Combien de temps s'était-il écoulé alors, depuis que tous deux s'étaient lancé le défi de fixer l'autre d'un regard impassible? Une minute? Dix? Ou peut-être bien rien de plus qu'une infime poignée de secondes...
En tous les cas quel que fut le temps qui avait bien pû passer, celui où Marcello pouvait tenir face à l'attention immobile de quelqu'un sans que la Terre entière lui donne l'impression d'accomplir une triple révolution sous ses pieds était loin, bien loin derrière des rangées de bouteilles enrobées d'un panier d'osier et d'épais nuages de fumée noire...!
Autour d'eux les murs jouaient à se déformer, les poutres du plafond à se rapprocher, et la minuscule lucarne qu'ici on trouvait normal d'appeler fenêtre semblait être faite d'une feuille de papier emportée au grè du vent.
Tour à tour, la voix de la sorcière chuchotait, et puis brusquement se mettait à hurler, changeait de timbre en cours de route
Devant ses yeux qu'il plissait afin de les forcer à ne pas le tromper, la guérisseuse devint double, triple
et grandit jusqu'à presque toucher le plafond...
Dio ... l'été était-il en avance cette année, ou l'insupportable chaleur qu'il ressentait subitement lui venait-elle de l'intérieur?
Vaincu par le tournis Marcello baissa le regard, et alors qu'un vertige le fit s'adosser contre le mur, discrètement il prit appui contre le battant de la porte.
- Assieds-toi avant de tomber au milieu de chez moi. Je n'ai pas envie de m'échiner à essayer de te ramasser.S'asseoir, oui. Ce serait certainement plus prudent... Approuvant mollement d'un hochement de tête, l'évadé avisa une chaise placée Ô Providence! à quelques pas de lui, et tentant plus ou moins de jauger la distance, d'un pas hésitant s'approcha enfin de son but et dans un long soupir, s'y laissa littéralement tomber, la tête entre les mains, s'employant à mâter le régiment de marteaux qui battaient à plein rendement entre ses tempes, en les serrant contre elles.
Et durant tout ce temps, la voix de Mérance lui parvenait, vaguement, comme délayée dans un écho lointain et diffus.
Elle parlait de peur...
« Je demande à personne d'avoir peur de moi... s'entendit-il répondre. ( Ou alors l'avait-il juste pensé..? )
La peur... Bien sûr qu'il était conscient de s'en servir pour arriver à ses fins...Bien sûr qu'il savait la peur qu'il inspirait à la plupart de ceux les plus nantis, surtout qu'il rencontrait ...
Pourtant il fut un temps où une autre personne, elle aussi, lui avait tenu à peu de choses près le même discours
«
jamais je ne pourrai avoir peur de toi...» Et pourtant...
Pourtant...
Pourtant
elle avait fini tout de même par s'enfuir ...
La voix de Mérance encore. Vaporeuse ... Comme venue de l'intérieur même des murs ... cette voix qui parlait à présent de pots
De pots et de fioles...
Ah oui, les fioles
.Un autre soupir et lentement Marcello relèva la tête, les yeux à demi clos, avisant les éclats de verres brisés qui constellaient le sol comme la rosée sur l'herbe, et murmura, comme s'il s'adressait à lui-même:
- Ça, c'était... c'était pas volontaire
d'habitude, je suis pas. Hm...enfin, pas aussi...De lui-même il s'arrêta là, comme si une voix intérieure l'avait stoppé tout net. Une voix qui lui dirait...
« ..."Pas aussi" quoi, hein ?? Bien sûr que si tu l'es!!! Tu l'es devenu en tout cas. Que vas-tu lui raconter maintenant ?? Que le geôlier de Marseille a jeté volontairement sa gorge contre le tranchant de ta lame ?? Ou que le violeur d'enfants de Ventimille t'a supplié à genoux de mettre fin à ses jours ?? C'est une sorcière, pas une imbécile! Ne vas surtout pas lui faire croire que tu es un saint...! »Secouant la tête alors, comme pour chasser ses pensées, ses yeux suivirent ceux que Mérance avaient posé sur sa main bandée.
