Actyss
Mercredi matin
Le 15 Juin 1464
Je dois me souvenir des étapes, et n'en oublier aucune. C'est très important. A la seconde où je sens mon ventre me faire mal comme si une main géante me broyait l'intérieur, je sais que je suis complètement fichue. Je ne vais certainement pas pouvoir lutter contre ça, parce que ça fait des semaines que j'attends cet instant. Sauf que c'est trop tôt. Mais tant pis, maintenant que j'y suis, je me vois mal parler à mon entrejambe en lui disant de fermer les vannes. Et le ruissellement poisseux, entre mes cuisses, me prouve que de toute façon, mon entrejambe ne m'aurait pas écouté.
« A la claire fontaine, m'en allant promener... »
Je me mords le poing pour étouffer la douleur insupportable qui va probablement me tuer, ou me rendre folle. Sauf que je me mords si fort que je laisse dans la peau pâle de ma main l'empreinte rouge de mes dents. Tiens, j'ai une incisive un peu de travers. Légèrement, ça ne se voit absolument pas quand je souris, mais c'est bien la preuve que ma dentition n'est pas rigoureusement alignée.
Se concentrer sur des détails pour oublier la douleur. Je viens de me réveiller à cause d'une douleur insupportable. Il est encore tôt, mais assez tard pour que l'aube soit tout à fait levée. Et je suis dans mon lit, à l'auberge. Voilà pour les détails. Je me concentre dessus. J'en oublie Arnauld, juste à côté de moi. Je n'entends pas un mot de ce qu'il me dit. S'il me dit quoi que ce soit. Je dois restée concentrée sur les détails pour oublier que j'ai un mal de chien.
J'entends la voix de ma mère, là, juste au creux de mon oreille, qui me réconforte. C'est le conseil qu'elle m'a donné. Concentre-toi sur des détails insignifiants et focalise ton énergie là-dessus. Maman a compté les feuilles du chêne sous lequel je suis née, lorsqu'elle a accouché. Je perçois nettement l'agitation d'Arnauld, et ça m'énerve immédiatement. Son angoisse pèse des tonnes sur mes épaules, cela me cloue au lit d'une façon désagréable. Il faut qu'il fasse quelque chose, qu'il sorte, qu'il me donne de l'air. Je ne supporte pas l'angoisse des gens. Quand je dois soigner un malade et qu'un membre de sa famille nous tourne autour en gémissant, je dois parfois me retenir pour ne pas le jeter par la fenêtre - advienne que pourra.
« J'ai trouvé l'eau si claire que je m'y suis BAIGNÉE ! ARNAULD ! Ne-reste-pas-planté-là-va-chercher-la-Mère-Roussel ! »
La Mère Roussel, c'est la couturière. Elle confectionne des robes avec du vieux tissu, et elle revend ses produits trois fois rien. J'ai acheté la plupart des vêtements de bébé chez elle, parce que ça grandit vite, les petits, et qu'il est inutile de s'endetter pour une liquette que ce monstre qui me ravage les entrailles ne portera que deux semaines.
« Pardon bébé, pardon, t'es pas un monstre m... MAIS BORDEL TU ME FAIS MAL ! »
J'en deviens vulgaire, et je retombe sur les oreilles, trempée de sueur, furieuse au dernier degré, parce que Maman m'avait dit que ça « risquait d'être douloureux » en oubliant de traduire « Ma chérie, tu vas souffrir comme jamais, ce sera un aperçu de l'apocalypse, tu vas voir, ce sera insupportable. T'auras même la certitude d'en mourir. » Merci Maman ! Si elle était devant moi en cet instant, à coup sûr, je lui hurlerais au nez. Je reprends mon souffle, et constate qu'Arnauld n'est plus là. Tant mieux. Mieux vaut que son âme soit préservée du carnage. C'est une boucherie intérieure. Je sens la prochaine vague monter, et cette fois, tant pis pour l'honneur, je pousse un hurlement à réveiller les morts. La porte claque, la Mère Roussel débarque, avec sa bassine d'eau chaude et ses trente-six serviettes.
