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[RP] Fils de moins que rien

Nizam
    *

    Hiver 1463

    « C'était une mauvaise saison. La chaleur avait manqué, la fauche des champs annonçait le creux des panses. C'était sur toutes les langues, où que nous allions, alors au lieu de nous battre et de nous étriper pour un noble ou un bourg aux poches creuses, nous avons décidé de prendre repos dans ce patelin normand, guère loin de nous. Je me souviens du nom, Quillebeuf. La Seine s'y enroule comme le dos d'un chat. L'époque des fenaisons était terminée, et au matin, la brumaille se logeait plus longtemps derrière chaque pierre. A chaque grisaille, à chaque crachin, nous regrettions d'avoir enfoncé nos pieds dans cette tourbière, mais les pousseurs de charrues qui vivaient là avaient eu des récoltes moins sévères. Leurs murs n'étaient pas pauvres, nous pouvions manger contre nos sous et la promesse de lever notre fer si de sales bêtes, comme il en naît aux automnes noirs, y montraient leur gueule. Et une, précisément, s'y montra.

    « Un soir, les deux fils du tenancier de notre auberge s'en allèrent au marais éprouver des frayeurs qui n'attirent que les jeunots. Plus qu'épeurés, c'était avec la pisse aux braies et la mine pâle d'une jouvencelle qu'ils vinrent trouver leur daron. Ils bavaient, la bouche tremblante, toute une pleutrerie au sujet d'un monstre, un monstre qui aurait fait son nid dans les lieux du marais les plus abandonnés à la nature. Mes compagnons s'en moquèrent, mais le père, Déos le garde, chérissait aveuglément ses enfants. Au lieu de filer une rouste aux deux nigauds, le voilà à nous réclamer la promesse faite au bourg, de trancher la tête d'une bête qui n'existait que dans la cervelle de ses pisseux de fils. Était-ce là tout ce que nous pensions lorsqu'une poignée d'entre nous quitta l'auberge le lendemain soir, à la même heure que les garçonnets, puisque les bêtes, comme chacun le sait, ont leurs heures pour se montrer.

    « Longtemps nous maudîmes les fils du tenancier, dans la bruine la nuit s'enracinerait bientôt en couvant un froid noir. Nous devions trouver de quoi satisfaire le père. Vois-tu, nous aurions pu lui rabattre le clapet, moquer ses fils, et cuire notre peau au feu au lieu de nous peler sur cette terre mouillée, mais contrarier ces gens aurait été contrarier le seigneur qu'ils servaient, j'étais de ceux qui pensaient que nous n'avions ni le nombre, ni le fer pour nous mettre sottement à dos un de ces blasonnés. Puis j'étais jeune et fiérot, prêt à tout accomplir là où les mauvaises langues disent la lutte vaine lorsqu'elles n'ont pas l'audace d'agir. Je te cède une dernière raison, peut-être la plus vraie, vaincre la bête d'un marais normand, qu'importait menterie ou vérité, cela plairait aux oreilles des femmes.

    « Au marais, nos bottes laissaient des trous dans la glaise que de l'eau boueuse s'empressait de remplir. Nous avions marché jusque l'eau monte à nos mollets. Nous ne trouvions que de vieux crapauds, des araignées et des insectes couleur de rien, tout ceci vivait, se mangeait en ignorant qu'un monde puisse exister au dehors de cette terre. Nous pensions rebrousser chemin à la dernière lueur du jour lorsqu'un bruit d'eau, qui n'était ni de nous, ni d'animal des marécages, nous parvint.

    « Nos yeux fouillèrent les marais, d'autres gars auraient pu nous suivre et se gausser d'une sournoiserie, mais rien, pas une silhouette, pas un mot. Alors, dans l'eau bourbeuse qui gobait mes bottes, je sentis une forme glisser sinueusement contre ma cheville. En vérité, je le savais, c'était la bête qui nous avait trouvé, point l'inverse. J'ignorais comment, mais ça n'était pas aveugle dans toute cette terre molle et ça s'y mouvait, ça ondulait un gros corps qui m'avait paru être sans pattes et plus large que le cou d'un rustaud. Je dégainai mon épée et la plantai brusquement à l'endroit où ce monstre m'avait touché. Ma lame s'enfonça, et elle ne toucha que la tourbe. Les autres s'affolèrent par mon acte et avant que je ne puisse leur parler, une bulle d'eau éclata et la bête se jeta devant moi ! Mon épée à peine levée, je vis deux crocs, comme deux surins, sortirent d'une gueule d'écailles ! »


    Un rire aigu éclata, comme la bulle du monstre, au milieu de la chambre à coucher. L'enfant souriait dans son couffin, ses yeux ronds comme deux billes vertes, observaient attentivement les doigts recroquevillés de son père qui mimait les crocs de la bête devant son propre visage.

