Ansoald
La pluie balaie l'horizon. Les couleurs se sont réfugiés au fond des boutiques. Sagement alignées sur leurs cintres de bois, elles se mélangent sous les doigts pâles des clients. Ce sont pour la plupart des chalands connaisseurs des étoffes et des prix, ou bien des réfugiés mouillés qui flânent pour passer le mauvais temps.
Bleu et rouge prédominent sur le vert et le gris, teintes rendues fameuses par le goût des puissants pour le pourpre impérial et le bleu royal. Le noir bourguignon tient une place de choix, mais il est aussi cher qu'il est profondément austère. La mine sombre des jours d'ennui, Ansoald lorgne sur le vert, le jaune, le bariolé. Pourtant, il aime ses vieux habits usés: souples et confortables à porter, couverture en hiver, coussin en été, ils ont des cicatrices, souvenirs de buissons d'aubépine ou de genévriers, et des marques indélébiles, tel ce sceau aux couleurs d'un médoc bien tanné. Or, le rouge de son mantel, délavé par ses nombreux voyages, est comme une vieille balafre dont l'infection pique les yeux de Nicolas. Les fils dépassent de coutures mal cicatrisées, le col bat piteusement comme les ailes d'un poulet. Autrefois ignorant de la beauté de sa mise, il connaît désormais, à cause de son blond compagnon, la médiocrité de son habit, qu'il ne peut plus arborer en société, sous peine de monter l'écarlate aux joues hyalines. Par instinct, il se dirige donc vers les couleurs de son adolescence, quand il s'amusait à coudre toutes ensemble des pièces chamarrées pour façonner son habit de spectacle, au grand amusement des badauds.
Saltimbanque, il jonglait avec des balles chatoyantes pour détourner la foule de ses occupations et n'hésitait pas à pousser la chansonnette, avec des textes hauts-en couleur, pour tirer les bien-fortunés hors des boutiques. Jeter une pièce ou deux, c'est délier sa bourse, dévoiler son contenu aux yeux des avertis, comparses qui se mettaient à suivre les proies les plus appétissantes et qui, parfois, ne revenaient pas, la tête coincée entre les barreaux d'une geôle ou les jambes d'une cagole. Ansoald passa quelques années à divertir les gens, puis décida par ambition de joindre des bandes armées qui ne s'embarrassaient pas, pour voler, de faire des cabrioles. En quête d'un pécule qui le mettrait définitivement à l'abri....Sans se douter qu'on ne peut pas se mettre à l'abri de soi-même.
Tout l'argent gagné à la sueur des fronts de leurs victimes passait dans des achats futiles. Vivre en brigand et se comporter comme un prince. Sur les routes, dissimulé, sur les marchés, important. Claquer des ronds sur le front des vendeuses. Frapper la monnaie dans les paumes des forains. Rouler des pièces sur le tapis de sa langue. Crever sa bourse comme on crève un abcès. Rire, puisqu'on est riche. Ne pas regarder à la dépense, ni ce que l'on achète, ni où, ni comment, ni pourquoi. Ne rien prendre pour soi, ne rien garder mais tout donner, à ceux que l'on aime, ou mieux à ceux qui ne s'y attendent pas, pour se nourrir avec délice de leurs mines surprises. Jeter ce que l'on possède, s'en débarrasser au plus vite, pour acquérir des biens plus précieux, plus inutiles encore. S'apercevoir, avec dépit, qu'ils brillent de peu d'éclat au secret de ses pognes et qu'on ne possède pas de murs ou de cous pour les accrocher et les mirer jusqu'à la fin des temps. Désirer autre chose, encore, sans se lasser, obstinément, à s'en rendre malade, à confondre jours et nuits, sans savoir que les étoiles ne sont que des cailloux allumés par les astres. Vivre un bonheur d'émotion, qui dure au moins quelques instants, une vie corrompue par les promesses de l'aube.