« Allons ma fille, on écarte les jambes, on reste calme. Et on pousse quand je le dis. »
Je jette un regard assassin à la couturière. Parce qu'elle n'est pas que couturière, sinon sa présence serait un peu bizarre. Elle n'est pas plantée devant mon lit de douleur pour prendre mes mesures, mais parce qu'elle est aussi accoucheuse à ses heures perdues. Elle pose les mains sur mon ventre nu, après m'avoir retroussé la chemise de nuit jusque sous la poitrine. J'inspire, j'expire, j'inspire... Je hurle. La Mère Machin me dit que ça ne sert à rien, qu'il faut que je pousse. Je vais lui plonger le nez dans la bassine et la noyer. Je jure que je le ferai. Je déteste cette bonne femme, je déteste cette chambre, je déteste cette auberge, je déteste cette ville.
« Poussez ! »
Je crie encore, mais j'essaye de pousser en même temps. J'ai la brusque vision de moi, assise sur les cuvettes des latrines, en train de faire exactement la même chose. Je suis prise d'un horrible fou rire qui se mue en nouvel hurlement lorsque je suis pliée en deux par une contraction.
« Poussez, ma petite, concentrez-vous ! »
Elle me tape sur les nerfs, la Mère Roussel. Mais je fais ce qu'elle me dit, je pousse, je fais le petit chien, je pousse, je fais le petit chien. Et comme je suis complètement angoissée, je chante.
« Il y a longtemps que je t'aime, jamais je ne t'oublieraiiiiiii ! »
Je ne risque pas de l'oublier, c'est certain. Le temps s'étire, interminable. Deux heures se sont écoulées, en tout, je le juge grâce à la progression du soleil. J'ai l'impression que ça fait deux mille ans que je suis là. J'ai la voix enrouée à force de crier. Je pousse, mais ça se finit toujours en cri. Je suis couverte de sueur. La chemise me colle à la peau, mes cheveux sont trempés, j'ai les joues écarlates, et les paumes ravagées par mes ongles à force de les y enfoncer. Jusqu'à ce que la Mère Roussel se mette à couiner qu'elle voit la tête. Je pousse encore, et encore, la douleur passe de « seuil de tolérance largement dépassé » à « impossible à supporter ». Je meurs. Ca y est, je suis morte. C'est sûr et certain. Et puis soudain, ça s'arrête. La douleur ? Ma vie ? Les deux ? Aucune idée. Comment sait-on qu'on est en vie ? Procéder par étape. Est-ce que je respire ? Oui. Est-ce que je vois ? Oui. Est-ce que j'entends ? Oui. J'entends même très bien, puisque je perçois le chuintement des ciseaux - le cordon vient d'être coupé. J'entends des tapes - le bébé ne pleure pas. Et puis j'entends des vagissements - le bébé pleure.
Je relève le nez, groggy, stupide, ne réalisant pas que je suis enfin libre, que je n'ai plus ce corps dans mon ventre, que je vais pouvoir voir mon bébé, après tout ce temps. J'ai froid, je tremble, je suis épuisée, j'ai envie de dormir pendant cent-cinquante ans. Mais je veux voir mon bébé. C'est mon bébé, en cette seconde plus qu'entre toutes les autres.
« C'est une fille ! »
Evidemment que c'est une fille. On ne fait que des filles dans la famille. Elle est enveloppée dans une serviette. Elle est complètement violette. Trois cheveux blonds sur les crâne, et quand la Mère Machin me l'approche, je remarque que ses yeux sont aussi bleus que ceux de Maman. En réalité, elle est le portrait de ma mère. Du moins j'imagine que Maman devait avoir cette tête-là quand elle est née. Je n'ai même pas l'idée qu'elle puisse me ressembler à moi.
« Morgane. C'est Morgane. »
La Mère Roussel me donne quelque chose. Un bol. Je le vide d'un trait, c'est brûlant, mais qu'importe. J'ai tellement soif ! Et puis je veux lever les bras vers elle, vers Morgane, je veux la tenir contre moi, cet être qui sort de mon ventre. Mais j'ai les bras trop lourds, les yeux qui se ferment malgré moi. Qu'est-ce qu'elle m'a donné à boire, cette fichue couturière ? Ah oui... Je lui avais demandé de me préparer une tisane relaxante... Elle n'a pas du lésiner sur la dose de pavot. J'avais dit une goutte, pourtant... Vieille mégère. Une seconde plus tard, je suis endormie.