    « Je crois qu'il est trop jeune pour comprendre toute la gravité de la scène, biondo.
    — Tu as raison, mais j'ai le temps de travailler l'histoire. »


    La femme, allongée sur le mitan du lit, fendit ses lèvres roses d'un sourire que tout autre aurait jugé méchamment moqueur.

    « Dis-moi, ce monstre, l'as-tu vraiment vu ?
    — Si fait, je l'ai vu comme je te vois, et je l'ai affronté. En vérité, ce n'était qu'une vipère qui avait eu le malheur d'être sous ma botte, un soir où nous avions traîné nos peaux aux alentours. Ne souris pas, avec la gnôle qu'nous avions picolé, elle valait bien un monstre, un Aspic ! Sais-tu qu'il faut chanter pour troubler l'Aspic et lui trancher la tête ? Oh nous avions chanté ce soir-là... Mais c'est avec mon talon que j'ai eu raison de la bête. »


    Un souffle sarcastique quitta la bouche de l'italienne.

    « Il mio eroe. »
    « Mon héros. »

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Nizam
    *

    Printemps 1464

    Le jour habillait de sa fringance les coteaux de l'Ain. Si les cloches de la Sexte n'avaient sonné, tout dans cette campagne aurait fait croire qu'elle vivait sans hommes. Tout, à l'exception des parcelles qui portaient comme un manteau les vignes de Bourgogne, leurs bras tortueux avaient été soumis par les serfs à l'alignement des champs, tant sévère qu'il était beau. Il était dimanche, les fermes vivaient dans la torpeur qui succédait au déjeuner dominical.

    A un sentier qui bordait les coteaux, des charrettes lourdes et les roulottes rares des gens du voyage s'étaient arrêtées, formant le seul hameau qui n'avait pas ses portes closes. Une fumée, grise et ondulée, s'élevait parmi cette vie éphémère, et à sa racine se trouvait un feu autour duquel une femme, à qui l’œil donnait trente ans, tisonnait les premières braises. Sa peau avait la dorure des champs de millet, et tout en elle, jusques aux perles noires logées dans le blanc de ses yeux, évoquait les contrées bercées par le soleil. A ses côtés et à qui elle faisait conversation, un homme était assis, aux cheveux clairs comme les siens étaient sombres, au visage sec comme le sien était doux. Le plus surprenant n'était pas son allure de soldat, mais une bosse difforme nichée à son torse, comme un sac. Un regard curieux aurait deviné que cette silhouette dissimulait une étoffe, elle abritait un enfant minuscule qui dormait comme un chat repu.


    « Un enfant est une bénédiction.
    — Des mots de curé. Je ne t'ai pas contredis.
    — Où vas-tu l'emmener ?
    — On raconte les bohémiens curieux de l'argent des autres, pas de leur histoire.
    — Et on raconte peu de choses des surineurs qui battent les chemins avec un tout-petit contre leur broigne. Alors, s'il est ton fils, je me demande où se trouve la mère et pour quelle raison elle l'a abandonné dans tes bras d'homme.
    — Je l'emmène auprès d'une nourrice, une femme en qui j'ai confiance, voilà tout c'que tu sauras.
    — T'as les moyens. Et tu veilles sur lui, au moins mieux que d'autres.
    — Qu'est-ce tu veux dire ?
    — Que je connais les hommes comme toi. Vous avez la vigueur vissée jusqu'aux entrailles, vous l'usez pour fendre des os comme le bûcheron fend son bois, et s'il vous en reste, vous allez la perdre en frottant votre ventre contre des femmes. Toi, au lieu de tout ça, tu berces l'agneau au coin du feu. Regarde, à te voir, on le penserait fragile comme un oeuf.
    — T'as le caquet trop bien pendu, bohémienne. Tu crois lire dedans moi comme de la sorcellerie, mais tu n'sais rien. Déos m'a donné un fils, et qu'as-tu à en dire ? Là. Rien. »


    Un silence pesa entre eux. La femme quitta du regard les tisons afin de considérer l'homme d'armes.

