'une façon désagréable. Il faut qu'il fasse quelque chose, qu'il sorte, qu'il me donne de l'air. Je ne supporte pas l'angoisse des gens. Quand je dois soigner un malade et qu'un membre de sa famille nous tourne autour en gémissant, je dois parfois me retenir pour ne pas le jeter par la fenêtre - advienne que pourra.

« J'ai trouvé l'eau si claire que je m'y suis BAIGNÉE ! ARNAULD ! Ne-reste-pas-planté-là-va-chercher-la-Mère-Roussel ! »

La Mère Roussel, c'est la couturière. Elle confectionne des robes avec du vieux tissu, et elle revend ses produits trois fois rien. J'ai acheté la plupart des vêtements de bébé chez elle, parce que ça grandit vite, les petits, et qu'il est inutile de s'endetter pour une liquette que ce monstre qui me ravage les entrailles ne portera que deux semaines.

« Pardon bébé, pardon, t'es pas un monstre m... MAIS BORDEL TU ME FAIS MAL ! »

J'en deviens vulgaire, et je retombe sur les oreilles, trempée de sueur, furieuse au dernier degré, parce que Maman m'avait dit que ça « risquait d'être douloureux » en oubliant de traduire « Ma chérie, tu vas souffrir comme jamais, ce sera un aperçu de l'apocalypse, tu vas voir, ce sera insupportable. T'auras même la certitude d'en mourir. » Merci Maman ! Si elle était devant moi en cet instant, à coup sûr, je lui hurlerais au nez. Je reprends mon souffle, et constate qu'Arnauld n'est plus là. Tant mieux. Mieux vaut que son âme soit préservée du carnage. C'est une boucherie intérieure. Je sens la prochaine vague monter, et cette fois, tant pis pour l'honneur, je pousse un hurlement à réveiller les morts. La porte claque, la Mère Roussel débarque, avec sa bassine d'eau chaude et ses trente-six serviettes.

« Allons ma fille, on écarte les jambes, on reste calme. Et on pousse quand je le dis. »

Je jette un regard assassin à la couturière. Parce qu'elle n'est pas que couturière, sinon sa présence serait un peu bizarre. Elle n'est pas plantée devant mon lit de douleur pour prendre mes mesures, mais parce qu'elle est aussi accoucheuse à ses heures perdues. Elle pose les mains sur mon ventre nu, après m'avoir retroussé la chemise de nuit jusque sous la poitrine. J'inspire, j'expire, j'inspire... Je hurle. La Mère Machin me dit que ça ne sert à rien, qu'il faut que je pousse. Je vais lui plonger le nez dans la bassine et la noyer. Je jure que je le ferai. Je déteste cette bonne femme, je déteste cette chambre, je déteste cette auberge, je déteste cette ville.

« Poussez ! »

Je crie encore, mais j'essaye de pousser en même temps. J'ai la brusque vision de moi, assise sur les cuvettes des latrines, en train de faire exactement la même chose. Je suis prise d'un horrible fou rire qui se mue en nouvel hurlement lorsque je suis pliée en deux par une contraction.

« Poussez, ma petite, concentrez-vous ! »

Elle me tape sur les nerfs, la Mère Roussel. Mais je fais ce qu'elle me dit, je pousse, je fais le petit chien, je pousse, je fais le petit chien. Et comme je suis complètement angoissée, je chante.

« Il y a longtemps que je t'aime, jamais je ne t'oublieraiiiiiii ! »

Je ne risque pas de l'oublier, c'est certain. Le temps s'étire, interminable. Deux heures se sont écoulées, en tout, je le juge grâce à la progression du soleil. J'ai l'impression que ça fait deux mille ans que je suis là. J'ai la voix enrouée à force de crier. Je pousse, mais ça se finit toujours en cri. Je suis couverte de sueur. La chemise me colle à la peau, mes cheveux sont trempés, j'ai les joues écarlates, et les paumes ravagées par mes ongles à force de les y enfoncer. Jusqu'à ce que la Mère Roussel se mette à couiner qu'elle voit la tête. Je pousse encore, et encore, la douleur passe de « seuil de tolérance largement dépassé » à « impossible à supporter ». Je meurs. Ca y est, je suis morte. C'est sûr et certain. Et puis soudain, ça s'arrête. La douleur ? Ma vie ? Les deux ? Aucune idée. Comment sait-on qu'on est en vie ? Procéder par étape. Est-ce que je respire ? Oui. Est-ce que je vois ? Oui. Est-ce que j'entends ? Oui. J'entends même très bien, puisque je perçois le chuintement des ciseaux - le cordon vient d'être coupé. J'entends des tapes - le bébé ne pleure pas. Et puis j'entends des vagissements - le bébé pleure.

Je relève le nez, groggy, stupide, ne réalisant pas que je suis enfin libre, que je n'ai plus ce corps dans mon ventre, que je vais pouvoir voir mon bébé, après tout ce temps. J'ai froid, je tremble, je suis épuisée, j'ai envie de dormir pendant cent-cinquante ans. Mais je veux voir mon bébé. C'est mon bébé, en cette seconde plus qu'entre toutes les autres.

« C'est une fille ! »

Evidemment que c'est une fille. On ne fait que des filles dans la famille. Elle est enveloppée dans une serviette. Elle est complètement violette. Trois cheveux blonds sur les crâne, et quand la Mère Machin me l'approche, je remarque que ses yeux sont aussi bleus que ceux de Maman. En réalité, elle est le portrait de ma mère. Du moins j'imagine que Maman devait avoir cette tête-là quand elle est née. Je n'ai même pas l'idée qu'elle puisse me ressembler à moi.