Un coup d'épaule de Nicolas le tire de ses rêveries. Il le regarde. Il espère. Puisse-t-il exister un amour qui échappe à toute convoitise, qui épouse nos rêves d'absolu, jusqu'à tomber dans une fatale et bienheureuse résignation? Une main complice serre brièvement la taille du blondin, un souffle trouble les bleuets, intenses instants d'intimité, la ville soudain cesse de respirer, point de cris, plus de parfums, Nicolas, Ansoald, et cent pièces de draps étalés sur dix tréteaux qui valent à l'aune trois suées nocturnes. L'enrouler dans un tapis, le charger sur son épaule, s'en aller, et le dérouler partout où il le voudra, dans de jolis endroits, ou pas, peu importe le paysage si on a le belvédère, peu importe le temps pourvu qu'il pleure à chaudes larmes, peu importe la solitude s'il soigne ses angoisses. Ansoald est, avec Nicolas, en état de perpétuelle insatisfaction. Donc, tout va bien.
Sauf qu'il le sent parfaitement à son aise à déambuler entre les étals quand lui se comporte comme un bon chien pataud qui cogne les coins des tables, docile à le suivre partout, inquiet quand ils se séparent. Il pressent que ses goûts ne sont pas à la hauteur des attentes de Nicolas: celui-ci prétend même l'habiller sans lui demander son avis, d'où son anxiété. La joie de son comparse paraît un bonheur redoutable aux yeux d'Ansoald. Comment s'opposer à lui par de bons arguments quand on est ignorant de tout en matière de mode? A choisir, il porterait du rose, rose pâle en hiver, rose hâlé en été. Mais, à supprimer l'élégance, c'est la bienséance qui s'oppose à ses plans.
La passion qui anime les traits de Nicolas, il ne veut pas la gommer par une attitude morne et contrariée. Soutenir d'un regard malicieux les sourires du blondin, nourrir ses réponses par une question adroite et menacer de le tancer d'importance s'il en vient à se décourager. Triple mission, triple fermentation de son ennui. Il s'interdit même de chaparder quoi que ce soit. Ces pommes bigarrées, dépourvues de surveillance, le tentent si fort qu'il s'en mord la langue. Il suffirait d'un instant pour qu'il cède. Le porche d'une nouvelle boutique a déjà avalé Nicolas tout rond, alors, de guerre lasse, il se jette lui aussi dans la gueule d'un autre commerçant. Laisse les pommes à leur triste destin, celui d'être acheté par un homme qui n'a pas vraiment faim.
Une fois à l'intérieur, une chaise accueille son goupil séant. Le temps passe, indéfiniment. L'Aconit s'affaire, Ansoald s'occupe, Ansoald oublie, porté par ses envies....
"Je vous dis qu'on m'a volé mon bâton de maréchal! Je l'avais posé ici!
_Vous en êtes certain? Je ne l'ai pas vu!
_Vous vous moquez de moi? Sans ce bâton, je vais me prendre une sacrée chasse de la part de mon chef!
_Je suis désolé, messire, mais que voulez-vous...
_Hé vous là-bas, vous n'avez rien vu? Pourtant, moi, il me semble vous avoir déjà vu quelque part..."
Vivement interpellé, Ansoald tourne une tête ahurie en sa direction. Il bafouille une dénégation mais la sentinelle garde la mine soupçonneuse du type qui ne sait rien et se méfie de tout. L'honnête commerçant s'interpose, la moustache frémissante d'indignation:
"Messire, ce sont des clients!"
Un ange passe. Les yeux noirs du soldat scrutent ledit client posé sur un fauteuil, le détaille de pied en cap, va pour émettre une objection, immédiatement devancée par le bon commerçant, qui ajoute à voix basse:
"L'autre a de l'argent..."
Ansoald ne peut l'entendre mais sait lire sur les lèvres. Cependant, il ne manifeste aucune réaction, la règle des trois cercles en tête: sur la figure, deux lucarnes bien rondes et une lippe en arc plein cintre inversé. L'homme esquisse une moue de dépit, se détourne de l'examen de cet abruti et sort en fulminant mille imprécations. Probablement court-il vers un autre lieu de ses distractions. A regarder partout, on ne voit bien nulle part. Posé sur la chaise, Ansoald philosophe, attendant Nicolas pour lui faire cadeau d'un bâton.
