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[RP] Ce qui se passe à Montpellier, reste à Montpellier

Pepin_lavergne

[- Vous avez passé trois jours sur une plage à boire du vin ?
- Bienvenue à Montpellier mon ange !]


    [Languedoc, fin avril 1464]


Le Languedoc au printemps, c'était drôlement joli. La mer était encore froide, fait vérifié par ceux qui avaient la chance de vivre sur le littoral, mais ce n'était pas bien gênant, le soleil se chargeait déjà de réchauffer tout ça comme il savait si bien le faire. L'hiver à présent bien révolu, les gens sortaient, les femmes arboraient des robes colorées, les hommes remontaient leurs manches, et Pépin vidait des fûts de bière fraîche. La vie normale à Narbonne à la fin du mois d'avril.
Il avait mis le temps, mais Arnauld avait bien fini par arriver lui aussi, à bord de sa roulotte, avec sa femme enceinte et leurs trente-six animaux de compagnie. Hélona ne manquait pas d'amies puisqu'elle avait retrouvé celle qui lui était la plus chère. Et fort de ces faits certifiés et véridiques, Pépin avait donc tout naturellement pris une décision qui ne pouvait plus souffrir de retard. Ils partaient pour Alexandrie dans un mois et demi, il s'agissait donc de ne pas perdre de temps. L'Auvergnat avait décidé d'enterrer la vie de garçon d'Arnauld. Même s'il était déjà marié. Pourquoi faudrait-il toujours faire les choses dans le bon ordre, après tout ? Et puis il s'était aperçu qu'il n'avait pas vraiment enterré sa propre vie de garçon, même si dans son cas, ça faisait encore plus longtemps qu'il était marié. Ca ferait donc d'une pierre deux coups.

L'avant-veille, il avait été trouver Arnauld qui, les pieds dans l'eau, sur le ponton, savourait la fin de la journée en solitaire, sa femme étant occupée à faire ses trucs de guérisseuses. Prenant place auprès du jeune homme, Pépin avait sorti de sa poche une flasque pleine d'hydromel, en avait bu une belle lampée avant de la tendre à son ami.


- Dans deux jours, je t'emmène à Montpellier. Entre hommes. Il est temps qu'on enterre ta vie de garçon.

L'affaire fut conclue d'une poignée de mains. Il fallait à présent prévenir les épouses. Pépin s'assura bien que son Adorée ne manquerait de rien. Il remplit les placards de la nourriture qu'elle préférait, mit en perce trois tonnelets de calva, supplia Alicina de venir tenir compagnie à sa dulcinée, invita chaleureusement Actyss à passer aussi souvent qu'elle le voudrait pour s'amuser avec les deux rousses délicieusement folles, promit d'écrire des lettres tellement enflammées et indécentes qu'elle en aurait des frissons et de lui ramener le plus gros coquillage qu'il trouverait sur la plage. Et parce que la quitter, lui qui haïssait chaque centimètre qui la séparait de son Hélona, lui était particulièrement insupportable, il l'entraîna à l'écart. Dissimulés, seuls au monde dans leur petite crique, il l'étreignit non pas deux, mais trois fois.

Au matin cependant, il était temps de partir. L'Auvergnat déposa un baiser sur les lèvres de son épouse, ainsi que la première lettre, sur l'oreiller juste à côté d'elle. Il embrassa son fils endormi, renonça à partir parce qu'il n'arrivait pas à envisager sa vie sans eux, mais fut rappeler à l'ordre par un Arnauld qui venait d'arriver devant l'auberge. Pépin inspira profondément, descendit les marches, et dans la lumière du petit matin, sourit largement à son ami.


- T'es prêt ? Alors en route.

Baluchon sur l'épaule, bâton en main, les deux énergumènes quittèrent Narbonne d'un bon pas. La première journée de marche les mena à Béziers, ou Pépin insista pour qu'ils passent voir les parents d'Arnauld - c'était l'heure du dîner - et sitôt le ventre plein, ils reprirent leur route d'un pas certes un peu moins vigoureux - la mère d'Arnauld ayant le don pour remplir dignement un estomac auvergnat. Enfin, après deux jours de marche, les remparts de Montpellier se profilèrent à l'horizon alors que l'aube se levait tout juste. Le spectacle valait tout de même le coup d’œil : les immenses murs crénelés tout inondés du soleil matinal, les tours qui pointaient vers le ciel, la croix monumentale juchée sur la cathédrale... Fallait-il être insensible pour ne pas se laisser séduire par un tel décor.

Une demi-heure plus tard, les deux compagnons franchissaient la lourde porte de bois. Les rues pavées étaient envahies par les badauds. La relève de la garde s'effectuait avec autant de sérieux et de rigueur qu'il n'en était nécessaire. Un homme et une femme sortaient juste du coin d'une ruelle sombre, le jupon de la femme remonté jusqu'au-dessus du genou. Les odeurs leur parvinrent bientôt, de même que les bruits et l'agitation de la capitale de la région.
Pépin esquissa un sourire en s'arrêtant net alors qu'un charriot passait devant eux, charriant du petit bois. Montpellier dans toute sa splendeur matinale semblait promettre exactement ce que Pépin recherchait pour cet enterrement de vie de garçon.


- Et nous voilà arrivés, fit-il, adorant défoncer les portes ouvertes et souligner les évidences. Bienvenue dans la ville la plus débauchée de la région. Mais, ajouta-t-il en désignant du pouce ce qui était très probablement une prostituée et qui venait de tirer par le col un mineur dans un coin plus tranquille, on va quand même éviter certaines fréquentations. C'est un enterrement de vie de garçon, pas un enterrement tout court, qu'on vient fêter ici. Et je te garantis qu'on finira deux milles pieds sous terre si nos épouses apprennent qu'on a souri à une femme.

Pépin se mit à rire, trouvant cela assez drôle. Parce qu'il était aussi près de tromper Hélona que de découvrir l'Amérique, et que la jeune femme le savait fort bien. Et l'Auvergnat savait qu'il en allait de même pour Arnauld. Personne n'arriverait à les changer, ils étaient irrémédiablement fous de leur femme.

- On va p't'êt' commencer par boire un coup. Marcher, ça donne soif. Et tiens, r'garde. Je vois là-bas un nom prometteur. La Belle Chopine, ça te dit ?