- C'est pas aussi grave que ça en a l'air...Des hématomes qui enflaient à vue dil, quelques plaies à peine ré-ouvertes aux jointures, une douleur qui peut-être finirai par passer s'il arrêtait d'y penser... Rien du tout, effectivement. Rien que l'opium n'aurait pu soigner en tout cas ...
- C'est toi le responsable de tout ce gâchis et tu vas me dire que tu passais par ici par hasard ? Un coup dil machinal, rapide, en direction de l'endroit désigné par le menton de Mérance
et puis les yeux qui brusquement revinrent, incrédules et stupéfaits, sur ce qu'ils venaient juste de voir.
A quelques pas de lui, un cadavre gisait. Un cadavre à la gorge béante, qui entamait sa rigidité sur une longue table de bois, qui, il l'espérait en tout cas, ne servait pas en plus, en temps normal, de table à dresser les repas...!
Alors une irrépressible et stupide envie de rire prit l'Italien à la gorge, et ce fut de justesse qu'il parvint à la réprimer. Un cadavre se trouvait là, tout près d'eux, parfaitement visible dès le moment où l'on passait le seuil. Et lui ne l'avait même pas remarqué...!
La surprise passée, un vague et indifférent haussement d'épaules fut sa seule réponse.
Que dire d'autre? Parce que c'était vrai, au fond: responsable ou non, il n'en avait pas la moindre idée. Un regard où brillait un éclair d'amusement jeté vers la dépouille à moitié recouverte, et...:
- Dommage qu'il soit déjà froid, il aurait pu nous éclairer à ce sujet...Mais allez savoir pourquoi, certains trouvent des choses drôles, et d'autres non... Etirant un sourire carnassier au coin de ses lèvres, sourire qui réveilla aussitôt le tiraillement de sa mâchoire qu'il avait pourtant presque réussi à oublier Marcello se tourna de nouveau vers la sorcière. Et au vu du regard glacial qu'elle lui lançait, il hocha la tête, ravala son sourire, et ne put que constater que visiblement, leur humour devait être l'un de l'autre à des lieues de distance...
Lorsqu'elle se dirigea vers l'étagère encombrée de mixtures, calant sa tête contre le dossier de la chaise Marcello reprit sur elle son observation encore un brin soupçonneuse....quoiqu'un peu plus grivoise lorsque sans vergogne elle releva ses jupons. Il put alors noter tout à loisir la blancheur laiteuse de sa peau ... le galbe fuselé de ses cuisses...
A ce moment un long frisson l'interrompit, tandis que des perles de sueur froide recommençaient à courir le long de sa nuque jusqu'au bas de son dos. Un coup dil foudroyant vers le foyer de la cheminée où pourtant de hautes flammes rouge orangé avaient remplacé les braises. Il mourait de chaud il y avait encore une seconde et à présent....à présent il se sentait grelotter!
Foutre Dieu pourquoi ce feu ne parvenait pas à réchauffer la pièce?
A l'instant où Mérance déposa le pot d'herbes devant lui, aussitôt le regard du fugitif se posa sur les feuilles séchées, comme si elles avaient été une sorte de Saint-Graal, pour lui qui ne se souvenait même plus de la dernière fois qu'il avait pu en trouver.
Par anticipation, il passa lentement sa langue sur ses lèvres. Plus que leur parfum qui montait jusqu'à lui, il pouvait déjà sentir leur saveur, la légère brûlure que lui provoquerait dans la gorge la première bouffée qu'il en tirerait, et puis l'engourdissement, la délicieuse léthargie qu'il ressentirait... après ...
Un instant de lucidité, de retour au présent, ses yeux alors remontèrent vers la guérisseuse. Soudain perplexe, l'Italien fronçait les sourcils.
