Clio..
- « Vous me découvrez blafarde
Fixée à vos yeux si tendres
Je pourrais bien par mégrarde
D'un ciseau les fendre »
Je vais me marier. Je suis assez dubitative sur la question. C'est du moins ce que je me complais à imaginer alors que le miroir me renvoie mon image.
Nous sommes le 10 Septembre 1463, il n'est pas loin d'être l'heure dite, et je suis encore en train d'admirer mon reflet. Dans très exactement cinq minutes, je suis censée me trouver aux côtés d'Arnauld pour que le prêtre nous unisse pour le meilleur et pour le pire. Si je pars maintenant, je serai sur place dans une dizaine de minutes. Pourtant je ne bouge pas. Je reste dans ma chambre. Et j'achève de me préparer, lentement.
J'ai déjà passé ma robe. D'un rouge grenat, elle épouse les lignes de mon buste à la perfection. La poitrine arrondie est mise en valeur sans aucune vulgarité. La taille fine est marquée. Les manches suivent le galbe de mes bras jusqu'aux coudes, les avant-bras laissés nus. Dotée de nombreux jupons, le bas est évasé, et une légère traîne chuinte sur le parquet à chacun de mes pas. C'est la coiffure qui me pose problème.
Je suis censée la remonter, l'opulente crinière brune, mais quoi que je fasse, cela ne me convient pas. Finalement, en désespoir de cause, je les laisse retomber dans mon dos, libres. Soyeux, brillants, épais, légèrement décoiffés, ils encadrent mon visage comme une cascade sombre. Une dernière fois, je tourne sur moi-même. D'un point de vu parfaitement objectif, je sais pertinemment que je suis plus belle que je n'ai jamais été. Si je dois faire l'analyse de mes sentiments, je dois reconnaître que je suis assez pressée. J'ai la certitude que cette robe n'est là que pour amuser la galerie. S'il a une once d'intelligence, Arnauld ne sera pas venu. Il sera retourné auprès de ses amis, et aura laissé derrière lui une fiancée ingérable. Je ne peux que le souhaiter de tout cur. Quand d'autres espèrent que l'élu de leur cur sera bien au rendez-vous, moi, je prie pour le contraire.
Enfin, lorsqu'après dix autres minutes passées à me contempler, à chantonner une mélodie guillerette, je me décide à quitter la chambre, j'ai plus de vingt minutes de retard. Lorsque je traverse la taverne, les regards coulent vers moi, me suivent jusqu'à ma sortie. Un sourire en coin étire mes lèvres que j'ai légèrement rougies à force de les mordre. Si auparavant je n'avais pas conscience de la finesse de mes traits, la chose est révolue. Je sais, désormais. Quatre mois passés en Grèce m'ont métamorphosé. Je suis plus assurée. Et les soins prodigués par ma grand-mère adoptive m'ont embelli comme jamais. Il le fallait, pour trouver un mari.
Je ne me presse pas sur le chemin de l'église. Je lui donne le temps de s'enfuir. Finalement, quand on y pense, je suis terriblement généreuse et bonne. Les disputes depuis mon retour, ont plus eu court que la tendresse. Il faut bien avouer qu'il m'énerve sans arrêt. Avec ses envies de vie tranquille quand je veux passer ma vie en rebondissements improbables. Avec ses fichus goûts simples... Parfois, j'ai envie de l'étrangler. Et sa maudite tendresse, lors de nos ébats. Nous ne sommes décidément pas sur la même longueur d'ondes. Son besoin constant que je lui dise que je l'aime me donne envie de le gifler. C'est à se demander comment je peux bien faire pour l'aimer, quand j'ai si souvent envie de lui hurler dessus. Il s'obstine à voir le meilleur en moi. N'a-t-il pas encore réalisé que ce meilleur-là est mort depuis que je suis partie de France ? En retrouvant Palerme, mon ancienne vie s'était imposée à moi. En vivant en Grèce, j'avais baigné dans l'or et l'argent. Et l'or et l'argent m'ont glacé le cur.
« Anói̱tos nearós... » craché-je en avisant l'église.
Bien sûr que non, il ne sera pas parti. Il est bien foutu d'être au rendez-vous. J'ai une demi-heure de retard, et il doit complètement paniqué, là-dedans. C'est entièrement sa faute. J'ai tenté de lui expliquer que je finirai par le détruire parce que je ne pourrai pas m'en empêcher. C'est viscéral. J'ai un besoin presque sadique de détruire tout ce qui pourrait m'apporter le bonheur.
Lorsque je passe les portes, je le vois, devant l'autel, à m'attendre. Je retiens un sifflement agacé. L'espace d'une seconde, j'ai envie de faire demi-tour. Je sens pourtant mes jambes me guider jusqu'à lui. Le balancement de mes hanches fait mouvoir ma robe à chaque pas. Et sans saluer, sans m'excuser, je me contente de balancer, comme déjà lasse :
« Bon, on commence ? »
Sans logique - Mylène Farmer
Anói̱tos nearós : jeune imbécile (Grec)
Anói̱tos nearós : jeune imbécile (Grec)