    « Mes mots ne te méprisaient pas. Nombreux n'accordent pas de temps à la marmaille, certains pas même un nom.
    — Veux-tu ma pitié ?
    — A quoi bon ? ... Tu le laisseras à cette nourrice ?
    — Il se plaira mieux contre le sein d'une femme. Mes bras sont pour le fer, guère pour le bercer. »


    Elle ne le contredit pas.
    D'autres mots s'échangèrent, certains avec les compagnons de la gitane lorsqu'elle estima les braises suffisamment vives pour cuire.


    « Nous partageons la route et le feu, mange avec nous. Je ne poserai plus de question sur ton enfant. »

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Nizam
    *

    Automne 1464

    « Prends-le. Et fais le taire. Fais tout pour qu'il se taise. »

    L'enfant éclatait sa colère. Rouge d'émoi, il pleurait comme s'il était contrarié jusqu'au dedans du coeur. La nourrice le comprit à la façon brusque dont l'homme lui confia son propre fils. Les cris aigus perçaient la pièce comme autant d'aiguilles dans une outre gonflée, et l'oreille du mercenaire, pourtant habitué aux caprices vifs du nourrisson, ne le supportait pas. La femme ne demanda pas la cause des pleurs, ni ne fit de remarque au visage du père marqué par l'agacement.

    Bercé contre son sein, l'enfant hocquetait son angoisse. A cet âge si bas, les sentiments et leur équilibre s'avéraient biaisés. Les joies quotidiennes étaient des délices pour le chérubin, mais malheur à celui qui réveillait ses craintes. Dénué de raison, le jeune enfant avait le coeur chaud et nu, qui battait par l'instinct et les impulsions. Si les sourires du nourrisson étaient le reflet d'une béatitude véritable, ses colères s'apparentaient à des tourments atroces. La nourrice l'apaisait par ces finesses maternelles que les femmes n'ont pas besoin d'apprendre. Le sanglot qui agitait le petit faiblit, la femme murmurait sans relâche des douceurs naïves, le distrayait dans ses bras, comme si elle savait que la fin du premier tracas n'était que le creux entre deux vagues, la tempête pouvait resurgir.

    Son regard quitta l'enfant pour le père. Affalé sur une chaise comme par épuisement, son mépris terrible des affres du nourrisson la surprit. Ce fut grâce au flacon de spiritueux, ouvert et posé sur le guéridon, qu'elle découvrit la raison. C'était de boire qui lui marquait si mauvaisement les traits, qui abrutissait ses gestes et sa patience. En dépit d'être aveuli par l'alcool, elle le connaissait suffisamment pour envisager qu'un sursaut d'aigreur s'emparât de lui, comme la rudesse qu'il eût pour son fils lorsqu'elle était venue les trouver. Elle n'avait jamais constaté la violence du père autrement que par les mots, persuadée que l'homme portait un amour sincère à son garçon, mais l'ivresse coutumière avilit l'amour jusque dans la chair.

    Le nourrisson gémit à nouveau contre la poitrine de sa nourrice. D'un geste las, le père lui demanda de sortir. Elle quitta l'homme sans dire d'autres mots que pour rassurer l'enfant tenu dans ses bras. Ce n'était pas la première fois.

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Arsene
    « Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
    Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
    Qui réfléchiront leurs doubles lumières
    Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. »


    Charles BaudelaireLa mort des amants.


      Hiver 1463.


    Aurore est là. Chaussée de velours, elle s'immisce sans bruit entre les sillons fielleux d'une nuit, qui, déjà, expire ses dernières haleines, avilissant encore une fois la chair corrompue de ses affiliés convaincus. Armée d'une clarté à l'allure d'alfange, l'aube revancharde apporte le renouveau dans cette quête inlassable. Dans une mélopée ancestrale dont les notes font écho au creux des silhouettes encore avachies, aurore conquérante et ses alliés s'installent en des gestes bien choisis. Les venelles sinueuses, dans un sursaut de vie, reprennent leurs activités alors que les ténèbres rendent leur dernier souffle, abandonnant ainsi les reliquats d'une nuit sombre au sein des paillasses délaissées. Des bottes usées viennent battre le pavé, et l'écho des sabots emplit l'air frais.