C'était bien pour ça - en partie - qu'ils étaient venus, après tout. Boire, manger, et autres joyeusetés.


Titre inspiré de « Ce qui se passe à Vegas, reste à Vegas », du film Very Bad Trip.
* Pirates des Caraïbes, adapté pour l'occasion.

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Arnauld
    Il n'y avait qu'à Montpellier que les tavernes pouvaient être aussi remplies alors que le soleil brillait dans le ciel depuis même pas deux heures. Dans la grande salle enfumée de La Belle Chopine, plusieurs clients étaient affalés sur leur chaise, qu'ils n'avaient probablement pas quittée de la nuit ; certains somnolaient, d'autres trouvaient encore de la place dans leur estomac sans fond pour y verser de la bière, quelques personnes jouaient aux cartes en riant. D'autres encore venaient tout juste de débarquer – Arnauld et Pépin. Tout sourire, les deux jeunes hommes s'avancèrent vers le comptoir, derrière lequel un tavernier bedonnant essuyait des chopes avec un chiffon si sale qu'on pouvait se demander pourquoi il prenait la peine de frotter sa vaisselle avec, puisque cela ne pouvait que l'encrasser davantage. L'habitude, sans doute. S'appuyant contre le comptoir, Arnauld s'adressa à lui d'un ton enjoué.

    - Deux bonnes grosses chopes de bière, s'il vous plaît ! On enterre nos vies de garçon.
    - Ah, c'est donc qu'vous vous mariez d'main ?
    - Oh non, moi ça fait un mois et demi que je suis marié, et lui ça fait presque un an !
    - Eh bien j'comprends que vous vouliez les enterrer, dites, hé, elles devaient commencer à puer !


    Et Arnauld d'éclater de rire, parce qu'Arnauld était bon public. Et puis surtout, il était déjà complètement en manque de sa femme, et rire à gorge déployée, même à une blague pas très drôle, pouvait sûrement contribuer à lui remonter le moral. Non pas qu'il soit déprimé, mais cela faisait tout de même deux jours qu'il n'avait pas vu Actyss, et c'était une monumentale épreuve pour lui. Il avait d'ailleurs bien failli ne pas partir, et cela avait demandé à la jeune femme une bonne dose de patience et de sang froid pour lui faire entendre raison. « Mais je suis un moooonstre, j'abandonne ma femme et mes enfants ! » « T'abandonnes pas ta femme et tes enfants, je suis à peine enceinte, voyons. » « C'est encore pire ! » Et cetera. Il était un peu pitoyable, peut-être, de ne pas être capable de survivre cinq jours sans sa femme. C'était d'ailleurs cet argument-là (non formulé par Actyss mais par lui-même tout seul comme un grand) qui l'avait convaincu. On ne peut pas être un bon père si on n'est pas un bonhomme, hein ? Et un bonhomme doit être capable de vivre cinq jours sans poser les yeux sur sa merveilleuse, extraordinaire, sublime, adorable, exceptionnelle, absolument parfaite femme. Il était obligé de partir. C'était une épreuve, un rite initiatique, sans lequel il ne pourrait jamais se prétendre un homme adulte : aller faire la fête et se saouler joyeusement la gueule à Montpellier avec son grand copain Pépin, et revenir héroïquement à Narbonne cinq jours après, même pas tué par le sevrage. Là, c'était sûr, il serait un bonhomme, un vrai, et il serait capable d'être un bon père de famille.

    Ça ne l'avait pas empêché d'avoir écrit déjà quatre lettres à sa femme, pleines de "Je t'aime", "Tu me manques" et d'allusions impudiques, avec même des petits cœurs dans les marges. Parce qu'après tout, il n'était stipulé nulle part dans les règles du jeu que, s'il lui était interdit de voir son Actyss adorée pendant cinq jours (ou cent vingt heures, ou sept mille deux cents minutes, ou quatre cent trente-deux mille secondes), il ne pouvait pas la noyer sous des déclarations enflammées adressées par pigeon. Fallait pas exagérer non plus.

    En tout cas, cet enterrement de vie de garçon s'annonçait bien. Il faisait beau, même si la taverne n'était pas l'endroit idéal pour profiter de la lumière du jour ; Montpellier était fidèle à elle-même, grouillante de vie et de couples s'étreignant dans une intimité toute relative, de bourgeois sentant l'or à plein nez et de mendiants fleurant des choses moins alléchantes, avec des tavernes à tous les coins de rue et de quoi s’enivrer pour plusieurs vies au moins ; Pépin avait l'air en forme et ils étaient tombés sur un tavernier qui était déjà plié en deux, visiblement très content de sa plaisanterie. Toujours hilare, l'homme prit deux chopes et les remplit généreusement de bière, avant de les poser devant Arnauld et Pépin d'un geste si délicat que la mousse déborda et arrosa le comptoir, ainsi que la petite main que le Biterrois avait innocemment tendue pour saisir l'anse de sa chope. Il poussait un léger cri en guise de protestation en agitant la main pour la sécher – envoyant sans s'en rendre compte valser quelques gouttes sur la chemise de Pépin – quand la porte de la taverne s'ouvrit en claquant violemment.

    - Qui c'est qu'a piqué mon oie ? Qui c'est qu'a piqué mon oie ?

    Quelques rires retentirent dans la salle. Arnauld, avec l'air aussi intelligent qu'un poisson rouge amnésique qu'il pouvait afficher quelquefois quand il ne comprenait pas ce qui se passait autour de lui, continuait d'agiter la main en dévisageant l'homme débraillé qui s'égosillait à propos de son oie, soit fou, soit complètement torché. Celui-ci croisa son regard, et, interprétant ses mouvements de bras comme un aveu de culpabilité, fonça sur lui, l'empoigna par le col, et se mit à le secouer comme un prunier.

    - C'est toi qu'as piqué mon oie ? C'est toi qu'as piqué mon oie ? Qu'est-ce t'as foutu avec mon oie ? Rends-moi mon oie ! Mon oie mon mon oie mon oie mon oie !


    - Pééé-héééé-péééé-piiiin !