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Bleu et rouge prédominent sur le vert et le gris, teintes rendues fameuses par le goût des puissants pour le pourpre impérial et le bleu royal. Le noir bourguignon tient une place de choix, mais il est aussi cher qu'il est profondément austère. La mine sombre des jours d'ennui, Ansoald lorgne sur le vert, le jaune, le bariolé. Pourtant, il aime ses vieux habits usés: souples et confortables à porter, couverture en hiver, coussin en été, ils ont des cicatrices, souvenirs de buissons d'aubépine ou de genévriers, et des marques indélébiles, tel ce sceau aux couleurs d'un médoc bien tanné. Or, le rouge de son mantel, délavé par ses nombreux voyages, est comme une vieille balafre dont l'infection pique les yeux de Nicolas. Les fils dépassent de coutures mal cicatrisées, le col bat piteusement comme les ailes d'un poulet. Autrefois ignorant de la beauté de sa mise, il connaît désormais, à cause de son blond compagnon, la médiocrité de son habit, qu'il ne peut plus arborer en société, sous peine de monter l'écarlate aux joues hyalines. Par instinct, il se dirige donc vers les couleurs de son adolescence, quand il s'amusait à coudre toutes ensemble des pièces chamarrées pour façonner son habit de spectacle, au grand amusement des badauds.
Saltimbanque, il jonglait avec des balles chatoyantes pour détourner la foule de ses occupations et n'hésitait pas à pousser la chansonnette, avec des textes hauts-en couleur, pour tirer les bien-fortunés hors des boutiques. Jeter une pièce ou deux, c'est délier sa bourse, dévoiler son contenu aux yeux des avertis, comparses qui se mettaient à suivre les proies les plus appétissantes et qui, parfois, ne revenaient pas, la tête coincée entre les barreaux d'une geôle ou les jambes d'une cagole. Ansoald passa quelques années à divertir les gens, puis décida par ambition de joindre des bandes armées qui ne s'embarrassaient pas, pour voler, de faire des cabrioles. En quête d'un pécule qui le mettrait définitivement à l'abri....Sans se douter qu'on ne peut pas se mettre à l'abri de soi-même.
Tout l'argent gagné à la sueur des fronts de leurs victimes passait dans des achats futiles. Vivre en brigand et se comporter comme un prince. Sur les routes, dissimulé, sur les marchés, important. Claquer des ronds sur le front des vendeuses. Frapper la monnaie dans les paumes des forains. Rouler des pièces sur le tapis de sa langue. Crever sa bourse comme on crève un abcès. Rire, puisqu'on est riche. Ne pas regarder à la dépense, ni ce que l'on achète, ni où, ni comment, ni pourquoi. Ne rien prendre pour soi, ne rien garder mais tout donner, à ceux que l'on aime, ou mieux à ceux qui ne s'y attendent pas, pour se nourrir avec délice de leurs mines surprises. Jeter ce que l'on possède, s'en débarrasser au plus vite, pour acquérir des biens plus précieux, plus inutiles encore. S'apercevoir, avec dépit, qu'ils brillent de peu d'éclat au secret de ses pognes et qu'on ne possède pas de murs ou de cous pour les accrocher et les mirer jusqu'à la fin des temps. Désirer autre chose, encore, sans se lasser, obstinément, à s'en rendre malade, à confondre jours et nuits, sans savoir que les étoiles ne sont que des cailloux allumés par les astres. Vivre un bonheur d'émotion, qui dure au moins quelques instants, une vie corrompue par les promesses de l'aube.