    Loin du tumulte d'une vie trop vite éveillée, Corleone s'épanouit au creux des draps d'une chambrée bourgeoise. Alanguie et avec pour seules coquetteries, la nudité et l'anneau qui les lie, elle se tourne vers l'époux tout juste étreint pour retrouver la chaleur d'une caresse partagée. La pièce, chichement meublée, se fait le réceptacle des derniers soupirs extatiques de leur union.

    Silencieux et frémissants, l'aveu des sentiments succède à la violente montée des désirs. Les deux corps fiancent leurs âmes avec la foi immuable d'un amour vrai. Alors tout en eux change. Gens hypocrites, ils s'aiment à la façon des candides qu'ils moquent. Gens orgueilleux, ils cèdent et s'accordent des triomphes faciles. Gens de sac et de corde, voués à une nuit éternelle d'iniquité, la pointe de lumière réside dans leur parfaite entente, et cela comble ce qu'ils ont de cœur. Dans cette vie qu'ils mènent marginale, ces instants fugaces de félicité sont comme l'aiguail sur le chiendent, ils embellissent un quotidien dénaturé.

    Parmi cette pénombre bercée d'aube, ils sont enlacés, les étoffes tièdes du lit les couvrent, et toute cette touffeur les alanguit. Comme de vieux amants, les ans avaient apaisé la passion du couple sans l'éteindre. Les agitations dévorantes s'étaient muées en une certitude des sentiments, à l'adhérence complète des cœurs qui souffrent de la jalousie, mais que l'amitié raisonne.

    En proie à de la tendresse, la Chimère qui d'ordinaire avilit leur sang leur offre un répit vitement effacé. Dans la chambre, un couffin porte la preuve de l'éclat dans le cœur souillé des époux. Comme un joyau de pureté entre des mains coupables, un nourrisson de plusieurs mois dort. Mais un sifflement étrange, régulier trouble soudainement le silence et alerte les jeunes parents. Le cocon de délicatesse se brise par l'angoisse brusque qui s'empare du père et de la mère. Ils s'agitent, s'émeuvent, se rassurent, comme un homme qui entendrait la foudre pour la première fois. L'Enfant respire, l'Enfant ne suffoque pas. A ces affidés de la Faucheuse, les bruits des prémices de la vie sont méconnus, mais ils portent jusque dans l'âme l'instinct de veiller leur chair.



    HRP : écrit à deux menottes et deux paluches avec Jidé Nizam.

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Nizam
    *

    « Pieter, m'n lieve zoon... »
    « Pieter, mon cher fils... »

    C'était toujours par ces mots que le père donnait ses ordres à son dernier né, et le garçonnet, grand d'une bonne poignée d'années, offrait volontiers l'image d’obéir à ces paroles doucereuses, ce baragouin brugelin que le maître flamand usait en dépit d'avoir quitté depuis des années la Venise du Nord. Ainsi, le père envoya l'enfant aider sa mère au lavoir, à porter le linge lourd d'eau. Content de filer sur les chemins, le fils partit à tire d'aile virevolter loin de sa maisonnée, prenant soin à ne pas rejoindre trop tôt sa mère. L'affection singulière du père pour son fils benjamin au lieu de préférer ses aînés avait, avec les ans, exaspéré l'épouse qui ne pouvait punir cet enfant prodigue sans que le maître de maison y trouvât souvent à redire. En grandissant, l'enfant hérita d'un esprit primesautier et polisson, si bien que la discorde dans la sévérité de son éducation le tourna un peu plus à la malice. Puisque le père chérissait le fils, la mère, qui n'était pourtant pas née avec un mauvais cœur, se montrait sévère pour deux. Le garçon, comme un chiot tantôt puni et tantôt félicité pour la même prouesse, trouvait toujours plus d'ingéniosité dans ses cabrioles. Le père, qui jugeait l'ardeur enfantine pour de la vivacité d'esprit, levait la voix et la pogne au seul cas où les bêtises de son fils humiliait ses affaires. Et lorsque ses friponneries se terminaient par une claque de la mère, pis, par la rouste tant terrible qu'elle était rare du père, il s'esbignait, tout hâteux, de la férule de ses parents pour pleurer et se promettre qu'il s’enfuirait seul le jour même. Au termes de ses courtes larmes, il avait déjà songé à de nouvelles aventures et s'en retournait chez lui, oublieux de sa tristesse et de son serment d'enfant.