Le 15 Juin 1464
Je dois me souvenir des étapes, et n'en oublier aucune. C'est très important. A la seconde où je sens mon ventre me faire mal comme si une main géante me broyait l'intérieur, je sais que je suis complètement fichue. Je ne vais certainement pas pouvoir lutter contre ça, parce que ça fait des semaines que j'attends cet instant. Sauf que c'est trop tôt. Mais tant pis, maintenant que j'y suis, je me vois mal parler à mon entrejambe en lui disant de fermer les vannes. Et le ruissellement poisseux, entre mes cuisses, me prouve que de toute façon, mon entrejambe ne m'aurait pas écouté.
« A la claire fontaine, m'en allant promener... »
Je me mords le poing pour étouffer la douleur insupportable qui va probablement me tuer, ou me rendre folle. Sauf que je me mords si fort que je laisse dans la peau pâle de ma main l'empreinte rouge de mes dents. Tiens, j'ai une incisive un peu de travers. Légèrement, ça ne se voit absolument pas quand je souris, mais c'est bien la preuve que ma dentition n'est pas rigoureusement alignée.
Se concentrer sur des détails pour oublier la douleur. Je viens de me réveiller à cause d'une douleur insupportable. Il est encore tôt, mais assez tard pour que l'aube soit tout à fait levée. Et je suis dans mon lit, à l'auberge. Voilà pour les détails. Je me concentre dessus. J'en oublie Arnauld, juste à côté de moi. Je n'entends pas un mot de ce qu'il me dit. S'il me dit quoi que ce soit. Je dois restée concentrée sur les détails pour oublier que j'ai un mal de chien.
J'entends la voix de ma mère, là, juste au creux de mon oreille, qui me réconforte. C'est le conseil qu'elle m'a donné. Concentre-toi sur des détails insignifiants et focalise ton énergie là-dessus. Maman a compté les feuilles du chêne sous lequel je suis née, lorsqu'elle a accouché. Je perçois nettement l'agitation d'Arnauld, et ça m'énerve immédiatement. Son angoisse pèse des tonnes sur mes épaules, cela me cloue au lit d'une façon désagréable. Il faut qu'il fasse quelque chose, qu'il sorte, qu'il me donne de l'air. Je ne supporte pas l'angoisse des gens. Quand je dois soigner un malade et qu'un membre de sa famille nous tourne autour en gémissant, je dois parfois me retenir pour ne pas le jeter par la fenêtre - advienne que pourra.
« J'ai trouvé l'eau si claire que je m'y suis BAIGNÉE ! ARNAULD ! Ne-reste-pas-planté-là-va-chercher-la-Mère-Roussel ! »
La Mère Roussel, c'est la couturière. Elle confectionne des robes avec du vieux tissu, et elle revend ses produits trois fois rien. J'ai acheté la plupart des vêtements de bébé chez elle, parce que ça grandit vite, les petits, et qu'il est inutile de s'endetter pour une liquette que ce monstre qui me ravage les entrailles ne portera que deux semaines.
« Pardon bébé, pardon, t'es pas un monstre m... MAIS BORDEL TU ME FAIS MAL ! »
J'en deviens vulgaire, et je retombe sur les oreilles, trempée de sueur, furieuse au dernier degré, parce que Maman m'avait dit que ça « risquait d'être douloureux » en oubliant de traduire « Ma chérie, tu vas souffrir comme jamais, ce sera un aperçu de l'apocalypse, tu vas voir, ce sera insupportable. T'auras même la certitude d'en mourir. » Merci Maman ! Si elle était devant moi en cet instant, à coup sûr, je lui hurlerais au nez. Je reprends mon souffle, et constate qu'Arnauld n'est plus là. Tant mieux. Mieux vaut que son âme soit préservée du carnage. C'est une boucherie intérieure. Je sens la prochaine vague monter, et cette fois, tant pis pour l'honneur, je pousse un hurlement à réveiller les morts. La porte claque, la Mère Roussel débarque, avec sa bassine d'eau chaude et ses trente-six serviettes.
