Lucie
- [1449 - Dijon]
Il est minuit passé. Le bordel bruisse dune vie pourpre, honteuse, non-avouée. A la cuisine, perdue au coin dune cheminée où feu se meurt dans un crépitement lent que les rires parfumés au chablis couvre par instant, Lucie chantonne une mélopée qui se passe de mots, sa voix fluette sélevant à peine. Dans la ruelle sur laquelle donne loffice dautres mômes ségayent, le bruit de leurs jeux se perdant dans ceux de la ville. Si elle lève les yeux, la fillette peut voir ses frères. Armé dun paquet de cartes auquel il manque roi de trèfle et huit de coeur, Josserand joue les grands. Plus loin, Simon, joli coeur déjà, charme deux ou trois gamines, parlant avec de grands gestes, levant les mains vers le ciel, les berçant dhistoires fabuleuses. Elle na pas besoin dentendre pour le savoir.
Les jours se ressemblent tous ici. Les nuits aussi. Toujours, le stupre imbibe les murs. Toujours, même après le départ des derniers clients, lécho des gémissements languides semble résonner. Parfois, dans une indifférence générale, des enfants arrivent ou partent. On les envoie chez une nourrice ou une soeur qui a su se marier, elle. On les rappelle quand ils sont demandés pour de menus travaux. On les laisse vivoter sans trop sen soucier. Ils ne sont que lune des conséquences malheureuses du boulot, accidents malvenus qui privent leurs génitrices dune part de leurs maigres revenus. Et ils poussent comme ça, bon gré mal gré, mauvaises herbes dans les allées boueuses des bas quartiers.
Au milieu deux Lucie, avec ses grands yeux clairs et graves, fait office dombre trop sage. De fleur mal tombée. Ce monde-là est trop violent pour elle. Trop rugueux. Il lui faudrait le silence des grandes maisons, le calme des jardins de curé. Ici, elle se construit avec la crainte au coeur, réservant sa foi à sa seule fratrie. Aux autres elle parle peu. Il faut savoir ne pas sattacher, cette certitude cest incrustée dans toutes les fibres de sa jeune âme. Ce soir toutefois elle déroge à sa règle : si elle chante ce nest pas pour elle, mais pour bercer lenfançon au duvet brun que lon a laissé à ses côtés et à la main de qui elle a confié sa propre menotte.
- - Y faut dormir bébé. Tu veux je te raconte lhistoire de la princesse gronouille ?
[1465 - Pau]
Fleur mène une vie de rituels que son mariage na pas encore bouleversé. Il y a le conseil et la gestion de ses terres. Ses amis et les quelques uns à qui elle doit sopposer. Puis le printemps qui renaît et à qui elle soffre lorsque le devoir loublie. Un homme toutefois est arrivé qui lui fait leffet dun caillou dans son soulier, meurtrissant la délicatesse de son peton, piquant juste à lendroit du nerf. Evroult. Evroult qui sait tout du secret honteux de sa naissance. Evroult qui connaît trop bien les laideurs de son passé. Evroult qui ramène à elle tout ce à quoi elle a cru échapper.
La mâchoire serrée, la nuque raidie par la tension, Lucie se remémore avec agacement lair supérieur qua osé prendre léphèbe face à elle. Quoi ? Lui, il croit pouvoir se permettre de la mépriser ? Mais cest elle qui le domine et de toutes les façons possibles. Cest elle qui a eu raison. Elle qui a la moralité de son côté ! Pour qui se prend-il ce fils de rien qui saccroche à la boue dans laquelle il a vu le jour ? Ses sourcils se fronçant, la vicomtesse sarrache brusquement à la causeuse où elle faisait semblant de lire et, les talons de ses chaussures claquant au marbre du sol comme autant de tambours de guerre, rejoint le capitaine de sa garde à qui elle commande de lui trouver le brun. Quil aille voir chez Hel, quil retourne toutes les maisons de passe de la capitale béarnaise sil le faut, elle ne peut tolérer de le savoir ici sans connaître ses intentions.
Et tandis que Saint-Jean s'en va couver ses inquiétudes au jardin, l'homme d'armes, saccompagnant de deux solides gaillards, part à la recherche du gigolo. Étrange mission sil en est.
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