    Le garçon caracolait au vent, la mine rose et fringante. Il était le seul de sa fratrie auquel un œil étranger pouvait tout à fait deviner qu'il était fils de son père. Sa figure mutine était éclairée par deux grands yeux bleus et pétillants, comme si Dieu y avait peint la mer, et ses cheveux étaient blonds, brillants comme ceux des angelots dans les belles églises. Les lueurs tièdes du jour donnait l'impression que cet éclat de vie qui musardait sur les sentiers tenait davantage du sylphe égaré que du garnement. S'il n'avait la réputation colportée par sa mère d'être minot effronté, tous les bons regards seraient tournés vers lui.

    Il aperçut le lavoir et les femmes qui battaient leur linge. Le garçon préféra perdre son temps à patauger dans le ru de l'Authion, aux abords du grand bassin, au lieu de s'annoncer immédiatement à sa mère, laquelle il savait pertinemment le tenait dans ses malles-graces et aurait tôt fait de lui donner une tâche. Mal lui en prit, l'instinct maternel était si bien fait que la femme ne mit pas long à cesser son travail, et elle reconnut au loin le garçonnet mouillé comme une grenouille pour le sien. Les réprimandes fusèrent, la mère brailla, mais l'enfant était d'un cœur obstiné. Il fallut la menace d'une paire de claques, qui eut lieu dès qu'il fut à portée, pour l'écarter de l'eau et le faire venir. Vexé d'avoir été humilié devant les lavandières, il se sentit gauche et devint taiseux, au point de faire durer sa fâcherie tout le temps nécessaire à la mère pour remplir sa corbeille de linge.


    « Son dernier caprice est de ne plus répondre quand je l'appelle, un sac à misères cet enfant ! Tenez, depuis que son père lui a mis en tête cette histoire de Maures, il n'a que ça à la bouche pour me déplaire. Et pensez-vous que son père le punisse ? Nenni, il l'encourage, il le traite comme un petit varlet d'Orient, puisque le sieur des Flandres a voyagé, le sieur conte le monde à son fils. » Ses sottises devenaient le sujet favori de la matrone angevine pour flatter sa patience et son mérite d'élever le polisson. « Ah j'ai honte, si vous saviez, mais ils sauront le reprendre comme il faut. »

    De crainte que cet enfant fût sur la vigne familiale la seule grappe qui ne mûrît correctement, la mère avait convaincu le maître flamand de donner à ce fils, dans lequel il se voyait tant, une éducation gage d'avenir. Le père l'entendit de bonne oreille et organisa aussitôt le futur du benjamin, puisque ses affaires propres reviendraient en grande partie à ses aînés.

    « Oui-da, il partira à l'An nouveau. Nous connaissons l'un des doyens, il veillera à sa bonne éducation. »

    Tandis que la mère vantait le peu de qualité qu'elle avait inculqué à l'enfant tabâtre, celui-ci ne disait mot, ne sifflait rien et soufflait son ennui. Quelquefois appuyé plus en avant sur la chaussée des lavandières, il se retenait de jouer avec l'eau et la mousse. Son reflet déformé était comme une grimace, et le minois du chérubin se transformait en gargouille.

    Plus d'une vingtaine d'années passèrent.

    « Nizam ? »

    L'homme d'armes redressa sa nuque, le groupe était prêt à partir et l'attendait. Il termina de remplir une outre par l'eau du ruisselet qui bordait le sentier. A un endroit où le ru fut assez grand, il y vit son reflet et n'y porta pas attention. Avec les roches, c'était une gargouille aux cheveux blonds et sales, qui portait deux yeux bleus, comme si Dieu y avait peint la mer.
Nizam
    J’entends le crâne à chaque bulle
    Prier et gémir :
    – « Ce jeu féroce et ridicule,
    Quand doit-il finir ?

    Car ce que ta bouche cruelle
    Éparpille en l’air,
    Monstre assassin, c’est ma cervelle,
    Mon sang et ma chair ! »


    Charles Baudelaire - Extrait de L'amour et le crâne





    Le ciel était calme ce jour-là, apaisé par le vent d'hiver qui écartait mollement les nuées cotonneuses. De longs rais de soleil coulaient entre les branches nues, et à l'ombre des arbres de haut fût, des vapeurs pâles remémoraient insensiblement l'austérité de la saison.
    Les amants étaient là, à l'écart des autres, autour d'un feu ayant rempli sa tâche de cuire et qui consommait ses derniers tisons. Il y avait une langueur qui pesait sur l'endroit, elle précédait l'envol de ces gens qui troublaient le bois, comme les freux s'arrêtaient parfois nombreux pour piller l'humus noir et attendaient un signe indéchiffrable pour disparaître. Cette tranquilité lourde posait un silence entre l'homme et la femme, mais un sot aurait compris la fièvre sourde couvée par leur mutisme.