    Il aurait bien développé sa pensée, et accompagné le nom de l'Auvergnat d'une jolie phrase comme "Pépin, cher ami, aurais-tu l'obligeance de te saisir de cet individu courroucé afin qu'il lâche la chemise que m'a amoureusement reprisé mon épouse la semaine dernière et que je puisse retrouver le contrôle de mon corps soumis à de fort déplaisantes secousses ?" ou tout simplement "Mais débarrasse-moi de ce taré nom de Dieu !", mais pour l'instant, complètement ahuri et un peu sonné, le nom de son ami était la seule chose qu'Arnauld parvenait à articuler.
Pepin_lavergne
Si Pépin avait commencé à rire à la blague du tavernier - même si elle était assez affligeante dans son genre - il s'arrêta bien vite lorsqu'il reçut sur la chemise quelques gouttes de bière. Il protesta en s'essuyant, maugréant contre le sort et surtout contre Arnauld, ce maladroit notoire qui serait bien capable de renverser un dolmen en appuyant dessus si on le laissait faire, tirant sur son vêtement pour mesurer l'étendu des dégâts. C'est qu'il s'était fait tout propre, pour ce voyage. Ses braies étaient impeccables, sa chemise sentait encore bon le savon, et le pourpoint de cuir qu'il n'avait pas pris la peine de lacer jusqu'en haut n'avait presque pas de poussière. C'était vraiment du gâchis, ces taches de bière, lui qui aimait bien être élégant lorsque les circonstances l'exigeaient. Fort heureusement, il parvint à les essuyer en frottant énergiquement le tissu du plat de la main. Ce n'était peut-être pas si catastrophique qu'il l'avait cru. Et puis il y avait cette pinte juste sous son nez et il était bien connu que la bière faisait oublier à peu près tous les soucis. Il venait d'avaler sa première gorgée lorsque les ennuis firent leur apparition, dans le corps d'un gros homme à la mine renfrognée qui se mit à vilipender l'assistance, à la recherche de son oie. Les gens étaient décidément bizarres, ici. Haussant une épaule, se sentant peu concerné par les problèmes du gaillard, Pépin leva une nouvelle fois sa chope dans le but évident de boire une autre gorgée, lorsque l'énervé de la taverne ne trouva rien de mieux à faire que de secouer un Arnauld qui semblait aussi à l'aise entre les battoirs du bonhomme qu'une truite au bout d'un fil de pêche.

- Mortecouille, jura Pépin en posant sa chope avec vigueur sur le comptoir trempé.

L'homme était trois fois plus large que lui, et s'il l'avait voulu, il était à parier qu'il aurait pu le plier en neuf pour le ranger dans une malle sans même lutter. Ce n'était pas pour donner du courage à l'Auvergnat qui, en cas de problèmes de taille - et c'était visiblement un problème de grande taille - préférait largement illustrer le proverbe bien connu du « Courage, fuyons ! ». Mais il ne pouvait pas laisser Arnauld se laisser secouer comme un prunier. C'était impossible. S'il n'était pas bien téméraire, il compensait par une indéfectible loyauté. Il était prêt à mourir pour une bonne cause et Arnauld était une excellente cause. Il fallait donc agir, et agir vite.
L'Auvergnat étant rusé de nature, il eut rapidement une idée. Il vida sa chope d'un trait et sans plus attendre, fracassa l'ustensile sur le crâne du secoueur. Une fois, puis une autre, et encore une autre, jusqu'à ce que la pinte craque. A partir de là, il aurait du se méfier. Ce type avait la tête si dure que les chopes se brisaient à son contact. C'était un signal, ça, un indice, que Pépin ne manqua pas de voir, bien qu'il choisisse de l'ignorer - la loyauté n'avait pas de limite, quitte à le faire agir avec stupidité.

L'importun lâcha Arnauld, et le sort de ce dernier fut caché à la vue de Pépin par la masse corporelle impressionnante de celui qu'il venait de tenter d'assommer. Était-il tombé ? Tenait-il toujours debout ? C'était encore un mystère, et d'ailleurs, Pépin n'y songeait qu'à moitié. Le colosse le regardait, et dans ses petits yeux enfoncés, le jeune homme décrypta sans aucun problème le message qui semblait y défiler comme sur un panneau d'affichage. En résumé, le costaud lui promettait mort et souffrances. C'était mal connaître l'Auvergnat, s'il pensait lui faire peur avec des messages subliminaux - ou subliminables, comme le pensa sur l'instant la partie du cerveau de Pépin qui assistait à l'échange en spectatrice. La partie active de son esprit lui hurlait d'agir avant de périr, et Pépin décida de suivre son conseil. Ni une, ni deux, il empoigna la chope encore pleine d'Arnauld et en jeta le contenu à la figure du colosse.


- Non mais quoi ! lança-t-il, à court de répliques cinglantes. Tu t'es vu, avec ta tête en cul de brebis ? Pourquoi ne se taisait-il pas, déjà ? Tu crois quoi, qu'on a peur ? Il aurait dû avoir peur, c'était une question de survie, à ce stade. On l'a pas, ta foutue oie, alors fous l'camp, vieux trognon !

Le silence était total, désormais. Chacun retenait son souffle. Le tavernier lui-même avait cessé de rire. Il n'y avait, pour briser l'immobilité de l'air, que le souffle de taureau de l'Indésirable numéro 1, qui faisait même craquer ses jointures d'un air féroce. Pépin sentit, de manière assez étrange, le goût de la terre dans laquelle il allait être enterré.

- T'as dit quoi là ?
- Non mais allez, c'est rien, on oublie.
- T'as dit quoi là ?
- Je vous paye à boire ? Une pinte ? Deux ? Douze ?
- T'as dit quoi là ?
- En même temps on ne l'a vraiment pas, cette oie, vous savez.
- T'AS DIT QUOI LÀ ?
- J'AI DIT VIEUX TROGNON !