« Morgane. C'est Morgane. »

La Mère Roussel me donne quelque chose. Un bol. Je le vide d'un trait, c'est brûlant, mais qu'importe. J'ai tellement soif ! Et puis je veux lever les bras vers elle, vers Morgane, je veux la tenir contre moi, cet être qui sort de mon ventre. Mais j'ai les bras trop lourds, les yeux qui se ferment malgré moi. Qu'est-ce qu'elle m'a donné à boire, cette fichue couturière ? Ah oui... Je lui avais demandé de me préparer une tisane relaxante... Elle n'a pas du lésiner sur la dose de pavot. J'avais dit une goutte, pourtant... Vieille mégère. Une seconde plus tard, je suis endormie.
Arnauld
    Lorsque Actyss avait commencé à se tordre de douleur devant lui, Arnauld, naturellement, avait paniqué. Il avait cru un instant que ce qu’il craignait depuis ce jour lointain où, en Bretagne, sa femme lui avait annoncé qu’elle était enceinte, était en train de se réaliser : elle faisait une fausse couche. Puis, quand elle avait perdu les eaux, il avait compris qu’elle était tout simplement en train d’accoucher.

    Sa panique avait alors quelque peu évolué. Ce n’était plus l’angoisse horrifiée de celui qui croit vivre un grand malheur, c’était la prise de conscience que, une dizaine de jours avant la date où l’on pensait que ÇA allait enfin se produire, le grand moment avait déjà commencé. Bientôt, Arnauld serait père. Bientôt, Arnauld serait peut-être veuf.

    Il avait envie de hurler, de faire un pentagramme sur le sol avec des bougies et du sang de chauve-souris pour y invoquer sa belle-mère et la téléporter, où qu’elle se trouve, dans leur auberge, pour qu’elle puisse s’occuper de l’accouchement de sa fille – Arnauld s’était mis dans la tête qu’elle était la meilleure sage-femme du pays -, de faire de même pour faire rappliquer Pépin immédiatement, de hurler, de serrer Actyss dans ses bras jusqu’à l’étouffement, de lui chanter une chanson, de lui crier dessus, de lui raconter l’histoire avec la chèvre, de l’embrasser et de ne plus respirer autre chose que son souffle à elle, de hurler, d’engueuler sa belle-mère absente, de hurler, d’embrasser Actyss, de serrer Actyss contre lui, d’embrasser Actyss, de hurler, d’embrasser Actyss, de hurler encore. Il ne fit rien de tout cela, cependant. Il ravala comme il put sa panique et essaya de reprendre son sang-froid. Il est des situations où l’on n’a pas d’autre choix que de rester calme, et de faire preuve de lucidité et de pragmatisme. Alors Arnauld, peut-être un peu pâle, mais tâchant de ne pas laisser transparaître d’autres signes du bouleversement qu’il était en train de vivre, s’était levé, rhabillé, avait pris la main de sa femme et avait essayé de lui dire des choses apaisantes, et, considérant que, de la part d’Actyss, chanter A la Claire Fontaine en plein accouchement était une chose tout à fait normale, il était allé chercher la Mère Roussel quand sa douce épouse le lui avait gentiment braillé dans les oreilles.

    Il faisait assez chaud ce matin-là. On était à Narbonne, on fait difficilement plus au sud, en France, et on était à la mi-juin. Mais Arnauld, il en avait vaguement conscience tandis qu’une légère brise s’engouffrait sous sa chemise mal lacée, transpirait comme si on était en pleine canicule. Tout ce qu’il percevait était étrange, à la fois flou et très précis, comme quand on n’a pas mangé depuis des jours, et tout était assourdi par la pulsation du sang dans ses veines, qui était la seule chose qu’il entendait distinctement. Il ne perdit pas de temps, cependant ; moins d’un quart d’heure après avoir quitté l’auberge, il revenait avec la Mère Roussel. Il entra de nouveau dans la chambre, même s’il savait qu’il n’y était pas le bienvenu pour l’accouchement, parce qu’il refusait tout simplement d’aller attendre à côté sans avoir revu Actyss et être certain qu’elle allait bien – aussi bien qu’on peut aller quand on accouche. Après avoir posé un baiser sur son front, qu’elle n’eut pas l’air de sentir, il consentit enfin à quitter la pièce.

    L’attente fut cauchemardesque. Il entendait Actyss crier, et c’était ce qu’il avait entendu de plus terrible dans toute son existence. Elle avait mal. Elle allait peut-être mourir. Il aurait tué la jeune fille si innocente, si pure, si naïve et si joyeuse qu’il avait rencontrée des mois et des mois plus tôt, dont il était tombé si profondément amoureux, et qui lui avait fait vivre le bonheur le plus extraordinaire qu’un être humain était selon lui capable de vivre. Elle criait encore. Pourquoi n’avait-il pas le droit d’entrer dans la chambre, et de lui tenir la main ? Il dut faire un monumental effort pour rester où il était, et se mit à tourner en rond dans la chambre où il se trouvait, bien parti pour laisser une trace d’usure sur le parquet pour marquer le trajet de ses cents pas. Il fallait qu’il pense à autre chose. Actyss criait. Comment Pépin avait-il fait, quand Hélona accouchait de Thomas ? Il aurait donné n’importe quoi pour que son ami soit avec lui en cet instant. Il lui aurait donné une tape dans le dos, lui aurait payé une bière, et aurait sûrement voulu lui raconter un conte pour le détendre. Pépin racontait toujours de jolis contes.

