Astana
- [ÉTÉ '64, QUELQUE PART SUR LE TERRITOIRE FRANÇAIS]
Plein été, l'air est moite, il vous colle à la peau. Il dépose sur votre nuque, vos bras, votre gorge, une fine couche poisseuse que rien ne semble pouvoir enlever. Ni l'eau, ni le tissu, ni vos mains, rien. La chaleur puise dans vos moindres forces pour se repaître et tâcher d'achever les moins résistants. Comme tant d'autres avec elle, Sørensen combat la tiédeur en levant le coude. L'endroit est blindé, et vas-y que ça braille et que ça se donne des tapes viriles dans le dos. Tu devrais sortir t'aérer le museau, Sa Blondeur, plutôt que de cuire à petit feu dans cette marmite géante. Mais non. Ce soir, pas de Blondeur qui tienne, ni d'Astana. Elle n'a ni passé, ni futur. Et d'ailleurs, ne s'appelle pas du tout.
Attablée avec trois autres gusses bien avinés, la danoise joue aux dés. Les siens sont évidemment pipés, mais qui irait l'accuser alors qu'elle-même a perdu plusieurs fois d'affilée ? À bien des égards, c'est un travail bien mené. De blonde prétendument bien imbibée la voilà fraudeuse, déplumant ses compagnons sans compter. Le temps passe, et avec lui, sa chance. Qui s'amenuise à mesure que la température monte et que les verres se vident. Les regards finissent par se faire lourds de sous-entendus, insistants, comme s'ils désiraient voir au travers de la vêture noire. Les tifs cendrés étant relevés, offrant la nuque à vue, son voisin de gauche y fiche une patte pour dessiner les contours de sa cicatrice. L'échine se hérisse. Dans le carafon fêlé de la ferrailleuse, l'alarme tinte enfin.
La grisaille n'est plus rieuse mais sombre. Le regard intime un « Non » ferme et sans appel en même temps qu'elle se dégage de son emprise pour prendre congé.
- « Allez quoi, on peut pas jouer un peu ? », qu'il balance en la retenant par le bras.
Le coup part sans qu'elle ne s'en rende vraiment compte. Un violent revers de main s'écrase contre la joue du soulard. Cette même gifle semble avoir happé tout l'air du rade, où plus personne ne dit mot. Mais fuse bientôt un ricanement, puis deux, et c'est bientôt tout l'établissement qui se paie la tronche du zouave. Il n'en faut pas plus à Astana pour prendre la tangente et retrouver l'air frais du dehors. Prenant un moment pour elle, le corps est appuyé contre la pierre froide. Là, respire. Les truchements du palpitant se stabilisent peu à peu, cessent de faire des bonds. Et Sørensen de se gondoler nerveusement dans le noir. Ha, t'es con. Je te jure. Elle se marre tellement que ça lui fait mal aux côtes ; et qu'elle n'entend pas qu'on s'approche.
Ce n'est qu'une fois entré dans son champ de vision qu'elle pige à quel point elle est faite. Comme un rat aux Oeufs à la Coque entre les mains du Mazovien. Le faciès déjà blanc se décompose. T'es pas en état d'aligner qui que ce soit, t'es cuite et désarmée. À chaque pas fait dans sa direction elle en fait un en arrière, prudemment... pour se heurter contre la deuxième enflure qui la saisit par les épaules et la renvoie dos au mur. Pierre froide, idées presque claires. Dans leur délire, ses agresseurs se sentent d'humeur à discutailler la sauce à laquelle ils vont la manger, tandis qu'elle les observe, mutique. Astana ne tremble ni ne pleure, elle s'économise. Quand ils en reviennent à sa personne, un crachat cueille l'un d'eux sur le pif.
La suite se passe très vite. Celui à sa droite va pour lui décorer la pommette d'un bleu rageur, et comme elle l'esquive de justesse, son poing s'écrase contre la pierre. Parce qu'il hurle sous le regard vide et choqué de son complice, elle le fait taire en envoyant sa tête flirter avec le mur. Quelqu'une chose craque. Un sur deux. Bien sûr qu'elle n'aura pas l'autre. D'ailleurs il est déjà sur elle, l'envoie au tapis d'un coup de poing qui lui fend l'arcade. Saisie par les cheveux, Astana est traînée sur quelques mètres en retrait du chemin, là où personne ne s'aventurera pour lui sauver la mise. Le liquide poisseux lui obstrue bientôt la vue, mais peu importe. Tant que l'inconscience n'aura pas frappé à la porte, Sørensen ne lâchera pas. De coups brouillons, vidés de leur sécheresse initiale, elle en place autant que possible ; de la main, du pied, du genou, qu'importe. En réponse, chaque heurt qui lui est causé se fait plus sauvage, hargneux, esquinte un peu plus un épiderme déjà raturé, mais les détourne de leurs plans initiaux. Mieux vaut rendre l'âme plutôt que de finir salie. Une salve portée au ventre la fait se recroqueviller en deux sur le côté, le souffle coupé, en quête d'air. Les châsses captent alors une énième silhouette surgissant de l'ombre, qu'elles identifient par défaut comme le troisième homme.
Cette fois ça y est. Tu vas vraiment bouffer les pissenlits par la racine.
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