Wallerand
C'était un vrai moment de solitude. Résigné à abandonner Bella pour prendre soin de son frère, Wallerand tournait dans tous les sens les idées pour le remettre sur pied qui le traversaient et pour trouver une solution au problème d'ébriété du cadet. Et soudain, la lumière fut ! Adalarde tenait l'auberge juste en face. Il restait du temps avant la fin de la cérémonie... Quelques mots glissés à voix basse dans les oreilles d'Alvira puis de sa maîtresse les informèrent de l'idée, qui valait bien le coup d'être tentée, avant que le Chevaucheur ne déserte momentanément la salle, entrainant avec lui le futur anobli.
La bonne Adalarde, de son côté, était refaite. Qui disait cérémonie d'allégeance disait nombreuses mesnies et mesnies nombreuses à occuper toute une journée durant, à faire boire et manger, à chouchouter et à pousser à la consommation. L'aubaine dont tout tavernier digne de ce nom ne pouvait que rêver, et qui était pour elle une réalité à chaque mandat... Ou, plus exactement, à chaque changement de Duc. Autant dire que le précédent, Acrisius, l'avait mise à la diète ! Une seule cérémonie en six mois, on n'avait pas idée... Est-ce qu'il avait seulement pensé aux bienheureux commerçants et joyeux taverniers dont les établissements faisaient face au château de Mont-de-Marsan ? Pas sûr !
Pour autant, elle ne lui en gardait pas rancune. La bonne femme n'était pas revêche, et appréciait, mine de rien, ce Duc qui avait émergé à la surprise générale et qui avait gouverné six mois d'affilée. De mémoire de Gascon, ça n'était jamais arrivé qu'un Duc fasse trois mandats d'affilée... Une jolie prouesse, sur laquelle elle le charriait régulièrement quand il fréquentait encore son établissement. Du coup, quand le Wallchiant national (alias le frère du précédent, alias un vrai habitué), particulièrement mal sapé, lui avait demandé de prendre en charge l'autre Beauharnais passablement éméché et vêtu d'habits manifestement trop grands pour lui, son sang n'avait fait qu'un tour. Il fallait qu'il soit impeccable pour la fin de la journée ? Parfait. Il y avait le temps. Quelques heures, c'était bien assez pour elle. D'ailleurs, on allait voir ce qu'on allait voir, aussi vrai qu'elle s'appelait Adalarde !
Et bientôt les instructions fusaient : "Charles, un baquet d'eau froide, disposé dans la cour, de toute façon y'a pas le temps de la faire chauffer" ; "Suzon, va voir fouiller dans le coffre du fils, prends la chemise du dimanche et trouve la tunique du père, et puis amène une belle ceinture en passant" (c'était bien connu, la tunique se pouvait porter large, alors que la chemise qu'elle recouvrait devait nécessairement être plus ajustée pour éviter d'altérer le rendu final) ; "Alice, tends-moi une nappe en travers de la cour, que le Duc soit pas exposé à tous les regards, et va me chercher une bonne serviette" ; "Wallerand, tu me nettoies ton frère, et tu t'dépêches en plus, j'vais lui concocter un repas comme il n'en aura pas mangé depuis la Saint Noël !" Fini de rire, Adalarde prenait les choses en main.
Une fois le baquet et le paravent de fortune installés, l'aîné des deux frères entama la toilette maniaque de son cadet. Il brillerait comme un sou neuf, foi de lui-même ! Habitué par la vie constamment austère des religieux qu'il avait côtoyés au cours de ses études à bénéficier le peu de confort, Acrisius ne broncha pas quand Wallerand le plongea dans son bain improvisé, et ne protesta qu'un peu (façon Acrisius avec son frère, rien d'anormal) quand il le frictionna pour ôter toute trace de ses excès du jour. En habitué de la méthode, l'aîné retrouvait les gestes qui lui avaient parfois sauvé la mise pour avoir l'air en assez bonne forme malgré une nuit de débauche ou de beuverie (ah, la jeunesse...) lorsque celle-ci précédait une négociation dont il avait la charge. Récuré, décrassé, le cadet fut énergiquement séché. Déjà, il semblait tenir un peu mieux debout, sans l'ondoiement bizarre des genoux qui avait accompagné le départ des deux frères de la salle du trône, et sa parole avait perdu la béatitude inhabituelle avec laquelle il avait salué les trois personnes qui l'attendaient. Les vêtements furent passés sur Acrisius, qui les remplissait bien mieux que ceux de son frère. La chemise lui allait même comme un gant... Ainsi rhabillé, il retrouvait de l'allure, et la ceinture de cuir serrée à sa taille élançait sa silhouette. Oui, décidément, il serait présentable. Et même plutôt pas mal !