    Voilà, un conte, c’était une bonne idée. Il s’assit, essayant d’ignorer le nouveau hurlement de sa femme. Il allait écrire une histoire, ça ferait comme si Pépin était là, et ça desserrerait peut-être un peu l’étau dans lequel il se sentait broyé. Plume, feuillets…

         C’est l’histoire d’un pêcheur.

    Actyss hurla à nouveau.

         Il est sur une barque et il attend.

    Ça durait longtemps. Combien de temps était censé durer un accouchement normal ?

         Mais une fée vient lui dire qu’une princesse est cachée au fond du lac.

    Et si le bébé ne sortait jamais ? C’était possible, ça ?

         Le pêcheur prend peur parce qu’il ne veut pas que la princesse se noie.

    Il déchira la feuille et en fit une boulette qu’il envoya à l’autre bout de la pièce. Cette histoire était stupide. Totalement stupide. Foutu pêcheur, foutu princesse, foutu lac. Il se remit à faire les cent pas, adressant au Très-Haut toutes les prières qu’il connaissait, ainsi que d’autres qu’il improvisait. C’était assez confus, et des « Je l’aime » venaient parfois se substituer aux « Amen » canoniques. Le Très-Haut ne lui en tiendrait certainement pas rigueur.

    Et soudain ce fut un nouveau cri. Quelque chose se mit à gonfler en Arnauld, à peu près au niveau du cœur, vint battre très fort dans les veines de son cou et diffusa une chaleur troublante dans tout son corps, quand il comprit que ce cri-là était celui de son bébé.

    Il se retrouva dans la chambre voisine sans même se souvenir d’avoir quitté la pièce où il avait attendu. Le bébé pleurait, emmailloté dans sa serviette, en remuant ses minuscules membres, le teint très rouge, un peu fripé, sans aucun doute la plus magnifique créature que la terre ait jamais portée.

    - Félicitations, Monsieur Cassenac. C’est une petite fille.

    Arnauld ne parvenait pas à détacher les yeux de sa fille, qui criait toujours, comme si elle attendait que son père vienne la prendre dans ses bras. Avec l’impression qu’il flottait hors de son corps, Arnauld s’avança vers elle et prit l’enfant que la couturière lui tendait. Du haut de ses dix-sept ans, il avait déjà vécu beaucoup de choses, bonnes et mauvaises, et il croyait tout savoir du bonheur, puisqu’il y nageait depuis des mois grâce à Actyss. Mais ce bonheur-là, il n’avait jamais soupçonné qu’il pût exister. Cela dépassait tout, transcendait tout. C’était comme s’il tenait la lumière entre ses bras, ou qu’il était lui-même la lumière ; il avait quitté la terre et c’était la vie elle-même, le miracle, minuscule et vagissant, qu’il tenait contre lui. C’était le bonheur le plus pur et le plus divin qu’il avait jamais été donné à un homme de vivre.

    Morgane Cassenac, les poings fermés, le regardait de ses immenses yeux bleus, l’air un peu en colère, comme si c’était à cause de lui qu’elle avait été contrainte de quitter le confort du ventre de sa mère. Pas vexé pour un sou, son père la contemplait béatement, posant le bout de son index sur son nez miniature, et traçant doucement toutes les lignes de son visage. C’était Actyss, mais c’était lui, aussi. Elle avait ses longs cils, il en était certain. Elle les portait beaucoup mieux que lui, d’ailleurs. Elle était merveilleuse. Elle remua un bras, et, toujours aussi doucement, dans une bulle qui les avait coupés, lui et sa fille, du reste du monde, il compta un à un chacun de ses microscopiques doigts. Cinq à chaque main ; c’était extraordinaire, elle en avait exactement le bon nombre. Il fit de même avec ses orteils – ils étaient tous là, eux aussi. Sa fille était parfaite. Elle était un miracle.

    Il se tourna vers le lit, extatique, pour qu’Actyss compte comme lui les doigts de leur fille, mais il se figea. Elle avait les yeux fermés. Il eut soudain très, très froid, tandis qu’une terreur sourde s’emparait de lui. La Mère Roussel s’en aperçut immédiatement, cependant, et s’empressa de le rassurer. Actyss allait bien, elle dormait. Elle lui avait donné un somnifère. Elle avait eu mal, évidemment, mais c’était naturel. L’accouchement s’était bien passé – d’ici peu de temps, elle serait de nouveau en pleine forme.

    Arnauld, se remettant à respirer, contempla Actyss, l’héroïne, la déesse qu’il avait épousée, et qui venait de mettre leur fille au monde. Sans lâcher Morgane, il s’assit sur le bord du lit, et posa un long baiser sur son front. Il se sentit, tout à coup, extrêmement fatigué, comme si c’était lui-même qui venait d’accoucher. La Mère Roussel lui parlait encore, mais il n’entendait rien. Plus rien n’existait en dehors des deux blondes qu’il tenait contre lui, et qui portaient son nom – Actyss et Morgane Cassenac. Sa famille.