    La Corleone, assise sur une souche, enveloppait sa beauté froide, et jusque son cou blanc, dans une pélerine de fourrure. Pâle comme une sylphide qui annoncerait la vimaire du temps, elle portait à sa main un gobelet de vin et à son visage l'impression hautaine qui étirait ses traits de madone. L'animosité qui agitait sa chair était palpable, et depuis une heure, l'homme l'avait savamment ignorée. Vêtu à la façon des gens d'armes, il était assis près d'elle, à même le sol, et il avait tracé dans la terre un jeu d'alquerque. Il jouait rapidement avec les pions tantôt blancs, tantôt noirs. Son front baissé, ses yeux étaient fixes, feignaient d'être placides par une volonté supérieure. Il était taiseux à la façon du chat qui sait l'attention posée sur lui et la méprise. Enfin, au comble de leur patience, et sans quitter le déroulement implacable de son jeu, il trompa en premier le silence.


    « Vas-tu me parler ? »

    Lasse, comme lui, l'italienne porta à sa bouche une verve déchirante de sécheresse.

    « Quel est l'intérêt quand tu sais si bien décider à ma place ? »

    Pas un instant il ne leva ses yeux sur elle. Ses pions disparaissaient inévitablement du plateau vulgaire, et il eut le temps de les disposer à nouveau avant de répondre sur un ton sévère. Il avait, sur sa figure cassée par le fer, l'allure impavide par dessous laquelle l'on dissimule ses nerfs roidis.

    « Je ne décide pas à ta place, je décide dans notre intérêt. Comme tu le fais. Et si l'un ne comprend pas, l'autre justifie. »

    A la parole crue, un souffle vicieux échauda la peau de la Corleone. Par la passion apaisée qui les liaient, elle fit grâce à l'homme de son caractère impétueux, et plutôt que des actes de fureur pour éveiller ce mur devant elle, elle aviva sa voix de tout ce qui secouait son corps et ses pensées.

    « Je n'ai vu qu'un choix déjà fait et clairement imposé. »

    Comme un coup de semonce qui sommait des explications, les mots arrachèrent l'amant à son jeu de logique pour le plonger, enfin, dans les yeux hardis et olivâtre de sa femme.

    « Je connaissais ta réponse, alors je l'ai donnée. Dis-moi que tu aurais refusé à une mère de veiller sur son fils, et je reverrai mes choix pour mieux te convenir, capa. »

    L'hypocrisie du dernier mot, au lieu de voiler l'aigreur, la révéla tout à fait. A de grandes difficultés, l'italienne se maîtrisa en penchant inlassablement vers l'éclat de ses sentiments abusés.

    « Capa ? Capa ?! Je n'ai rien de ça. Je ne lui aurais pas refusé sa demande, tu l'as bien deviné. Mais tes mots étaient mauvais, ils m'imposaient ton choix alors que je ne savais ni comment, ni pourquoi. D'autant plus devant elle.
    — Si c'est de cette façon que tu accueilles ceux qui ont aidé ta famille, ça ne me surprend pas qu'ils soient peu nombreux.
    — Tu sais pertinemment la façon dont ils sont accueillis. Toi aussi, tu oses me donner la faute ?
    — Ne me fais pas mentir. »


    Ils se toisèrent, et la querelle continua, âpre et vive. Elle était d'une futilité aberrante pour ces amants particuliers, les ans avaient jumelé leurs vices et leurs sentiments jusque dans l'âme. Les reproches firent croître leur malaise. Comme s'il s'agissait de meurtrir leur propre peau, ils répugnaient à trouver le vif dans les plaies de l'autre. Puisque la haine ne pouvait pas monter entre eux, ils achevèrent par se trouver ignobles et ridicules.

    « Nous sommes deux faces d'une même pièce, Arsène. Mes décisions sont les tiennes, tes choix sont les miens, là. Il ne peut pas y avoir de fâcherie idiote entre nous. »

    Ils oublièrent leurs éclats comme une pluie brève d'été, sans y songer véritablement.

    « Veux-tu apprendre ? Je n'aime pas jouer seul. »


    HRP: Ecrit avec la participation des mimines de JD Arsène

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