Eldearde
Ces deux zozios là, dans le cadre d'une existence normée où rien n'outrepasse jamais les souhaits raisonnablement voulus du Divin, n'auraient jamais été appelés à se croiser, à échanger, voire pire : à sympathiser. Sans doute le Très-Haut s'était-il foiré quelques part dans l'une des ces milliards d'équations existentielles qui brodaient le destin individuel de chacune de ses créations ; ou peut-être avait-il voulu, le temps d'un instant, s'amuser de l'impromptu d'une rencontre irréaliste entre un jeune courtisan audacieux et le paradigme de la petite noblesse pédante aux valeurs morales gravées jusque dans la peau du fessier lactescent. Toujours est-il que, lors de l'une de ces tristes soirées limougeaudes ainsi qu'on en fait pléthore, l'erratique Evroult avait tiré une chaise à la tablée d'Eldearde qui, comme souvent lorsqu'en tête à tête avec Dame Solitude, avait caché la pâleur de sa trombine derrière un bouquin plus épais que ses cuissots effilés.
Deux heures et quelques gorgées de chardonnay plus tard, les deux antagonistes caquetaient sec, évoquant tour à tour les sensuels atouts des grandes provinces françoyses, leurs parcours respectifs qui n'avaient de commun que leurs errances premières et les détails d'une profession sulfureuse qui, de par son caractère subversif et amoral, répugnait la jouvencelle autant qu'elle la fascinait. En effet, le jeune éphèbe n'avait point tardé à dévoiler à son auditrice la vérité de sa condition et ce sans pudeur aucune, une lueur amusée brillant même à sa prunelle concupiscente, ce qui n'avait pas manqué de décontenancer la belle autochtone : si sa nette tendance à la pruderie avait très fortement décliné depuis son échappée du microcosme monacal, elle n'en demeurait pas moins convaincue que le racolage, tout sexe confondu, appartenait à ce type d'activités avilissantes dont les représentants se devaient de taire l'honteux exercice.
Néanmoins, pour des raisons toutes personnelles et qui tenaient en grande partie à l'histoire de son ex-futur-peut-être épousé, Kierkegaard s'était faite plus accommodante en ce qui concernait ces insolents greluchons ayant fait du plaisir féminin leur gagne-pain quotidien, et l'échange nocturne s'était finalement révélé moins embarrassant que prévu, les pommettes féminines se voyant épargnées par ces roseurs nacrées dont elles se teintaient autrefois à chaque mot grivois prononcé. Décidément, il restait peu de chose de la chaste pucelle -pour ne pas dire "cul-serré"- qu'elle était encore à quinze balais. Tristesse.
Oui, le bellâtre lui avait fait des avances. Oui, il avait longuement vanté la beauté toute relative de l'haridelle aux quinquets trop grands et à la peau trop blanche, soulignant même jusqu'à l'éclat et de son être et la supposée lumière de son âme jeunette. Mais, après tout, n'était-ce pas le propre du gourgandin que de flatter la proie réticente de quelques mots caressants ?
Malheureusement pour le gigolo en puissance, son interlocutrice du soir n'était pas donzelle à jouer de l'escarcelle pour s'offrir les faveurs obscènes d'un adonis entreprenant, aussi charmant soit-il, et le mur qu'elle érigea graduellement entre eux, bien que fait de courtoisie et de bienveillance, était tout bonnement infrangible. Kierkegaard était femme d'un seul homme, et, même si ce dernier se faisait fort d'une définition de la fidélité toute personnelle, cette certitude absolue ne pouvait se voir contredite ni par un pauvre mortel, ni par le Créateur en personne. Il en était ainsi.
Il n'en restait pas moins vrai que la compagnie de l'Apollon en habits de luxure s'avérait aussi agréable que distrayante, raison pour laquelle Eldie s'était faite linstigatrice d'une simple balade sur les rives de la Vienne à laquelle Evroult s'était vu naturellement convié : le travailleur du sexe itinérant reprendrait sous peu le tracé des chemins et la ressortissante limousine comptait bien profiter quelques heures encore de la présence d'un des rares bourlingueurs intéressants qui créchaient le temps de quelques nuits entre les murs de la Capitale.
Aussi, en ce frais matin de novembre, avait-elle envoyé domestique à la Succube dorée, se refusant bien sûr à y risquer ne serait-ce que le gros doigt de pied, afin de faire quérir le courtisan qui y logeait depuis son récent débarquement en la cité. Elle l'attendait au sommet du raidillon accidenté qui descendait vers le fleuve régional, engoncée dans une robe violine à haut col et à manches longues, les frêles épaules réchauffées d'une pelisse opaline, le sourire vissé au coin de la bouche : le soleil était de la partie.
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