A l'intérieur, c'était Adalarde qui attendait son heure, solidement campée devant une table sur laquelle trônaient un solide tranchoir et une cruche d'eau à peine coupée de vin - il ne s'agissait pas d'être contreproductif, aussi la proportion des deux liquides avait-elle été inversée par rapport à ce qui était coutumièrement servi. Bientôt, elle babillait, babillait et babillait encore, gavant Acrisius comme une oie destiné à l'ultime sacrifice consommé lors des fêtes de fin d'année. Ah ça, elle le gâtait ! Un bon fruit juteux, tout droit venu du verger de la ville, pour s'ouvrir l'appétit, une pleine bolée de soupe aux pois, un coup de ragoût pour suivre en beauté ("Moi j'vous le dis, le boeuf, y'a pas de secret, pour qu'il soit si tendre qu'on puisse le couper avec les doigts, faut juste qu'il cuise une demi-journée, et l'idéal c'est de laudes à sexte, comme ça même en été ça chauffe pas trop en cuisine")... Et il ne fallait pas oublier la tourte bourbonnaise, à la farce d'oeufs sucrés et d'amandes, pour conclure le tout. Alors qu'il se rhabillait avec ses propres habits, Wallerand regardait avec un effarement non feint les quantités de nourriture qu'elle faisait engloutir à son cadet. Même si la méthode lui avait semblé curieuse au départ, Acrisius semblait pourtant reprendre ses esprits.
Et, bien avant la fin de la journée et de la cérémonie, les deux frères Beauharnais venaient reprendre leur place aux côtés des Dames injustement délaissées. Un sourire de l'amant à sa maîtresse lui signifia combien il était heureux de se retrouver de nouveau dans la place, égal à lui-même (autrement dit, pas affublé des affaires de son frère). Cela dit, il s'en était apparemment fallu de peu, car le Héraut appelait désormais Acrisius à s'avancer... On y était ! Et le regard sombre de Wallerand suivit le Malingre.
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La bonne Adalarde, de son côté, était refaite. Qui disait cérémonie d'allégeance disait nombreuses mesnies et mesnies nombreuses à occuper toute une journée durant, à faire boire et manger, à chouchouter et à pousser à la consommation. L'aubaine dont tout tavernier digne de ce nom ne pouvait que rêver, et qui était pour elle une réalité à chaque mandat... Ou, plus exactement, à chaque changement de Duc. Autant dire que le précédent, Acrisius, l'avait mise à la diète ! Une seule cérémonie en six mois, on n'avait pas idée... Est-ce qu'il avait seulement pensé aux bienheureux commerçants et joyeux taverniers dont les établissements faisaient face au château de Mont-de-Marsan ? Pas sûr !
Pour autant, elle ne lui en gardait pas rancune. La bonne femme n'était pas revêche, et appréciait, mine de rien, ce Duc qui avait émergé à la surprise générale et qui avait gouverné six mois d'affilée. De mémoire de Gascon, ça n'était jamais arrivé qu'un Duc fasse trois mandats d'affilée... Une jolie prouesse, sur laquelle elle le charriait régulièrement quand il fréquentait encore son établissement. Du coup, quand le Wallchiant national (alias le frère du précédent, alias un vrai habitué), particulièrement mal sapé, lui avait demandé de prendre en charge l'autre Beauharnais passablement éméché et vêtu d'habits manifestement trop grands pour lui, son sang n'avait fait qu'un tour. Il fallait qu'il soit impeccable pour la fin de la journée ? Parfait. Il y avait le temps. Quelques heures, c'était bien assez pour elle. D'ailleurs, on allait voir ce qu'on allait voir, aussi vrai qu'elle s'appelait Adalarde !