- Comment....euhm..., comment tu....?Un regard alors vers ses mains, et les soubresauts de plus en plus flagrants qui les agitaient, et serrant vainement les poings afin de les calmer, Marcello hocha la tête et laissa sa question en suspens. Les tremblements, bien sûr, voilà comment elle avait su...
- Sers-toi mais juste ce qu'il faut ...Ces mots furent tout ce qu'il fallait à l'évadé pour oublier complètement d'écouter le reste, ou en tout cas comme un lointain murmure qu'il entendait plus ou moins, mais qui ne s'adressait pas à lui.
...Oui...oui...oui....Juste ce qu'il faut.Sans même avoir eu la présence d'esprit de bredouiller un
merci à sa bienfaitrice, déjà l'évadé avait tiré sa pipe de sa poche, la bourrait d'herbes sèches, et battait le briquet contre sa pierre.
Une fois...
.examiner ta main...Bien sûr...oui...tout ce que tu voudras...!Deux fois....
... pas envie que tu t'agites comme un rat dans une cage
Mais non...mais non...Enfin la flamme jaillit.
... t'offrir le sommeil éternel ...A ces mots, l'éclat de rire qu'il avait retenu depuis la vue du cadavre finit enfin par sortir. Et tandis que doucement, la paume de la guérisseuse vint se poser sur son front, qu'une mystérieuse litanie s'envola de ses lèvres, et qu'il en ressentit un inexplicable soulagement, hochant lentement la tête il ne put s'empêcher d'ajouter:
- Ça, si seulement c'était vrai... Le sommeil éternel... Dieu sait combien il l'espérait! Mais plus le temps passait, plus l'existence le trahissait, et tout en tirant avec un plaisir non dissimulé sur la première bouffée d'opium, Marcello se rendait à l'évidence: non, la grande Faucheuse ne voulait pas lui...
Un instant plus tard, un calme apaisant vint envelopper la masure. Bruits rassurants. Familiers. Silence relatif d'une vie tranquille et ordonnée au fond d'un coin reculé de la ville...
Au dessus du feu le bruit d'une cuillère en bois qui racle les bords d'un chaudron de cuivre, le crépitement des brindilles. De temps à autres, le sifflement d'un oiseau qui passait à toute volée devant la fenêtre... Inspiration....Expiration...
L'espace d'un instant, libérant au dessus de lui une énième volute grisâtre, Marcello s'autorisa à fermer les yeux. Une lourde fatigue, que l'adrénaline des dernières heures avait minimisé, revint soudain au grand galop, aidée très certainement par la douce torpeur que commençait à lui prodiguer le pavot...
Lorsqu'il les rouvrit, ce fut pour voir la guérisseuse accroupie devant lui, sa main glissée dans la sienne, avec tant de douceur et de précautions qu'il l'avait à peine sentie.
- Tu vas avoir de la fièvre si tu laisses ça comme ça
Et je doute que tu souhaites déambuler dans la ville mal en point et fiévreux. C'est la pire des choses à faire surtout avec les gens d'armes qui traînent parfois dans le coin
Quel étrange pouvoir que celui les guérisseuses...! Tout en l'écoutant, Marcello se sentait comme engourdi, incapable de bouger, de protester, et encore moins de la quitter des yeux.
Pour la première fois depuis bien longtemps, les battements toujours précipités de son cur s'étaient enfin apaisés. Il respirait calmement. Profondément. Comme il ne l'avait pas fait depuis des siècles.
Certes l'opium savait être efficace. Mais jamais à ce point...
Le calme de la masure... Les crépitements réguliers des braises...la douce chaleur de sa main dans la sienne...les paupières du fugitif lui semblaient s'alourdir. Leurs clignements devenaient plus lents, et les garder ouvertes paraissaient tours de force...
- Je vais refaire ton pansement. Acquiesçant nonchalamment d'un hochement de tête, et cherchant surtout à comprendre ce qui lui arrivait, les sourcils froncés Marcello gardait les yeux rivés sur ceux, baissés et concentrés, de la sorcière, tout le temps que dura son intervention...
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