Samsa
- "Où es-tu passée ?
Tu me manques tellement.
C'est comme si c'était depuis toujours,
Que tu es partie."*
Chinon. L'éternel point de départ et de retour, là où tout avait commencé, là où la fin avait débuté, là où les choses, depuis, continuaient de revivre et de mourir successivement. Avec les années, les pavés des rues s'enfonçaient peu à peu dans le sol, se brisaient, comme les pierres des murs, et puis l'autre face, c'était les murailles qui s'élevaient, de nouveaux bâtiments qui apparaissaient. Comme dans toute vie, des choses apparaissaient et disparaissaient.
Samsa était assise au bord du lac, sur un rocher, celui-là même où, dans un rêve, elle avait parlé à celle qu'elle était avant la mort de Zyg. Elle lui avait raconté ce qui l'attendait, elle lui avait apprit à ne pas faire les mêmes erreurs qu'elle, elle l'avait libéré d'une ignorance apparemment agréable mais ô combien destructrice. Ses gantelets de combat étaient posés sur ses genoux et les doigts nus jouaient avec un brin d'herbe qui caressait machinalement la cicatrice sur sa main gauche par instant. Cerbère le regardait faire d'un il distrait, absorbée dans ses pensées.
Mahiro.
Zyg.
Rodeur.
Lou.
Smir.
Autant de noms qui dansaient dans son esprit. Depuis la mort de Zyg, son but avait été de la retrouver, que ce soit en faisant revenir le passé ou en allant la rejoindre. Elle avait échoué par deux fois à la deuxième solution et continuait d'échouer à la première. C'était normal, elle y était vouée, on ne revenait pas en arrière et tout était condamné à mourir un jour. Viendrait son tour à elle aussi et Samsa était sereine à cette idée, loin d'être comme la grande majorité, à craindre pour sa vie. Étrange comme l'être humain peut abolir son instinct de survie par la force des sentiments, qu'il soit Amour, Regret, Cupidité, Haine ou autre. Elle avait beau être aimée et aimer en retour, rien n'allait dans ce gouffre, rien ne le remplissait et il restait l'indicible besoin de combler ce vide monumental.
Les yeux sombres de Cerbère se relevèrent du jeu de ses doigts et se tournèrent, aiguisés, vers l'horizon, la ville derrière des remparts peu solides. Elle songeait à ce rêve où elle avait revu Zyg, cet au revoir accordé à celle à qui elle n'avait jamais parlé sincèrement, cet instant où elle n'avait plus eu de fardeau, de regrets, où elle avait pleuré comme une enfant dans les bras de la cambrésienne brune qui l'avait consolé en l'étreignant simplement. Vainement, Samsa cherchait un pardon qu'il était impossible d'avoir parce qu'il n'y avait qu'elle qui pouvait se pardonner et qu'elle refusait de le faire, qu'elle n'était pas capable de le faire. Comment aurait-elle pu ? Les années n'y changeaient rien, les cicatrices non plus, la gloire de l'oubli pas plus. Elle souffrait comme personne en son fort intérieur et elle avait arrêté de le montrer depuis deux ans. Samsa se laissa glisser au bas du rocher pour s'y adosser et remonta lentement la manche de sa main gauche scarifiée d'une longue cicatrice prenant la paume et le dos de la main, promesse faite sur la tombe de Zyg d'avancer. Oui, avancer, mais sur le chemin s'était dressée Mahiro, autant pour le plus grand bonheur que pour le plus grand malheur de Samsa.
Mahiro, figure du passé, membre de la petite bande qu'ils formaient à l'époque où de tous, elles n'étaient plus que les dernières survivantes, hélas pour elles. Condamnées à avoir vu ceux qu'elles aimaient mourir, condamnées à vivre avec, condamnées à ne pas oublier. Elles avaient toutes les deux tourné dans le côté sombre de l'existence, de l'être humain, et, si Samsa ne connaissait pas toute la vie de Mahiro qui s'était écoulée depuis la dernière fois où elles s'étaient vues, elle entendait et devinait quelles avaient suivi à peu près la même voie.
Le bras rape doucement la pierre avant de s'y appuyer. Le rocher brûle la peau, l'écorche, la met à vif et fait couler un peu de sang mais Samsa s'en fiche, elle apprécie même, d'exprimer concrètement cette douleur ignoble, infâme, tromper la souffrance intérieure pour la concrétiser à l'extérieur. Les paupière se ferment, abattent sur la vue bordelaise un voile noir qui devraient la détendre mais qui échoue.
"Où es-tu passée ?"
-Et merde pardi !