La main de l'homme se referma sur le col de la chemise de l'Auvergnat et le fit décoller du sol. Pépin allait donc mourir, et mourir étranglé. Ca ressemblait un peu à une pendaison, ça. Et il avait promis à Hélona de ne pas finir pendu. Il détestait ne pas tenir les promesses qu'il faisait à sa femme, ça lui était même insupportable. Alors, comme brusquement ranimé, il lança adroitement le genou vers les parties les plus sensibles de l'anatomie masculine. Et fut presque aussitôt relâché. Le coup, pour douloureux qu'il fut, n'était probablement pas le seul responsable de la chute de l'homme. Arnauld avait-il contrattaqué par derrière ? Ce n'était pas le moment de se renseigner. Sans plus attendre, Pépin se précipita vers la sortie en braillant à l'adresse de son ami quelque chose qui pouvait ressembler à « Mais cours, bordel ! Cours ! » tout en fonçant dans la rue. Qu'importait la destination, seule comptait la distance qu'ils parviendraient à mettre entre « La Belle Chopine » et eux.
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Arnauld
    Pendant que l'air réintégrait ses poumons et que son visage reprenait une couleur à peu près normale, Arnauld entendit plusieurs chocs sourds suivis d'un craquement qu'il mit quelques secondes, tout sonné qu'il était, à identifier. Pépin venait de briser une chope sur le crâne du gros tas hurlant. Il ouvrit de grands yeux ébahis, et un peu admiratifs, aussi, s'attendant à le voir s'écrouler, mais il resta sur ses deux jambes. Stupéfait, Arnauld jugea plus sage de se relever, en cas de contre-attaque vicieuse du type "saut à pieds joints surprise sur ennemi à terre" de la part de Monsieur Indestructible. Ce fut sûrement une erreur, car ainsi placé derrière lui, il fut aux premières loges pour recevoir en pleine face les dommages collatéraux de l'idée de génie de Pépin qui consistait à vider la chope arnauldienne sur la figure du bonhomme. Au moins, ça acheva de lui faire reprendre ses esprits.

    Il allait lever la main pour faire un petit "toc-toc" sur l'épaule du mastodonte, dans le but de lui faire tourner la tête, mais son geste fut interrompu par le doux cri de "tête en cul de brebis", qui le laissa pantois. Et vas-y que je te rajoute du "vieux trognon". Arnauld était partagé entre l'envie d'étrangler Pépin pour cause de déficience aiguë de l'instinct de survie avec mise en danger d'autrui (aggravée, car en l'occurrence autrui c'était lui), et celle de lui donner de grandes tapes dans le dos en riant et en lui payant un coup, parce que quand même, "tête en cul de brebis", c'était trop bon. Mais, peut-être parce que, comme le reste de l'assistance, il avait conscience qu'un meurtre allait sûrement être commis d'une minute à l'autre, que ça foutait tout de même drôlement les jetons, et que ça donnait l'impression que le moindre remuement de petit doigt (même celui du pied) allait être le battement d'ailes du papillon qui déclencherait le cyclone, il resta figé, la bouche entrouverte, jusqu'à ce que Pépin brise le silence avec ses bafouillements.

    Tout se passa très vite. Pépin répéta en hurlant son "vieux trognon", l'affreux pas beau essaya de l'étrangler, et en même temps que l'Auvergnat essaya de le stériliser, Arnauld lui frappa l'arrière des genoux, en plein dans le tendon. Le type s'écroula en se tordant de douleur. Arnauld, qui ne manquait pas de présence d'esprit quand il s'agissait de se sauver les miches, prit ses cliques et ses claques en vitesse, sur les talons de son ami qui avait enfin compris que le mieux à faire, dans ce genre de situation, c'était de prendre les jambes à son cou et non d'en rajouter une couche à coups de vieux trognons et de têtes en cul de brebis.

    Ils coururent plusieurs minutes, bifurquant complètement au hasard dans le dédale de ruelles montpelliérain, avant de s'arrêter au bout de ce qui semblait une éternité, à bout de souffle. Arnauld s'appuya contre le mur d'une maison, haletant comme un chien en pleine canicule.

    - Non mais quel taré.

    Il jeta un coup d’œil à son ami aussi essoufflé que lui.

    - Et je ne parle pas que de Monsieur Jaiperdumonoie ! Cul de brebis, vieux trognon ? T'es fou, mon vieux !

    Il se mit à rire bêtement.

    - En tout cas, merci, encore un peu et il me déchirait ma chemise. Et il m'étranglait. Et je mourais. Et ç'aurait été drôlement con. Et... Et t'étais quand même pas obligé de balancer ma bière ! J'ai pas eu le temps d'en boire une goutte.

    Cette prise de conscience – ne pas avoir été capable d'ingurgiter le moindre millilitre d'alcool dans la première taverne de son enterrement de vie de garçon – le fit s'interrompre dans son flot de paroles pour contempler le vide avec un air de héros tragique. Était-ce un mauvais présage ? Le début d'une longue série de mésaventures, vraisemblablement orchestrée par des esprits malins, jaloux de son incroyable bonheur conjugal, qui n'auraient de cesse de le tourmenter et d'envoyer des séides pour arracher chaque chope qu'il aurait l'éphémère bonheur de tenir entre ses mains candides ? Non, non. Il divaguait. D'ailleurs, ils étaient arrivés juste derrière la place du marché. De là où il était, il pouvait déjà voir deux tavernes, dont l'une avait disposé des tables à l'extérieur pour ceux qui voulaient profiter du soleil, ainsi qu'un stand qui proposait divers vins et liqueurs. Ce fut sur ce dernier que se porta son choix, et il repartit d'un pas si allègre qu'on pouvait oublier qu'il venait de courir un marathon et que, sans le miroitement de la bibine à quelques mètres de lui, il était censé s'affaler par terre, épuisé, et ne plus bouger jusqu'à ce que mort s'ensuive. Peut-être était-ce d'ailleurs ce que Pépin était en train de faire, il ne pensa même pas à regarder. Quelques secondes plus tard il fourrait une poignée d'écus dans la grosse main caleuse du marchand de vin, en échange de trois bouteilles et d'un minuscule petit tonnelet individuel, acheté non pas parce qu'un mini tonnelet, c'était vraiment trop mignon, mais parce qu'il fallait rester réaliste et qu'un gros tonneau, ce n'était pas franchement pratique à trimbaler à travers toute la ville.

    - Pépin, aide-moi s'il te plaît, je ne vais pas tout porter !

    Aucune réponse. Arnauld se retourna pour le regarder, s'apprêtant à répéter ce qu'il venait de dire, mais seule une petite fille qui suçait son pouce d'un air un peu stupide lui rendit son regard. Alors à moins que Pépin ait rétréci, qu'il se soit fait des couettes et ait enfilé une robe, il n'y avait qu'une explication possible : son ami n'était pas là.