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Actyss
J'ai mal, comme jamais je n'ai pu avoir mal de ma vie. J'ai l'impression que mon ventre a reçu des tas de coups de couteau. J'ai mal, mais je sens la douleur comme si elle était lointaine. A des kilomètres de moi. Je n'ai pas particulièrement envie de franchir la distance entre l'endroit où je me trouve et cette souffrance qui n'en sera que plus grande lorsque je me serais rapprochée. Je voudrais rester comme ça pour toujours. Ne plus jamais rouvrir les yeux, ne plus jamais affronter la douleur. Je sens qu'on s'active entre mes jambes, quelqu'un tire sur quelque chose. Un drap. On est en train d'ôter le drap sur lequel je suis allongée. Le drap qui protégeait l'autre drap. Dès que le tissu bouge, une forte odeur de sang m'emplit les narines. C'est insupportable ! Je n'avais jamais remarqué jusqu'alors, à quel point le sang pouvait avoir une si puissante odeur métallique. Je suis sûre, en cette seconde, qu'il y a assez de fer dans nos veines pour qu'un forgeron en fasse une épée. Peut-être qu'elle est faite de cela, Excalibur. Du fer de sang humain. Et c'est pour ça que le carquois empêche les plaies de saigner. Parce que tout est lié. Le sang, le fer, l'épée. Tout.

Un cri, soudain, me fait m'approcher de la douleur à toute allure. Ce n'est pas un hurlement de personne effrayée, ça n'a rien à voir. C'est les pleurs d'un bébé. Sans savoir comment, je sais que ce bébé a faim. Ce bébé ? Non. Mon bébé. Celui que je viens de mettre au monde. Et si je sais qu'il a faim, c'est parce que, précisément, c'est le mien. Je l'ai porté en moi durant tous ces mois. Je sais, c'est tout. Elle est comme une extension de moi-même. Alors j'ouvre les yeux, et j'affronte. La douleur me vrille le bas ventre, je tremble de froid, couverte de sueur comme je le suis, et je jette un coup d’œil par la fenêtre - réflexe pour deviner l'heure. Il ne s'est pas écoulé une heure depuis que j'ai fermé les yeux. Arnauld est là. Je n'ai même pas la force de lui sourire. Je suis vidée de toutes mes forces. Et Morgane continue de hurler. Je la regarde un instant, stupéfaite de voir ce visage chiffonné et tout rouge, ouvrir une si grande bouche sans dent. On dirait qu'elle souffre au dernier degré, comme si on la torturait.

« Faim. » fais-je simplement en ôtant délicatement Morgane des bras de son père.

Je tire sur le col de ma chemise de nuit, à présent bonne à jeter, et je place la bouche de ma fille contre mon sein. Elle se jette dessus comme la misère sur le pauvre monde, se taisant aussitôt, ramenant le calme. Maman m'avait bien tout expliqué. Comment m'en occuper. Comment déchiffrer les signes. Comme savoir qu'elle a faim, qu'elle a rempli ses langes, ou qu'elle pique juste une colère. Veiller sur son sommeil, dans un lit aussi exigu que possible - un couffin, ou un tout petit berceau. Pour qu'elle ne puisse pas trop gesticuler durant la nuit. Qu'elle ne risque pas de s'étouffer dans son sommeil. Comment lui faire faire son rot, comment la tenir, la coucher... Je vais voir tout cela ensuite. Pour l'instant elle tète.

Je tourne le nez vers la Mère Roussel, m'excuse pâteusement si j'ai été désagréable, et cherche des yeux quelque chose à boire. J'ai soif comme jamais je n'ai eu soif. La couturière semble le comprendre, puisqu'un instant plus tard, elle me tend un godet rempli de vin coupé à l'eau. Je la remercie d'un regard, et vide le verre. Rien que ce geste m'a coûté plus que je ne saurais le dire. Un instant plus tard, la Mère Roussel sort de la chambre, emportant avec elle le drap souillé. J'ai envie de prendre ma toilette, j'ai l'entrejambe en sang, encore. Cependant, je vais devoir attendre, puisque Morgane semble faire des réserves pour l'hiver à venir. Mais ça ne fait rien, qu'elle prenne donc son temps. Qu'elle prenne des forces pour grandir. Rien d'autre au monde n'a d'importance.
Je tourne la tête vers Arnauld, et retente un sourire, qui a encore du mal à venir, et qui ne s'attarde pas bien longtemps. J'ai envie de dormir. Je voudrais rester seule, quelques instants, avec Morgane. On a des choses à se dire, toutes les deux. Enfin, surtout moi. Je l'ai porté en moi, et maintenant elle n'y est plus. Je vais devoir la partager avec le monde entier, et ça me fait presque mal physiquement. Je lève un bras alourdi jusqu'à la joue d'Arnauld, avec beaucoup d'effort. Il ne faut pas qu'il se vexe. Je ne suis pas sûre qu'il arrive à comprendre si je lui expose les faits tels que je les ressens. Mais j'ai vraiment besoin de le faire. Maintenant.

« Dis... »

C'est vraiment difficile. Je me racle la gorge, pour qu'il sorte d'entre mes lèvres autre chose qu'un murmure rauque. Une fois la voix éclaircie, je reprends avec plus de fermeté.

« Tu voudrais bien... faire quelque chose... pour moi ? »

Je grimace alors que je tente de me redresser. Cela fait horriblement mal. J'aurais voulu dissimuler l'éclair de douleur qui s'est lu sur mon visage, mais je n'en ai pas eu ni le temps, ni le courage. Tant mieux, en un sens. Peut-être Arnauld se laissera-t-il convaincre s'il voit que je souffre.

