Nizam
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Hiver 1463
« C'était une mauvaise saison. La chaleur avait manqué, la fauche des champs annonçait le creux des panses. C'était sur toutes les langues, où que nous allions, alors au lieu de nous battre et de nous étriper pour un noble ou un bourg aux poches creuses, nous avons décidé de prendre repos dans ce patelin normand, guère loin de nous. Je me souviens du nom, Quillebeuf. La Seine s'y enroule comme le dos d'un chat. L'époque des fenaisons était terminée, et au matin, la brumaille se logeait plus longtemps derrière chaque pierre. A chaque grisaille, à chaque crachin, nous regrettions d'avoir enfoncé nos pieds dans cette tourbière, mais les pousseurs de charrues qui vivaient là avaient eu des récoltes moins sévères. Leurs murs n'étaient pas pauvres, nous pouvions manger contre nos sous et la promesse de lever notre fer si de sales bêtes, comme il en naît aux automnes noirs, y montraient leur gueule. Et une, précisément, s'y montra.
« Un soir, les deux fils du tenancier de notre auberge s'en allèrent au marais éprouver des frayeurs qui n'attirent que les jeunots. Plus qu'épeurés, c'était avec la pisse aux braies et la mine pâle d'une jouvencelle qu'ils vinrent trouver leur daron. Ils bavaient, la bouche tremblante, toute une pleutrerie au sujet d'un monstre, un monstre qui aurait fait son nid dans les lieux du marais les plus abandonnés à la nature. Mes compagnons s'en moquèrent, mais le père, Déos le garde, chérissait aveuglément ses enfants. Au lieu de filer une rouste aux deux nigauds, le voilà à nous réclamer la promesse faite au bourg, de trancher la tête d'une bête qui n'existait que dans la cervelle de ses pisseux de fils. Était-ce là tout ce que nous pensions lorsqu'une poignée d'entre nous quitta l'auberge le lendemain soir, à la même heure que les garçonnets, puisque les bêtes, comme chacun le sait, ont leurs heures pour se montrer.
« Longtemps nous maudîmes les fils du tenancier, dans la bruine la nuit s'enracinerait bientôt en couvant un froid noir. Nous devions trouver de quoi satisfaire le père. Vois-tu, nous aurions pu lui rabattre le clapet, moquer ses fils, et cuire notre peau au feu au lieu de nous peler sur cette terre mouillée, mais contrarier ces gens aurait été contrarier le seigneur qu'ils servaient, j'étais de ceux qui pensaient que nous n'avions ni le nombre, ni le fer pour nous mettre sottement à dos un de ces blasonnés. Puis j'étais jeune et fiérot, prêt à tout accomplir là où les mauvaises langues disent la lutte vaine lorsqu'elles n'ont pas l'audace d'agir. Je te cède une dernière raison, peut-être la plus vraie, vaincre la bête d'un marais normand, qu'importait menterie ou vérité, cela plairait aux oreilles des femmes.
« Au marais, nos bottes laissaient des trous dans la glaise que de l'eau boueuse s'empressait de remplir. Nous avions marché jusque l'eau monte à nos mollets. Nous ne trouvions que de vieux crapauds, des araignées et des insectes couleur de rien, tout ceci vivait, se mangeait en ignorant qu'un monde puisse exister au dehors de cette terre. Nous pensions rebrousser chemin à la dernière lueur du jour lorsqu'un bruit d'eau, qui n'était ni de nous, ni d'animal des marécages, nous parvint.
« Nos yeux fouillèrent les marais, d'autres gars auraient pu nous suivre et se gausser d'une sournoiserie, mais rien, pas une silhouette, pas un mot. Alors, dans l'eau bourbeuse qui gobait mes bottes, je sentis une forme glisser sinueusement contre ma cheville. En vérité, je le savais, c'était la bête qui nous avait trouvé, point l'inverse. J'ignorais comment, mais ça n'était pas aveugle dans toute cette terre molle et ça s'y mouvait, ça ondulait un gros corps qui m'avait paru être sans pattes et plus large que le cou d'un rustaud. Je dégainai mon épée et la plantai brusquement à l'endroit où ce monstre m'avait touché. Ma lame s'enfonça, et elle ne toucha que la tourbe. Les autres s'affolèrent par mon acte et avant que je ne puisse leur parler, une bulle d'eau éclata et la bête se jeta devant moi ! Mon épée à peine levée, je vis deux crocs, comme deux surins, sortirent d'une gueule d'écailles ! »
Un rire aigu éclata, comme la bulle du monstre, au milieu de la chambre à coucher. L'enfant souriait dans son couffin, ses yeux ronds comme deux billes vertes, observaient attentivement les doigts recroquevillés de son père qui mimait les crocs de la bête devant son propre visage.
« Je crois qu'il est trop jeune pour comprendre toute la gravité de la scène, biondo.
Tu as raison, mais j'ai le temps de travailler l'histoire. »
La femme, allongée sur le mitan du lit, fendit ses lèvres roses d'un sourire que tout autre aurait jugé méchamment moqueur.
« Dis-moi, ce monstre, l'as-tu vraiment vu ?
Si fait, je l'ai vu comme je te vois, et je l'ai affronté. En vérité, ce n'était qu'une vipère qui avait eu le malheur d'être sous ma botte, un soir où nous avions traîné nos peaux aux alentours. Ne souris pas, avec la gnôle qu'nous avions picolé, elle valait bien un monstre, un Aspic ! Sais-tu qu'il faut chanter pour troubler l'Aspic et lui trancher la tête ? Oh nous avions chanté ce soir-là... Mais c'est avec mon talon que j'ai eu raison de la bête. »
Un souffle sarcastique quitta la bouche de l'italienne.
« Il mio eroe. »
« Mon héros. »
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