Et bientôt les instructions fusaient : "Charles, un baquet d'eau froide, disposé dans la cour, de toute façon y'a pas le temps de la faire chauffer" ; "Suzon, va voir fouiller dans le coffre du fils, prends la chemise du dimanche et trouve la tunique du père, et puis amène une belle ceinture en passant" (c'était bien connu, la tunique se pouvait porter large, alors que la chemise qu'elle recouvrait devait nécessairement être plus ajustée pour éviter d'altérer le rendu final) ; "Alice, tends-moi une nappe en travers de la cour, que le Duc soit pas exposé à tous les regards, et va me chercher une bonne serviette" ; "Wallerand, tu me nettoies ton frère, et tu t'dépêches en plus, j'vais lui concocter un repas comme il n'en aura pas mangé depuis la Saint Noël !" Fini de rire, Adalarde prenait les choses en main.
Une fois le baquet et le paravent de fortune installés, l'aîné des deux frères entama la toilette maniaque de son cadet. Il brillerait comme un sou neuf, foi de lui-même ! Habitué par la vie constamment austère des religieux qu'il avait côtoyés au cours de ses études à bénéficier le peu de confort, Acrisius ne broncha pas quand Wallerand le plongea dans son bain improvisé, et ne protesta qu'un peu (façon Acrisius avec son frère, rien d'anormal) quand il le frictionna pour ôter toute trace de ses excès du jour. En habitué de la méthode, l'aîné retrouvait les gestes qui lui avaient parfois sauvé la mise pour avoir l'air en assez bonne forme malgré une nuit de débauche ou de beuverie (ah, la jeunesse...) lorsque celle-ci précédait une négociation dont il avait la charge. Récuré, décrassé, le cadet fut énergiquement séché. Déjà, il semblait tenir un peu mieux debout, sans l'ondoiement bizarre des genoux qui avait accompagné le départ des deux frères de la salle du trône, et sa parole avait perdu la béatitude inhabituelle avec laquelle il avait salué les trois personnes qui l'attendaient. Les vêtements furent passés sur Acrisius, qui les remplissait bien mieux que ceux de son frère. La chemise lui allait même comme un gant... Ainsi rhabillé, il retrouvait de l'allure, et la ceinture de cuir serrée à sa taille élançait sa silhouette. Oui, décidément, il serait présentable. Et même plutôt pas mal !
A l'intérieur, c'était Adalarde qui attendait son heure, solidement campée devant une table sur laquelle trônaient un solide tranchoir et une cruche d'eau à peine coupée de vin - il ne s'agissait pas d'être contreproductif, aussi la proportion des deux liquides avait-elle été inversée par rapport à ce qui était coutumièrement servi. Bientôt, elle babillait, babillait et babillait encore, gavant Acrisius comme une oie destiné à l'ultime sacrifice consommé lors des fêtes de fin d'année. Ah ça, elle le gâtait ! Un bon fruit juteux, tout droit venu du verger de la ville, pour s'ouvrir l'appétit, une pleine bolée de soupe aux pois, un coup de ragoût pour suivre en beauté ("Moi j'vous le dis, le boeuf, y'a pas de secret, pour qu'il soit si tendre qu'on puisse le couper avec les doigts, faut juste qu'il cuise une demi-journée, et l'idéal c'est de laudes à sexte, comme ça même en été ça chauffe pas trop en cuisine")... Et il ne fallait pas oublier la tourte bourbonnaise, à la farce d'oeufs sucrés et d'amandes, pour conclure le tout. Alors qu'il se rhabillait avec ses propres habits, Wallerand regardait avec un effarement non feint les quantités de nourriture qu'elle faisait engloutir à son cadet. Même si la méthode lui avait semblé curieuse au départ, Acrisius semblait pourtant reprendre ses esprits.
Et, bien avant la fin de la journée et de la cérémonie, les deux frères Beauharnais venaient reprendre leur place aux côtés des Dames injustement délaissées. Un sourire de l'amant à sa maîtresse lui signifia combien il était heureux de se retrouver de nouveau dans la place, égal à lui-même (autrement dit, pas affublé des affaires de son frère). Cela dit, il s'en était apparemment fallu de peu, car le Héraut appelait désormais Acrisius à s'avancer... On y était ! Et le regard sombre de Wallerand suivit le Malingre.
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