« Tu pourrais... demander à ce qu'on me prépare un baquet ? Avec de l'eau vraiment chaude... Tu vérifieras qu'elle est chaude ? Tu verseras dedans un flacon entier d'huile à la lavande... Et puis j'ai faim... Hier j'ai vu des fruits. Des pêches... Au marché. Rien d'autre, juste... Des tas de fruits. Des fruits juteux. Bien mûrs. Qui fondent tout seuls dans la bouche. »

Je retente encore un sourire, et cette fois, ma bouche m'obéit enfin. J'ai l'air particulièrement exténuée, mais au-delà de ça, on constate facilement que je suis en pleine santé. Je pose lourdement ma main libre sur la sienne, comme si elle pesait des tonnes.

« S'il te plaît mon Arnauld... J'ai vraiment... besoin de tout ça maintenant. »
Arnauld
    Il avait beau savoir qu’il était normal pour un bébé de pleurer, les cris de sa fille déchiraient le cœur d’Arnauld. Il ne pouvait pas s’empêcher de se dire que son bébé était malheureux, et que c’était là le plus grand drame de l’Histoire du monde. Ce petit être si fragile, si dépendant, si innocent, qui vagissait à s’en briser les minuscules cordes vocales… Oh, son bébé avait des cordes vocales ! De vraies cordes vocales, comme les autres humains, qui fonctionnaient à merveille – c’était proprement extraordinaire ! Elle avait dix doigts, dix orteils, et des cordes vocales ! Elle était parfaite ! Et Arnauld d’ouvrir de grands yeux émerveillés en couvant sa fille du regard, pendant qu’elle réclamait le sein de sa mère. Sa mère qui venait d’ailleurs de se réveiller, et de prononcer le mot qui était l’explication de tous ces pleurs – « faim ». Il eut un peu l’impression qu’on lui arrachait une partie de son corps quand elle lui prit Morgane des bras, mais c’eût été bien pire si cela avait été quelqu’un d’autre qu’Actyss. Sa femme qui tenait leur bébé, c’était tout aussi extraordinaire que la découverte de l’existence des cordes vocales de celui-ci. La voir l’allaiter avait quelque chose de profondément rassérénant, un tableau vieux comme le monde, miraculeux, presque religieux, qui lui procurait une joie intense. Vraiment, il aurait suffi d’une pichenette à Arnauld pour qu’il s’écroule en tombant en arrière, les quatre fers en l’air, évanoui de bonheur.

    Quand Actyss posa la main sur sa joue, il cessa presque de respirer, sentant son cœur s’emballer dans sa poitrine.

    « Tu voudrais bien... faire quelque chose... pour moi ? »

    Quelle idée de poser cette question à Arnauld dans un moment pareil ! La réponse était évidemment un inconditionnel oui, quelle que soit la demande qui allait être formulée ensuite. Aller te ramener un caillou de la Lune, Actyss ? Prendre un bocal, plonger au fond d’un volcan et le remplir de lave, pour décorer ta chambre ? Escalader le Mont Blanc et te cueillir un edelweiss, et être revenu pour le dîner ? Te trouver un cageot rempli de pommes en plein mois de juin ? Apprendre l’arabe en une heure et te réciter les Mille et Une Nuits en langue originale ? Te décrocher un nuage pour te faire un coussin qui soulagerait ton dos ? Affronter l’armée du roi à mains nues et revenir victorieux ? Te ramener un peu de poudre d’arc en ciel pour colorer cette chambre où Morgane est née ? Oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui, et oui ! Il était capable de tout.

    Alors le baquet d’eau chaude à l’huile de lavande et la montagne de fruits juteux, c’était comme si c’était fait. La seule difficulté était de se résoudre à les quitter toutes les deux, ce qui n’était pas une mince affaire. Il pressa la main de sa femme dans la sienne, la regarda, se pencha pour l’embrasser entre les deux yeux, puis posa un baiser sur le petit crâne de leur bébé qui avait enfin l’air rassasié. Il murmura à Actyss quelques paroles d’amour et lui dit qu’il s’occupait de tout, qu’il reviendrait bien vite, que mince, elles étaient vraiment beaucoup trop merveilleuses, et qu’il fallait qu’elle se repose. Il parvint enfin à quitter la pièce, à reculons, pour les regarder le plus longtemps possible.

    Il rencontra la femme de l’aubergiste en bas des marches, et s’empressa de lui demander de bien vouloir faire préparer un grand bain chaud. Il lui fourra dans la main une poignée d’écus – au moins cinq fois la somme qui aurait suffi à la rétribuer pour cette tâche – en la remerciant avant de quitter l’auberge. Le ciel était plus bleu, lui semblait-il, les nuages plus cotonneux, le soleil plus brillant, les couleurs plus vives et plus contrastées, les gens plus enthousiastes, l’air plus pur. Il ne prit pas le temps de s’extasier sur la beauté du monde, cependant, se sentant bien trop investi d’une mission capitale pour perdre du temps. Il s’accorda un regard en direction de la fenêtre qui était celle de la chambre où l’attendaient les deux êtres qu’il chérissait le plus au monde, puis partit en quête des fruits que lui avait demandé Actyss.