    Sa cargaison alcoolisée dans les bras, luttant contre le léger sentiment de panique qui était en train de monter en lui, le Languedocien balaya la place du marché du regard.

    - Pépin...?
Pepin_lavergne

[We made our way across the town
We're all about to explode
Oh oh oh oh oh
I'm ready to run]


Depuis qu'il était enfant, Pépin était capable de courir très vite. C'était toujours utile de pouvoir détaler à toute allure quand on était poursuivi par trois frères aînés qui n'appréciaient mystérieusement pas de mettre les pieds dans des sabots pleins de miel. Aussi n'eut-il aucun mal à galoper à travers Montpellier, repérant d'un bref coup d’œil les rues les moins encombrées et bondissant au besoin par-dessus les obstacles qui s'obstinaient à lui barrer la route.
Lorsque les deux compères estimèrent la distance suffisamment grande entre la Terreur de la ville et eux, ils s'arrêtent enfin, et adossé contre un mur en torchis, Pépin, les paumes sur les genoux, tâchait de reprendre sa respiration. Il laissa, sans trop écouter, Arnauld commencer à protester contre le drame auquel ils venaient d'échapper de justesse. Il lui expliquerait plus tard qu'il ne s'agissait pas de stupidité mais au contraire, d'une preuve de grande force morale, et que pour ça, il mériterait un dix sur dix au classement des courageux. Pour l'instant, il était trop occupé à remplir ses poumons d'air.

Arnauld reprenait vite son souffle, constata l'Auvergnat en lui emboitant le pas. La bière était le chant de sirène du Languedocien, visiblement. Il ne pouvait pas résister aux formes délicieusement arrondies d'un tonnelet de vin. Et Pépin de constater que lui, son propre chant de sirène venait de lui passer sous le nez. Il s'arrêta net, en pleine action, un pied en l'air. Elle était particulièrement irrésistible, constata-t-il en suivant amoureusement du regard les contours arrondis de l'objet de son désir. Délicieusement rebondie, comme il les aimait. Pépin balança un vague « J'reviens ! » à un Arnauld qui fonçait gaiment vers le marchand de spiritueux, et suivit aussitôt le porteur de la bourse bien garnie qu'il venait de repérer. Hélona ne lui en voudrait pas s'il arrachait, l'air de rien, une escarcelle d'une ceinture. A coup sûr, ce type n'en avait pas besoin, tandis que lui, si, et pas qu'un peu ! Un enterrement de vie de garçon, ça coûtait des sous, et autant dépenser ceux des autres, après tout.

L'individu venait de s'arrêter devant le stand d'un maraîcher, qui proposait un bel assortiment de choux, allant du chou fleur à l'artichaut, et le tout à bas prix, du moins le vantait-il à pleine puissance de ses cordes vocales. Les doigts agiles de l'Auvergnat s'approchèrent du nœud de la bourse convoitée, malheureusement au moment exact où le légitime propriétaire faisait de même. La main de Pépin heurta celle de l'invidu qui fit un bond de côté en se tournant brusquement vers l'Auvergnat... qui n'était plus là. Réflexe de survie ou habitude de brigand des volcans, il avait mis à profit la seconde d'hésitation du gros homme pour disparaître sous l'étal de choux. Ne restait donc, à côté de l'acheteur-quasi-dépouillé, qu'un drôle d'énergumène, d'une maigreur impossible, au nez aquilin et au regard pensif. Aussitôt, une dispute éclata entre le gros homme et le maigrelet, le premier accusant l'autre de vol, ce dont le malheureux se défendait vertement. Dans la confusion qui régnait, tous les passants vitupérant à qui mieux mieux en se houspillant et se secouant le paletot, Pépin se glissa hors de sa cachette, acheva le travail commencé en beuglant comme les autres que tout ceci était un pur scandale et que décidément, Montpellier était pleine de vices et qu'il allait de ce pas chercher le guet.

Même s'il était plutôt content d'avoir finalement réussi à dégarnir un passant de son surplus d'argent, Pépin ne s'attarda pas plus qu'il n'était nécessaire, et ce fut d'un pas pressé qu'il s'éloigna de l'échauffourée qui se faisait de plus en plus bruyante. Il était, de plus, confronté à un sérieux problème. Il avait perdu Arnauld. Où avait-il bien pu se rendre ? La ville était grande, bien trop grande pour qu'il le retrouve comme par miracle au premier tournant de la prochaine rue. Il y avait peut-être une chance qu'il soit encore devant les tonnelets et les bouteilles, s'il était du genre à beaucoup hésiter.
Il se planta devant le marchand de vin, une paupière plissée, et poussa un profond soupir de désespoir. Évidemment, il n'était plus là. C'était bien sa veine.


- Espèce d'alcoolique, maugréa Pépin, en toute mauvaise foi.

Grommelant contre le sort, l'alcool, Arnauld, le monde, la taille de la ville, Arnauld, la faim qui commençait à se faire sentir, Arnauld, le manque de bière, et Arnauld, l'Auvergnat s'aventura au hasard à droite, puis à gauche, avant de s'arrêter net. Où chercher un assoiffé, sinon dans une taverne ? Fort de cette illumination, Pépin s'avança vers la première venue, passa la tête par l'ouverture de la porte, et ne repérant aucun brun porteur de bouteilles, Pépin passa à la suivante, puis la suivante, et la suivante encore. Jusqu'à ce que...


- EH !

Il était là, le bougre ! Avec ses bouteilles et son tonnelet ! Il marchait d'un pas alerte, comme si tout allait bien. En quelques pas, Pépin le rattrapa et le prit par l'épaule, le forçant à se retourner. Et au moment exact où l'Auvergnat s'apprêtait à enguirlander son ami comme un sapin de Noël maxi format, la porte de la maison située à leur gauche s'ouvrit à la volée. Une femme en jaillit, le chignon de travers, les joues inondées de larmes et beuglant après un homme qui n'était autre que son mari.

- Je te jure Bernard, ce n'est arrivé qu'une fois !
- C't'une fois de trop Géraldine ! T'as profité de mon absence pour m'faire cocu !
- Ca ne comptait pas mon Bernard, je te jure !
- Donne-moi son nom qu'j'aille lui exploser la tronche !
- Je...
- Donne-moi son nom !