La lumière envahit de nouveau la vision, brusquement, et un gantelet est projeté avec force au loin alors que le visage de Samsa est déformé par la rage. Plus rien ne fonctionne, plus rien ne la soulage, elle sombre de nouveau et se trouve là, impuissante. Lentement, la Prime Secrétaire Royale soupire et se relève pour aller récupérer son gantelet. Devra-t-elle retourner en ermitage dans les ténèbres ? Est-elle vouée à mourir ainsi, à petit feu ? Le Très-Haut lui refuserait-Il encore le suicide ? Elle ne veut pas mourir. Elle veut juste retrouver Zyg, encore une fois, elle est sa drogue, son sang, son air, ce dont Samsa ne peut se passer quand bien même elle le voudrait. Et pourtant, elle est en hémorragie perpétuelle, en étouffement continu. Elle a besoin d'une bouffée d'air comme le Très-Haut lui a donné la dernière fois, elle en a besoin sinon elle en mourra. Il faut à Cerbère un coup de collier et elle sait soudainement où le trouver.
"Tu me manques tellement."
Son corps se traine, presque absent, jusqu'au campement de l'armée, jusqu'à la tente qu'elle occupe avec Shawie. Les yeux fatigués au blanc quelque peu rougis la trouvent de dos et la Cerbère s'approche, passe ses bras autour du corps espagnol avec tendresse alors que le dos se tend pour permettre au visage bordelais de venir se nicher dans le cou de Shawie.
-Ne bouge pas pardi...
Le souffle de Samsa glisse sur la peau plus mate de Shawie, les yeux sombres se sont clos pour savourer sa chaleur, son odeur, ses cheveux qui la caressent et la chatouillent doucement, sa présence entière. Malgré elle, Samsa sourit et ses mains glissent sur les hanches espagnoles, ses lèvres embrassent amoureusement la peau de la désormais Blanche et ses bras se resserrent un instant sur elle.
-Je t'aime té..
Samsa tend le cou pour atteindre les lèvres de Shawie, partager avec elle un baiser emprunt de sentiments qui vont de la délicatesse à la passion avant que Cerbère ne la relâche et ne vienne devant elle, dévoilant ainsi son visage marqué par la fatigue et la douleur, l'ombre du passé. Ses mains viennent caresser les traits espagnols alors que Samsa prend conscience qu'elle n'a jamais paru si faible devant Shawie, si mal en point mentalement. Ses yeux habituellement si fiers, si confiants, si luisants de fougue, sont aujourd'hui habités de la peur de replonger dans les Enfers et la folie. Dans un sens, ils le sont déjà.
"C'est comme si c'était depuis toujours..."
-J'ai... Besoin d'un truc pardi...
Elle a honte. Bien sûr qu'elle a honte. Elle sait ce qu'elle s'apprête à demander, une dose ou deux de mandragore, puissante drogue qui se prend tant en poudre qu'en jus, rare et chère s'il en faut puisqu'on ne la trouve pas en France. Shawie ne lui a jamais dit qu'elle en avait mais Cerbère aux trois paires d'yeux et d'oreilles le soupçonne plus que fortement; elle ignore simplement si l'Espagnole lui en donnerait un peu vu le prix et la dépendance que cela peut offrir, plus forte encore que l'alcool disait-on. La Prime Secrétaire Royale baisse les yeux et détourne la tête, comme un refus d'admettre la faiblesse qui la tient, sursaut d'orgueil qui s'écrase contre la vague de la souffrance qui semble la plus forte.
-J'sais que t'as... Un truc pour soulager les douleurs m... mentales pardi... Est-ce que... Est-ce que tu m'en donnerais un peu té... ? Je te paierai si tu veux pardi, je sais que ça coûte cher té...
Les murs ont des oreilles et Samsa y a prit garde en n'explicitant jamais le mot de drogue ou de mandragore mais le regard lancé à Shawie ne laisse aucun doute sur ce qu'elle demande, une dose de répit, une dose de repos, une dose de paix, une dose pour repartir du bon pied puisque revoir Mahiro a perturbé sa marche droite et égale pour la faire chuter de nouveau et que se relever n'est guère une chose aisée puisque Samsa n'est pas forte. Non, elle n'a pas toute cette force qu'elle démontre au quotidien à travers sa fierté, son panache, cette force soutenue par ses principes et ses valeurs, cet entêtement de dévotion, car sans sa capacité à simplement se taire et endurer la souffrance, tout ceci n'existerait pas. Elle n'existerait pas. Elle n'existerait plus, comme Zyg n'existe plus que dans des souvenirs qui n'appartiennent qu'à elle.
"... Que tu es partie."
* = refrain traduit de Fort Minor - Where'd you go ?
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