    Il ne tarda pas à trouver l’étal qui l’intéressait. Il acheta au moins dix livres des plus beaux fruits que proposait le marchand, paya celui-ci encore très généreusement, et s’empressa de revenir sur ses pas avec sa cargaison. Il recroisa l’aubergiste qui l’informa que le baquet était prêt, et que de l’eau chauffait encore dans la cheminée pour continuer de le remplir une fois que sa femme y serait installée ; il alla vérifier la température de l’eau, et, satisfait, y versa le flacon d’huile de lavande qu’il avait trouvé dans les affaires d’Actyss. Son absence ayant duré, en tout, une vingtaine de minutes, autant dire l’éternité, il accourut dans la chambre où il l’avait laissée avec leur bébé.

    - Je suis là !
    Arnauld, ou l’art de dire des évidences. Regarde, mon amour, la montagne de fruits que je te rapporte !

    Il se précipita vers le lit, en laissant échapper quelques-uns qui allèrent rouler sur le parquet. Il commença à se baisser pour les ramasser, mais constatant que d’autres fruits saisissaient l’occasion pour se faire la malle à leur tour, il se redressa et posa l’énorme corbeille sur le bord du lit. Il se mettrait à quatre pattes pour les récupérer plus tard ; pour l’instant, il fallait qu’il regarde sa femme et leur fille tout son soûl, pour rattraper les longues minutes qu’il avait passées loin d’elles.

    - Tu veux que je t’en épluche un ?


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Actyss
Je sens la petite bouche de Morgane tout contre moi, et ça me fait un drôle d'effet. Cela a quelque chose de magique. La vie est magique. Mais ce n'est pas ma fille que je regarde, c'est mon mari. Peut-être que je deviens folle et que j'ai des hallucinations. Peut-être que je suis trop épuisée. Ou alors c'est simplement le soleil qui tombe sur lui. En tout cas, j'ai la conviction que je vois exsuder de chaque pore de sa peau le bonheur à l'état pur. J'ai l'impression de voir des milliards de gouttelettes dorées illuminer son corps. On dirait qu'il scintille. Ou alors je deviens vraiment folle.

Je lui souris, lorsqu'il sort, encore sous le choc de l'avoir vu si brillant. Il est beau. Peut-être n'a-t-il jamais été aussi beau. Ce qui est un comble, car de ma vie, je n'ai jamais aussi laide. Les cheveux trempés de sueur, les cuisses couvertes de sang, le teint brouillé, les yeux dans le vague... Mais je serai belle un autre jour. Je viens de mettre au monde un petit bébé, qui vient de cesser de téter. Comme Maman me l'a bien appris, je la soulève et lui tapote le dos, son menton calé contre mon épaule, jusqu'à ce qu'elle fasse son rot. Une fois cela fait, je la tiens bien serrée dans mes bras. Elle a beau être toute enroulée dans sa serviette, elle aussi a besoin d'un bain. Il faut qu'on la bassine au vin rouge. Mais autant profiter de notre nouvelle et délicieuse solitude pour faire ce que nous devons faire. Viendra ensuite le moment de s'occuper de notre propreté.

Je la serre contre moi, mais contrairement à son père, je ne m'extasie pas sur le nombre de ses doigts. Je pose un index entre les plis du tissu pour atteindre son cœur. Je le sens bientôt pulser sous mon doigt, rapidement. La chaleur de sa peau se diffuse dans mon corps, comme si elle me réchauffait. Le silence est total, aussi j'entends sans peine le bruit léger de sa respiration et les gargouillements qui s'échappent de sa gorge. Ses lèvres en bouton de rose bougent un peu, comme si elle cherchait encore à téter. Ses yeux bleus si semblables au regard de ma mère sont clos, en cet instant. L'ombre de ses cils fonce sa peau fine, sous ses yeux. J'inspire profondément l'odeur de mon enfant, et je sais que cette odeur-là restera à jamais gravée dans ma mémoire olfactive. Alors, tout doucement, à voix basse, je lui dis ce que je dois lui dire maintenant. Une partie d'elle s'en souviendra peut-être.

« Moi, je suis née dans une forêt. Sous un chêne. Je ne m'en souviens pas, mais ça devait être très impressionnant. Ma mère s'appelle Cassandre, et elle m'a tout donné. Pas seulement la vie, bien plus que ça. Elle m'a donné sa propre vie. Elle m'a tenu éloigné de tout le mal qui habite ce monde. Elle m'a appris à soigner, appris à reconnaître les plantes et à les utiliser, elle m'a appris qu'il y avait plus de bonté dans le petit doigt d'une personne aimante que les gens indifférents en ont dans tout leur corps. Elle m'a appris à respecter la course du soleil, et à ne pas craindre les ombres ni la nuit. Elle m'a appris que les animaux seront à jamais meilleurs que les Hommes. Elle m'a montré la louve défendant corps et âme chacun de ses petits, quand parfois les Hommes se détournent de sa progéniture. Elle m'a appris que la vraie force et la vraie intelligence vient du cœur, pas des bras ni de la tête. Elle m'a appris à apprivoiser le froid, et à tournoyer dans le soleil. Elle m'a appris surtout que la richesse ne se compte pas en monnaie, mais en actes d'amour. Et c'est tout cela que je vais t'apprendre aussi. C'est le seul héritage que je pourrais te transmettre. Toi aussi, tu sauras un jour guérir, soigner, fabriquer des remèdes et aider ton prochain. Parce que c'est ce que les femmes de ma famille font depuis le commencement des temps. Et quoi qu'il puisse t'arriver, je serai là. Jusqu'à mon dernier souffle, je serai là. Parce que je suis celle qui t'a porté dans son ventre, alors je serai aussi celle qui portera tes chagrins. »

Je me tais une seconde, pour déposer un léger baiser sur son front tiède. Je l'observe avec soin, bois une gorgée de vin, et reprends bientôt.

