Melchiore
1432
- Le Fairbanks était une vieille caraque marchande anglaise échouée au fin fond de lestuaire de lOrne, au nord dArgentan. Des dizaines dannées plus tôt, au paroxysme de la guerre de cent ans, des navires de la royale française lavait pourchassée jusquici, après lavoir criblé de flèches, et forcé à se retrancher dans les sinuosités du fleuve. On disait souvent que la course avait été éprouvante. Et pour chaque voile brûlée par les flèches ennemies, il sétait élevé dans les hauteurs des mâts trois hommes du Fairbanks pour les scier, degrés après degrés, tronçon après tronçon, à seule fin déviter lincendie. Privés des vents et des courants de la haute mer salutaire, les hommes du Fairbanks avaient ramé, trois jours et trois nuits durant, le long du fleuve qui allait s'étriquant.
Sans les abattre tout à fait, les français avaient pris leur temps en les suivant patiemment en arrière, à bord de deux petites cogues de guerre. Un escadron français les suivait lentement sur la terre. La reddition neut jamais lieu. Les britanniques étaient allé jusquà sépuiser tout à fait, jusquà se tanquer sur une rive qui manquait de profondeur. Un cadavre au fond dun marécage.
Ce nétait ni la bravoure ni le courage des hommes qui avait mené le Fairbanks à lagonie : cétait lorgueil, disait-on. Un raccourci de lhistoire, écrite par les gagnants dune bataille peu éprouvante.
On sétait posé la question, un temps, de savoir pourquoi britanniques navaient pas abandonné le navire pour choisir de combattre sur la terre. Pourquoi ils navaient pas cherché à épargner leurs vies, au péril du fer. Dautant prétendaient que toucher la terre française, alors, aurait ajouté de lhuile sur le feu de la guerre, qui subissait déjà une belliqueuse embellie. Dautres prétendaient que la cargaison quils transportaient alors valait plus cher que la vie des marins anglais. Quils étaient tenus de la mener jusquà un allié, qui jamais nétait venu les secourir, de peur sen trouver démasqué. Mais nul jamais ne sut de quel précieux butin il sétait agi. Tous les hommes du navire avaient péri, disait-on, et leur cargaison emportée vers Paris. Lhistoire sétait arrêtée là, et le cadavre du Fairbanks sétait enlisé sur les rives de lAlençon. Abandonné plusieurs années.
1465
Abandonné, jusquau jour où un homme en prit possession. Il avait racheté la terre qui englobait cette partie de la rive, et avait monté son affaire. De lépave délaissée, il avait fait un repaire bien fréquenté. Le fil des années et de la main duvre bien employée avaient creusé cette partie de lOrne, pour en faire un port naturel qui trouvait dans sa clientèle des acheteurs en quête dantiquités et de tissus venues dautres contrées. Au beau milieu les petites cogues marchandes amarrées, le Fairbanks apparaissait comme un comptoir, et y prélevait ses propres taxes, sous lautorité dun suzerain quelconque. On lavait redressé, tenu là par de solides poutres. Le pont sétait vu rénové, et au-dessus de lui sélevait une bâtisse-auberge joliment improvisée. Cétait devenu un établissement à part entière. Quoiquétroit, il sélevait haut, sur quatre étages. Tout en bois de sèvre et de châtaigner, il avait en son centre le mât central, le seul que les flèches ennemies avaient naguère épargné. Ce nétait que pur décorum. Il ne soutenait rien. Mais tout autour de lui sarticulaient, dans les étages, des balcons carrés bordés de garde-fous, et qui abritaient jusquà 21 chambrées. Cétait quelque chose comme un théâtre, dont la scène se trouvait au rez-de-chaussée. Une charpente admirable. Improbable. Et depuis le mat central jusquaux balcons étagés, il sétendait des cordages où pendaient des lanternes jamais à court de chandelles.
Lorsque lendroit était calme et dépeuplé, il y régnait encore une ambiance spectrale de navire d'avant-guerre. On entendait les flots des marais le lécher ; tous les planchers, la coque et les cordages grincer ; le tintement des cloches de quart dans la baie alentour.