La femme tourna la tête vers les deux compères rendus silencieux par l'altercation. Et lentement, leva son doigt dans leur direction.


Time for a change, Elephanz
Nous avons tracé notre route à travers la ville
Nous sommes sur le point d'exploser
Oh oh oh oh oh
Je suis prêt à courir

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Arnauld
    Non mais il fallait quand même le faire. On échappait à un tueur en puissance, on courait à travers la moitié de la ville, on survivait comme des héros de légende, des héros comme… comme… Achille et Patrocle, au moins (on ne dira pas à Arnauld que ces héros-là meurent tous les deux à la fin), et on se faisait la malle en abandonnant comme un ingrat son grand copain avec qui on a traversé tant d’épreuves ? Cela faisait bien dix minutes qu’Arnauld tournait autour de la place du marché en cherchant l’Auvergnat, son tonnelet et ses bouteilles sous le bras, suivi par la gamine qui suçait son pouce et qui avait l’air fascinée par ses cheveux en bataille et sa chemise trempée de bière. Et s’il s’était fait rattraper par le gros gardien d’oies ? Et s’il l’avait égorgé, qu’il l’avait découpé et qu’il l’avait fait rôtir à la place de son regretté palmipède ? Non, non, non. On ne cède pas à la panique, Arnauld. L’enragé avait été mis hors d’état de nuire. Ils avaient couru loin, très loin, il n’y avait aucun moyen qu’il les ait retrouvés.

    Mais quoi ! Il n’y avait pas de Pépin à l’horizon. Il l’avait laissé tomber comme une vieille chaussette trouée. Et cette petite fille qui le fixait d’un air stupide, qu’est-ce qu’elle voulait ?

    - Qu’est-ce que tu veux ?

    Suçage de pouce. Regard vide. Peut-être voulait-elle une pièce ? Et si elle avait des copains planqués derrière les étals qui n’attendaient que le moment où un type un peu plus généreux que les autres consentirait à ouvrir sa bourse pour lui foncer dessus et le harceler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à donner ? Hum. Il ne donnerait donc pas de pièce. Il fallait qu’il la sème. Direction la taverne – la gamine n’entrerait pas dans la taverne, n’est-ce pas ? Elle était trop jeune. Et Pépin aurait bien l’idée de le chercher par-là, une fois qu’il aurait fini de faire Dieu savait quoi. C’était un bon plan, sans aucun doute. Il poussa donc la porte de la première taverne venue et s’assit à une table, poussa un petit soupir, et regarda autour de lui. Il eut un hoquet de surprise en voyant que l’enfant était là, assise en face de lui, imperturbable, son pouce toujours dans la bouche et son regard toujours aussi fixe. Il frissonna, commençant franchement à avoir les miquettes. Tant pis, il fallait agir : il ouvrit sa bourse, posa cinq écus sur la table, appela une serveuse et paya une grande chope de bière à la gamine, avant de prendre ses cliques et ses claques et de la laisser s’initier tranquillement à l’ivresse, sans lui, loin de lui.

    Il était donc de nouveau dehors, toujours aussi chargé, et toujours aussi seul. Il ne s’était pas écoulé beaucoup de temps, entre le moment où il avait vu Pépin pour la dernière fois, pendant qu’ils reprenaient leur souffle, et celui où il avait quitté la taverne où il avait laissé la psychopathe des bacs à sable. S’il ne s’était pas fait manger par un abruti décérébré incapable de garder sa volaille, son ami ne pouvait pas être bien loin.

    Et en effet, il n’était pas loin du tout ! Puisqu’il était juste là, sous son nez, le lascar. Le pire, c’est qu’il avait l’air de vouloir lui crier dessus. Il n’en eut pas le temps, cependant ; d’autres cris retentirent, ceux d’un certain Bernard que sa femme avait fait cocu. C’était un peu embarrassant. Arnauld et Pépin, arborant exactement la même expression pas très futée sur leur visage, écoutèrent sans dire un mot, jusqu’au moment où la femme les montra du doigt.

    Il fallut quelques secondes à Arnauld pour comprendre ce que cela signifiait. Ce fut sûrement la tête que fit le cocu qui fut le déclencheur. Pourquoi tout le monde, dans cette maudite ville, semblait vouloir les assassiner ? Ne pouvait-on pas recevoir un peu de paix et d’amour, dans un nuage de papillons, de pâquerettes et de paillettes arc-en-ciel en forme de cœur ? Non ? C’était trop demander, ça ?

    - Euuuh…

    Une idée. Vite, une idée.

    - Bernard ! Je suis ravi de vous rencontrer. Je suis Firmin, et voici Alphonse. Oui, nous connaissons en effet son nom, à ce scélérat fornicateur.

    Le dénommé Bernard haussa un sourcil méfiant. Il n’était sûrement pas si débile que ça et flairait l’entourloupe. Mais Arnauld n’avait pas franchement envie de re-parcourir la ville dans l’autre sens à la même allure que tout à l’heure ; alors autant tenter le tout pour le tout.

    - C’est notre métier. Madame, voudriez-vous bien arrêter de nous montrer du doigt ? Il ne fallait pas tromper votre dévoué mari, si vous aviez peur de nous.

    Ça ne marcherait jamais. Elle allait crier, elle allait protester, c’était obligé.

    - Nous avons donc enquêté, mon cher Bernard. Voyez-vous, au Bélier Cornu – c’est le nom de notre organisation – nous sommes de vrais professionnels. Et nous sommes discrets, évidemment. Personne ne saura ce qui vous est arrivé. Votre honneur est sauf. Si vous voulez bien…

    Bon, là, il avait une panne d’inspiration. Le baratin, c’était bien, mais ça avait ses limites. Qu’est-ce qu’il pouvait bien inventer pour finir la phrase ?

    - Si vous voulez bien rentrer, nous allons vous chercher les papiers qui… qui… les preuves.

    - Tu te fous de ma gueule petit con ?