« Je suis presque une nouvelle née moi aussi, je n'ai quitté ma forêt natale qu'il y a à peine un an, et encore, pas tout à fait. J'ai rencontré presque tout de suite ton père, juste une fois, à peine une heure. Et puis je l'ai retrouvé plus tard. Il ne m'a pas aimé tout de suite, tu sais. Son cœur était en ruines. J'ai du ouvrir un chantier monumental pour le réparer. Mais c'est aussi ce que je fais, je ne répare pas que les os cassés. Et il a été réparé, son cœur. Ce fut long, mais maintenant, il est solide. Moi, je n'ai pas eu de père, il a laissé Maman quand elle était enceinte. Je l'ai retrouvé aujourd'hui, mais je ne le considère pas comme un véritable père. Je ne sais pas ce que c'est, un père. Toi, tu sauras. Tu sauras ce que c'est qu'être protégée par un homme. Et tu auras un gentil parrain, le meilleur ami de ton père. Tu verras, il t'apprendra à te débrouiller, ton parrain. Il compte parmi ceux dont les parents se sont détournés. Mais il est fort, c'est peut-être même ça qui l'a rendu si solide. Il a une femme merveilleuse, Hélona, qui adore voyager et peindre. Elle aussi, elle est forte, et un peu farfelue. Ils ont un petit garçon, c'est le filleul de ton père. Et puis tu as une marraine aussi, qui s'appelle Alicina. Elle a trois petites filles, et elle aussi est farfelue. Elle t'apprendra peut-être à peindre. Elle en revanche, vois-tu, elle ne se détourne pas de ses petits, elle les protège même si elle est toute seule. Elle ne baisse pas la tête. Elle a vécu de mauvaises choses, mais maintenant, elle est heureuse, et elle vit dans un château. C'est une vraie bonne fée, ta marraine. Alors tu vois, Morgane, quoi qu'il puisse arriver, tu ne seras jamais seule. Jamais. Et si le malheur devait nous frapper, ton père et moi, il faut que tu saches que tu as été aimée dès la première seconde où j'ai su que je te portais. Et même si un jour ne je suis plus là pour te le dire, n'oublie jamais, ma fleur. Tu es aimée, au-delà de tout ce que tu peux imaginer. Il n'y a pas de fin à l'amour que je te porte. Comme il n'y a pas de fin à l'amour que je porte à ton père. »

Je me tais de nouveau, mais pour de bon cette fois. Je m'enfonce dans les oreillers et j'attends qu'Arnauld revienne. Ce qu'il fait peut-être cinq minutes plus tard. Je me retiens de rire lorsqu'il fait basculer les fruits. De ma vie, je ne l'ai pas souvent vu maladroit. Mon regard s'attarde, pour Dieu sait quelle raison obscure, sur ses mains. Je me rappelle leur fermeté quand il me prenait par la taille, avant. Quand il les posait sur mes hanches. Le flamboiement de son regard, aussi, dans ces moments-là. Ces moments qui ont fait qu'aujourd'hui, je tiens serré contre moi un être minuscule. Je souris à Arnauld, sans répondre. J'ai brusquement la gorge nouée, et je voudrais qu'il m'embrasse, mais je suis trop abominable pour qu'il en ait envie, c'est certain. Pourtant je rêve de sentir ses lèvres contre les miennes. Je m'astreins au calme, et finis par répondre.

« Avant toute chose, j'ai vraiment besoin d'un bain. Pendant que je me lave, peut-être pourrais-tu toiletter notre fille, aussi, elle est toute sanglante. Ca va faire des croûtes. Ce sera affreux. Mais... »

Je regarde autour de moi, soudain gênée. Je ne peux pas encore marcher, je suis trop épuisée. Je n'ai pas la moindre force dans mes jambes. Mais je suis pleine de sang, aussi, et très sensible à un certain endroit de mon corps.

« Il faudrait que tu me portes. Tout doucement, parce que j'ai... mal. Et attends, regarde ailleurs. Tiens, prends Morgane une minute. »

Je lui tends notre bébé, j'attends qu'il soit captivé par sa vue et qu'il oublie ma présence, et en quelques gestes précautionneux, je retire ma chemise de nuit, que je jette dans un coin. Beurk, je ne veux plus jamais la voir, celle-là. Je m'enroule ensuite avec soin dans le drap, comme une toge. Et je reprends Morgane avec délicatesse.

« Tu vas nous porter toutes les deux en bas, ce sera plus facile que de faire des allers et retours. Et il est hors de question de la laisser seule même une minute. Mais s'il te plaît, mon Arnauld, fais très attention à... La zone d'où elle est sortie. »

Je rougis, un peu gênée. Mais tant pis. Je n'aspire plus qu'à trois choses, désormais. Me laver, manger des pêches, et dormir. Alors je tends mon bras libre vers lui et remonte les jambes en équerre, en gémissant de douleur. Je lui fais confiance pour m'éviter de souffrir. C'est Arnauld.
Arnauld.