« Allons ma fille, on écarte les jambes, on reste calme. Et on pousse quand je le dis. »
Je jette un regard assassin à la couturière. Parce qu'elle n'est pas que couturière, sinon sa présence serait un peu bizarre. Elle n'est pas plantée devant mon lit de douleur pour prendre mes mesures, mais parce qu'elle est aussi accoucheuse à ses heures perdues. Elle pose les mains sur mon ventre nu, après m'avoir retroussé la chemise de nuit jusque sous la poitrine. J'inspire, j'expire, j'inspire... Je hurle. La Mère Machin me dit que ça ne sert à rien, qu'il faut que je pousse. Je vais lui plonger le nez dans la bassine et la noyer. Je jure que je le ferai. Je déteste cette bonne femme, je déteste cette chambre, je déteste cette auberge, je déteste cette ville.
« Poussez ! »
Je crie encore, mais j'essaye de pousser en même temps. J'ai la brusque vision de moi, assise sur les cuvettes des latrines, en train de faire exactement la même chose. Je suis prise d'un horrible fou rire qui se mue en nouvel hurlement lorsque je suis pliée en deux par une contraction.
« Poussez, ma petite, concentrez-vous ! »
Elle me tape sur les nerfs, la Mère Roussel. Mais je fais ce qu'elle me dit, je pousse, je fais le petit chien, je pousse, je fais le petit chien. Et comme je suis complètement angoissée, je chante.
« Il y a longtemps que je t'aime, jamais je ne t'oublieraiiiiiii ! »
Je ne risque pas de l'oublier, c'est certain. Le temps s'étire, interminable. Deux heures se sont écoulées, en tout, je le juge grâce à la progression du soleil. J'ai l'impression que ça fait deux mille ans que je suis là. J'ai la voix enrouée à force de crier. Je pousse, mais ça se finit toujours en cri. Je suis couverte de sueur. La chemise me colle à la peau, mes cheveux sont trempés, j'ai les joues écarlates, et les paumes ravagées par mes ongles à force de les y enfoncer. Jusqu'à ce que la Mère Roussel se mette à couiner qu'elle voit la tête. Je pousse encore, et encore, la douleur passe de « seuil de tolérance largement dépassé » à « impossible à supporter ». Je meurs. Ca y est, je suis morte. C'est sûr et certain. Et puis soudain, ça s'arrête. La douleur ? Ma vie ? Les deux ? Aucune idée. Comment sait-on qu'on est en vie ? Procéder par étape. Est-ce que je respire ? Oui. Est-ce que je vois ? Oui. Est-ce que j'entends ? Oui. J'entends même très bien, puisque je perçois le chuintement des ciseaux - le cordon vient d'être coupé. J'entends des tapes - le bébé ne pleure pas. Et puis j'entends des vagissements - le bébé pleure.
Je relève le nez, groggy, stupide, ne réalisant pas que je suis enfin libre, que je n'ai plus ce corps dans mon ventre, que je vais pouvoir voir mon bébé, après tout ce temps. J'ai froid, je tremble, je suis épuisée, j'ai envie de dormir pendant cent-cinquante ans. Mais je veux voir mon bébé. C'est mon bébé, en cette seconde plus qu'entre toutes les autres.
« C'est une fille ! »
Evidemment que c'est une fille. On ne fait que des filles dans la famille. Elle est enveloppée dans une serviette. Elle est complètement violette. Trois cheveux blonds sur les crâne, et quand la Mère Machin me l'approche, je remarque que ses yeux sont aussi bleus que ceux de Maman. En réalité, elle est le portrait de ma mère. Du moins j'imagine que Maman devait avoir cette tête-là quand elle est née. Je n'ai même pas l'idée qu'elle puisse me ressembler à moi.
« Morgane. C'est Morgane. »
La Mère Roussel me donne quelque chose. Un bol. Je le vide d'un trait, c'est brûlant, mais qu'importe. J'ai tellement soif ! Et puis je veux lever les bras vers elle, vers Morgane, je veux la tenir contre moi, cet être qui sort de mon ventre. Mais j'ai les bras trop lourds, les yeux qui se ferment malgré moi. Qu'est-ce qu'elle m'a donné à boire, cette fichue couturière ? Ah oui... Je lui avais demandé de me préparer une tisane relaxante... Elle n'a pas du lésiner sur la dose de pavot. J'avais dit une goutte, pourtant... Vieille mégère. Une seconde plus tard, je suis endormie.