    D’accord. Ça n’avait pas marché. Il aurait essayé. Ni une, ni deux, il fourra les bouteilles dans les bras de Pépin, ne gardant que le tonnelet – il fallait répartir le poids équitablement, après tout – tourna les talons, et, à moins que l’Auvergnat n’ait une idée lumineuse pour les tirer d’affaire, il s’apprêta à prendre – encore – les jambes à son cou. Que le Très-Haut et Sainte Boulasse en soient témoins : il jurait, si lui, Pépin et leur cargaison d’alcool survivaient à cette nouvelle épreuve, de vider l’intégralité du tonnelet dans son gosier dès qu’il aurait enfin le droit de s’asseoir sans se faire agresser.

    Mais certes, c’était pas gagné.
Pepin_lavergne
Incroyable. Stupéfiant. Complètement crétin. Autant de mots et termes qui venaient assez naturellement à Pépin en écoutant parler Arnauld. Bras croisés, l'Auvergnat regardait son ami creuser son propre tombeau en souriant en coin. En arrivant à Montpellier, il avait vite compris que ce serait une grande journée. Il n'avait simplement pas réalisé à quel point elle serait grandiose. Ce qui n'était pas une mauvaise chose, puisque les surprises, ça faisait toujours plaisir. Et dans le genre cadeau inattendu, le petit spectacle qu'offrait Arnauld était vraiment fantastique. Le cocu en face ne se laissa pas duper, et voyant qu'il s'avançait vers eux pour leur refaire le portrait, Pépin estima plus sage d'agir. Plus sage selon ses propres critères, cela allait de soi.

Il fit un pas vers le Languedocien, et passa un bras autour de ses épaules. Il affichait l'air agaçant du type qui va profiter d'une situation compliquée. Parfaitement détendu, ses lèvres toujours étirées en un sourire en coin, il poussa un soupir à fendre l'âme en tapotant le torse d'Arnauld de sa main libre. A présent, il ne restait qu'à se dépêtrer de cette situation. Quelle était la règle, déjà ? Pour dix mensonges, une vérité ? Il leva brièvement les yeux au ciel d'un bleu limpide. Déos était avec lui, le soleil venait de lui faire un clin d’œil. Et sans plus attendre, Pépin se lança, observant attentivement un Bernard outré qui était un peu trop proche.


- Bon... On va arrêter de se voiler la face, mon vieux, d'accord ?

Attention captée, c'était très bien. Bernard le regardait, sourcils froncés, poings serrés, chemise tendue sur ses épaules massives. Il s'était arrêté à trois mètres d'eux. Derrière, son épouse avait joint les mains comme si elle allait prier. C'était peut-être même ce qu'elle était en train de faire. Pépin soupira de nouveau, l'air blasé.

- Si ce type a couché avec ta femme ? Evidemment. Honnêtement, mon vieux, t'es à peu près le seul à pas le faire. Personnellement, j'ai pas trop prêté attention aux rumeurs qui te disent impuissant. J'le disais même encore hier au type qui tient l'auberge de la rue voisine. Le Rat Musqué, tu dois connaître, non ? Enfin bref, j'disais donc à Jean que franchement, j'y croyais pas. Et pis bon, il nous a lâché des informations, ensuite... Pas vrai, Firmin ?

Il souriait de toutes ses dents, l'air plus agaçant que jamais. Appuyé contre Arnauld, il se redressa et le relâcha. C'était plus simple de marcher - voire courir - en étant libre de ses mouvements. Mais ce n'était pas fini. Le fruit n'était pas tout à fait mûr, même si les joues du pauvre Bernard étaient drôlement rouges. Joli contraste avec celles de son épouse qui avaient viré au blanc crayeux.

- Si j'ai conseillé à mon p'tit frère d'aller voir Géraldine ? Bien sûr ! Personnellement, j'ai jamais été la voir, je préfère le fessier de Pauline Larchevêque, mais chacun ses goûts, on va pas chipoter. Mon frangin bavait tellement sur ta femme... Alors pour ses seize ans, comme il était toujours...

Il se pencha, comme en confidence, une main sur l'épaule de son ami, l'air le plus sérieux du monde - et peut-être un peu gêné aussi, bien que ce ne soit pas du tout parce qu'il racontait n'importe quoi - et acheva un ton plus bas.

- 'Fin il avait jamais fréquenté de filles, vous voyez ? A seize ans, ça commence à être limite, et j'en avais marre de prendre la défense du frangin à longueur de temps. Maint'nant c'est un homme, un vrai. Grâce à ta femme. C'est beau, le dévouement féminin.

Pépin se redressa, en se demandant vaguement si Bernard n'allait pas tomber raide mort à ses pieds, tant son visage évoquait la couleur d'une prune.

- Enfin bref, vous voyez ? Est-ce qu'on peut en vouloir à un gosse comme mon frangin pour avoir fantasmé sur Géraldine pendant des années ? Il réalisait son rêve. Son rêve ! C'est quand même pas rien. Et pis bon, jamais j'aurais osé les présenter si Jeannot du Rat Musqué ne nous avait pas affirmé que Géraldine était obligée de se coucher - littéralement - pour rembourser vos dettes - à vous mon vieux. Il lui file de l'argent, elle se couche - toujours littéralement - et vous évitez de vivre à la rue. Remercie là, ta dame ! C'est une sacrée, elle a dans les br... Enfin elle est courageuse. Une abnégation comme ça... C'est beau.

Finalement, dix mensonges pour zéro vérité. Cela avait-il la moindre importance ? Après une courte réflexion d'à peu près deux secondes, Pépin décida que non, et commença à reculer l'air de rien. Il brandit le doigt vers Géraldine qui écarquillait les yeux, et acquiesça lentement à l'attention de Bernard qui semblait s'être pris une porte en pleine figure.

- Tu devrais remercier l'Seigneur d'avoir une femme prête à tout pour t'offrir confort et bien-être ! Un cierge, que ça mérite ! Et excuse Firmin de t'avoir menti, il est pas trop du genre à vouloir attirer des ennuis aux autres, alors...

Finalement, il la tenait, sa vérité ! Arnauld n'aimait pas attirer des ennuis aux gens ! L'honneur du menteur était sauf. Il avait suivi ses propres principes. Et baragouinant qu'ils allaient devoir les laisser régler leurs problèmes en famille, tout en répétant encore que « Jean du Rat Musqué » était une vraie saloperie, Pépin entraîna rapidement Arnauld dans la rue voisine, et encore celle d'après, et celle d'après. On n'était jamais trop prudents. Et, une fois à l'abri et à peu près sûr que Bernard n'allait pas leur tomber sur le coin du nez, Pépin s'étira, et très naturellement, se tourna vers Arnauld comme si de rien n'était.