    C’était bien la première fois qu’elle lui demandait de détourner le regard pour qu’elle se déshabille. Un petit peu étonné, mais sentant que ce n’était pas le moment de le lui faire remarquer et que, si elle le lui demandait, elle avait ses raisons, Arnauld ne protesta pas. De toute manière, elle venait de lui remettre Morgane dans les bras, et le monde aurait bien pu s’écrouler autour de lui qu’il ne l’aurait même pas remarqué. Il sentit les petites mains de sa femme lui reprendre le bébé, et il le lui céda, un peu à contrecœur – il ne resta pas chagriné bien longtemps, cependant, puisqu’il comprit que ce qu’Actyss lui demandait, c’était de les prendre toutes les deux dans ses bras pour les porter jusqu’à la petite pièce où l’attendait le baquet rempli d’eau chaude.

    Porter en même temps sa femme et sa fille, voilà qui lui fit une profonde impression. Actyss qui s’accrochait à lui, le regard fatigué et douloureux, mais en même temps si plein de confiance en lui, Arnauld, et d’amour pour lui et leur fille ; Morgane qui somnolait, dans les bras de sa mère, et qui n’avait pas l’air de douter une seconde qu’elle était au bon endroit, avec les bonnes personnes, dans une sécurité absolue. Arnauld ne s’était jamais senti investi d’une telle responsabilité avant ce moment-là, et il aurait sûrement pu terrasser un dragon à mains nues s’il avait voulu ne serait-ce que renifler un cheveu des deux êtres qu’il tenait dans ses bras et qu’il avait pour rôle de protéger.

    Très doucement, pour épargner à Actyss toute secousse qui aurait pu lui faire mal, il rejoignit la pièce au milieu de laquelle trônait le baquet. Une employée de l’auberge était là aussi, portant un seau d’eau chaude. Hésitant un petit instant, parce qu’il n’avait pas la moindre envie de reposer Actyss, il regarda la jeune femme avec son seau, le baquet, puis à nouveau sa femme. N’y tenant plus, il embrassa cette dernière, d’abord un peu timidement, puis à pleine bouche, avant de la reposer avec mille précautions. Il s’adressa ensuite à la petite employée, qui rougissait un peu, pour lui demander de lui apporter une bassine et tout ce qu’il fallait pour laver le nouveau-né. Il la remercia avec un sourire chaleureux et reprit Morgane des bras d’Actyss. Il la déposa délicatement sur la petite table qui était à côté de lui, posa un baiser sur son front, et, sans vraiment demander l’avis d’Actyss qui était aujourd’hui plus pudique que d’habitude, probablement à cause du sang qui demeurait sur son corps, il la reprit dans ses bras et la souleva pour la faire entrer dans le baquet, dont la paroi était probablement trop haute pour qu’Actyss puisse l’enjamber. Penché vers elle, le visage très près du sien, il posa une main sur sa joue.

    - Ça va, la température ? Je vais verser le seau qu’elle vient d’apporter, si tu veux.

    Il s’exécutait quand la jeune employée revint, avec tout ce qu’il avait demandé. Il lui sourit à nouveau, se plaçant entre elle et le baquet où baignait Actyss, qui n’avait peut-être pas envie que tout le monde la voie dans l’état où elle se trouvait.

    - Merci beaucoup. Je vais encore un peu abuser de votre gentillesse, pardonnez-moi… Pourriez-vous revenir d’ici un petit quart d’heure, avec un nouveau seau d’eau chaude, et, s’il vous plaît, quelques-unes des pêches qui se trouvent dans la chambre où ma femme a accouché ?

    Elle accepta, et s’éclipsa, les laissant seuls. Arnauld était très inexpérimenté pour ce qui était de laver des bébés ; il avait bien eu l’occasion d’assister à un bain de Thomas Lavergne, son filleul, mais celui-ci avait alors déjà quelques semaines, et la situation était bien différente.

    - Actyss, je… Je fais comment ?

    Ce n’était probablement pas si sorcier. Elle lui donna quelques instructions, et une nouvelle fois il fut émerveillé devant toutes les choses que sa femme savait, et qu’il ignorait. Avec des gestes très doux, il baigna soigneusement Morgane, veillant à ne pas lui mettre d’eau ou de vin dans les yeux, ni dans la bouche, à ne pas trop toucher le cordon ombilical, et la frotta très délicatement, en prenant son temps, pour la débarrasser de toute trace de sang et autre liquide dont la nature lui échappait. Il avait l’impression qu’il faisait l’une des choses les plus importantes de sa vie, et malgré l’intense concentration qu’on pouvait lire sur ses traits, c’était un immense sourire qui régnait sur son visage. Quand sa tâche fut terminée, il sécha précautionneusement le bébé avec une serviette, et l’enveloppa dans un linge propre. L’employée de l’auberge revint à ce moment précis ; Morgane dans les bras, il prit une pêche de sa main libre, tandis qu’elle posait les autres fruits sur la table et le seau d’eau non loin du baquet. Il la remercia à nouveau et, avec un sourire, il lui demanda de l’excuser de ne pas avoir suffisamment de mains pour chercher dans sa bourse une pièce à lui donner, et lui assura qu’il lui donnerait un pourboire quand il la recroiserait dans la journée. Bien que rougissante, elle eut l’air ravie, et les laissa de nouveau seuls.

    Il s’assit non loin du baquet, souriant à Actyss.

    - Et maintenant, je te l’épluche, cette pêche, mon amour ?


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