Un coup d'épaule de Nicolas le tire de ses rêveries. Il le regarde. Il espère. Puisse-t-il exister un amour qui échappe à toute convoitise, qui épouse nos rêves d'absolu, jusqu'à tomber dans une fatale et bienheureuse résignation? Une main complice serre brièvement la taille du blondin, un souffle trouble les bleuets, intenses instants d'intimité, la ville soudain cesse de respirer, point de cris, plus de parfums, Nicolas, Ansoald, et cent pièces de draps étalés sur dix tréteaux qui valent à l'aune trois suées nocturnes. L'enrouler dans un tapis, le charger sur son épaule, s'en aller, et le dérouler partout où il le voudra, dans de jolis endroits, ou pas, peu importe le paysage si on a le belvédère, peu importe le temps pourvu qu'il pleure à chaudes larmes, peu importe la solitude s'il soigne ses angoisses. Ansoald est, avec Nicolas, en état de perpétuelle insatisfaction. Donc, tout va bien.
Sauf qu'il le sent parfaitement à son aise à déambuler entre les étals quand lui se comporte comme un bon chien pataud qui cogne les coins des tables, docile à le suivre partout, inquiet quand ils se séparent. Il pressent que ses goûts ne sont pas à la hauteur des attentes de Nicolas: celui-ci prétend même l'habiller sans lui demander son avis, d'où son anxiété. La joie de son comparse paraît un bonheur redoutable aux yeux d'Ansoald. Comment s'opposer à lui par de bons arguments quand on est ignorant de tout en matière de mode? A choisir, il porterait du rose, rose pâle en hiver, rose hâlé en été. Mais, à supprimer l'élégance, c'est la bienséance qui s'oppose à ses plans.
La passion qui anime les traits de Nicolas, il ne veut pas la gommer par une attitude morne et contrariée. Soutenir d'un regard malicieux les sourires du blondin, nourrir ses réponses par une question adroite et menacer de le tancer d'importance s'il en vient à se décourager. Triple mission, triple fermentation de son ennui. Il s'interdit même de chaparder quoi que ce soit. Ces pommes bigarrées, dépourvues de surveillance, le tentent si fort qu'il s'en mord la langue. Il suffirait d'un instant pour qu'il cède. Le porche d'une nouvelle boutique a déjà avalé Nicolas tout rond, alors, de guerre lasse, il se jette lui aussi dans la gueule d'un autre commerçant. Laisse les pommes à leur triste destin, celui d'être acheté par un homme qui n'a pas vraiment faim.
Une fois à l'intérieur, une chaise accueille son goupil séant. Le temps passe, indéfiniment. L'Aconit s'affaire, Ansoald s'occupe, Ansoald oublie, porté par ses envies....
"Je vous dis qu'on m'a volé mon bâton de maréchal! Je l'avais posé ici!
_Vous en êtes certain? Je ne l'ai pas vu!
_Vous vous moquez de moi? Sans ce bâton, je vais me prendre une sacrée chasse de la part de mon chef!
_Je suis désolé, messire, mais que voulez-vous...
_Hé vous là-bas, vous n'avez rien vu? Pourtant, moi, il me semble vous avoir déjà vu quelque part..."
Vivement interpellé, Ansoald tourne une tête ahurie en sa direction. Il bafouille une dénégation mais la sentinelle garde la mine soupçonneuse du type qui ne sait rien et se méfie de tout. L'honnête commerçant s'interpose, la moustache frémissante d'indignation:
"Messire, ce sont des clients!"
Un ange passe. Les yeux noirs du soldat scrutent ledit client posé sur un fauteuil, le détaille de pied en cap, va pour émettre une objection, immédiatement devancée par le bon commerçant, qui ajoute à voix basse:
"L'autre a de l'argent..."
Ansoald ne peut l'entendre mais sait lire sur les lèvres. Cependant, il ne manifeste aucune réaction, la règle des trois cercles en tête: sur la figure, deux lucarnes bien rondes et une lippe en arc plein cintre inversé. L'homme esquisse une moue de dépit, se détourne de l'examen de cet abruti et sort en fulminant mille imprécations. Probablement court-il vers un autre lieu de ses distractions. A regarder partout, on ne voit bien nulle part. Posé sur la chaise, Ansoald philosophe, attendant Nicolas pour lui faire cadeau d'un bâton.
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