- Bon, on le boit, ce tonnelet, ou on attend la messe ?
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Arnauld
    Arnauld avait à peine amorcé son mouvement « pivotement-pour-détaler-dans-la-direction-opposée » qu’il sentit qu’on le prenait par les épaules. La première réaction du jeune homme fut donc de se raidir, croyant à une attaque du gros Bernard, mais avant que son cerveau ne lance l’opération « contre-attaque », il lui fit déduire que le cocu n’avait pas pu arriver aussi vite et qu’il s’agissait forcément de Pépin. Il regarda son ami, étonné, et tandis qu’il lui tapotait la poitrine, il reconnut dans son expression qu’il était encore en train de déployer une ces entourloupes dont il avait le secret. Cet air détendu, ce sourire en coin, ça lui donnait presque envie de lui coller deux ou trois baffes. C’était tout à fait le genre d’expression qui lui donnait envie de le détester, tout en ne lui laissant pas d’autre choix que de l’adorer. C’était insupportable.

    Le discours de Pépin fit passer Arnauld par plusieurs phases, au fur et à mesure qu’il progressait. Heureusement, l’attention des protagonistes était tout entière portée sur l’Auvergnat, et personne ne remarqua, probablement, les différentes expressions qui s’affichèrent sur son visage en entendant ce qu’il disait.

    Ahurissement. Pourquoi racontait-il qu’il avait couché avec cette femme ? Il était suicidaire ou quoi ? Ou alors il voulait juste sa mort à lui ?

    Confusion. « Pas vrai, Firmin ? » Qu’est-ce qu’il était censé répondre à ça ? Il avait envie de secouer la tête en répétant « Non non non non », mais il sentait que ça ficherait toute la stratégie pépinesque à l’eau, même si elle était pour l’instant assez obscure, alors il se tut, bouche ouverte.

    Offuscation. Lui, il bavait sur cette… Il… Attendez, quoi ? Pour ses seize ans, il était toujours quoi ?

    Scandale. Il n’avait pas osé ! Bon sang, si, il avait osé ! Mais il le détestait ! Il le détestait pour à peu près toute la vie ! Il allait le frapper, lui enfoncer sa pipe dans les trous de nez, lui faire manger son…

    Hébétude. Il avait vaguement conscience que Pépin était en train de bouger, et qu’il l’emmenait ailleurs. Lui, il n’en revenait toujours pas et ça le rendait incapable d’aligner deux pensées cohérentes, alors il se laissa faire.

    - Bon, on le boit, ce tonnelet, ou on attend la messe ?

    Arnauld reprit soudain ses esprits, et referma enfin la bouche, ce qui lui donna tout de suite l’air un peu moins abruti. Par contre, il ne parla pas tout de suite, fixant Pépin avec un visage de plus en plus rouge, et au bout de quelques secondes on pouvait sûrement, en plissant un peu les yeux, voir de la fumée s’échapper de ses oreilles. L’explosion était imminente. Cinq, quatre, trois, deux, un…

    - Non mais tu sais où tu peux te le carrer ton vin de messe ?

    Alors certes, Pépin n’avait jamais parlé de vin de messe, mais il fallait excuser Arnauld de mélanger un peu les mots, étant donné l’état de son cerveau en pleine phase d’identification avec ce qu’on baptiserait un jour « la cocotte-minute ».

    - T’es complètement malade ! Crétin ! Faux frère ! T’es qu’un p’tit… qu’un p’tit…

    Visiblement, il n’y avait pas de qualificatif à la mesure de Pépin pour compléter la phrase. La pression dans la tête cramoisie du jeune Languedocien commençait à le faire quitter le sol, c’est-à-dire qu’il était en train de faire des petits bonds sur place, sûrement emporté par la vapeur qui s’échappait de ses orifices. Sa vengeance allait être terrible.

    Il fit un pas en direction de l’Auvergnat et lui agrippa l’épaule, non dans l’intention de le frapper – fallait pas exagérer non plus – mais pour bien le regarder dans les yeux, bien le détester, et trouver l’inspiration pour lui rendre l’humiliation qu’il venait de lui faire subir. Il fallait un truc dans le même genre, qui touche à la virilité, à la capacité de séduire des femmes. Un truc comme…

    Un badaud passant à cet instant précis devant eux, Arnauld l’apostropha.

    - Hé ! Cet homme, il vous trouve beau ! Il aime les hommes ! Il vous… Ouais ! Ça vous tente ?

    Mon Dieu. Le regard que lui lança l’inconnu lui fit comprendre instantanément qu’il venait de faire une erreur. Parce qu’en fait, Arnauld n’avait toujours pas lâché l’épaule de Pépin, et il se tenait très près de lui. Et il avait l’air très au courant des préférences de son ami. Surtout, il venait juste de lui faire une proposition assez claire, sans pour autant préciser qui exactement était concerné. Deux, ou trois personnes ?

    Il lâcha subitement Pépin.

    - Mon frère. C’est mon frère. Il a dit que vous et lui… Moi j’y suis pour rien, hein, je suis pas, euh, je suis marié, et…

    Qu’il était nul. Une calamité. Pépin savait embobiner les gens aussi facilement qu’il respirait, il pouvait trouver tous les trucs les plus fourbes à raconter et s’en tirer avec une bourse bien pleine et l’admiration de tout le monde, et lui, dès qu’il essayait de mentir, il s’enfonçait dans le pétrin et s’humiliait joyeusement. Vraiment, Arnauld n’était pas fait pour le mensonge. Il devait avoir une sorte d’incapacité congénitale à être fourbe. Un handicap de la sournoiserie. C’était peut-être une qualité, mais pour l’instant c’était plutôt affligeant à regarder. Allez, un peu de nerf ! Il fallait se ressaisir, il s’était assez donné en spectacle pour au moins quarante ans.

    Il se redressa, tout ratatiné qu’il était par sa gêne, et changea brusquement de ton.

    - Qu’est-ce que vous regardez, vous voulez notre portrait ? Tirez-vous ou j’appelle la maréchaussée !
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