Érigé en mémorial, on disait du Fairbanks que lorsque venaient les crues dautomne, il était capable de flotter à nouveau. Et quun jour il repartirait doù il était venu, trente ans plus tôt. Pourvu que lartéfact quil conservait toujours -légende urbaine- en serait débarqué.
Cétait un soir deffusion et la salle, au rez-de-chaussée, était bondée. Il sy mêlait sans distinction les matelots, les marchands, la bière, les prostituées, les jeux, largent, la bière, le râle des marins, les rires des putains, la bière, la bière, deux ou trois coups de poing. Cétait à tel point que la moitié des clients faisait sa soirée en dehors du bâtiment, disséminée sur le sable et la terre des marais, où brulaient des feux de camp improvisés. Cétait une constellation ivre, et il sy chantait des chansons dune paillardise un peu surfaite. Dans le bruit ambiant du bâtiment, un vieux clavecin retapé élevait ses notes adroites sous les doigts dune pute instruite, que sa laideur empêchait de poser lancre sur quiconque. Personne, au demeurant, ne lécoutait vraiment.
Au fond de la salle et en compagnie du propriétaire, lallure de Malicorne détonait un peu. Il avait à la main un verre deau, et semblait entretenir avec lhomme de la maison une conversation qui nétait pas à son avantage. Esseulé là-bas dans son allure de gentilhomme, un peu jeune toutefois, il se tenait là, à lécart, les trois gardes impavides du proprio faisant cercle autour deux, les yeux rivés vers la salle. Il parut pâle et ennuyé, lorsque lhomme du Fairbanks lui glissa à loreille un propos que nul ne put entendre, avant de lui laisser congé et de retourner à son affaire, bien installé sur une petite table, en compagnie de piécettes dargent.
Le pas lent et chaotique, bien que le navire ne flottait pas et quil se trouvait sobre, il vagabonda sans but entre une table de ramponneau et un autre où on jouait aux dés. Il portait les cheveux en banane, et marchait avec une canne, de telle sorte quon sapercevait rapidement quil avait un pied bot qui dénaturait toute sa stature. La malchance le fit cheminer tout à côté dune table où se jouait un duel au bras de fer. La poigne du vainqueur écrasa son adversaire avec un telle force quun godet de vin qui se trouvait là éclaboussa la Buse. Ennuyée, et dans un grondement protestataire, cette dernière tâtonna sa manche à lendroit où lavait aspergé le préjudice. Nul ne sen préoccupa, ou nul ne lentendit. La déconvenue du perdant entraina simplement le vainqueur dans une empoignade qui les mènerait plus tard vers la sortie, balayés par la Sécurité du Fairbanks.
Il se posa plus tard au bord dune table où des hommes se défiaient aux dés. Il ne sy était tout dabord assis que pour soulager linfirmité de son pied. Et puis, les chaises vides se faisaient rares. Hermétique à lagitation alentour, Malicorne glissait vers le propriétaire affairé des regards en dessous, pas souriant pour deux sous. Le babillage et les obscures négociations desquelles il venait de se tirer lui créaient des tensions dans la mâchoire, que lon pouvait voir rouler sous sa peau. Il introspectait ainsi le fond de ses emmerdes quand un gros homme taquin fit rouler un dé sous son bec dangevin. Il en résulta un cinq, que Melchiore ne comprit pas bien. Lui lançait-on un défi ? Il ne trouva quà objecter, pour se sortir de lembarras, en haussant une épaule :
-Oh, moi, jnai jamais rien compris à ce jeu.
Il eut sans doute lair infiniment idiot. Lhomme éructa dun rire aviné. Le tonnerre de sa voix se trouvait rythmé par les éclats de la putain hilare posée sur son giron.
-Fallait y réfléchir avant dvous asseoir, jeune homme. Tous ceux qui sposent là sexposent au jeu. pouvez plus décarrer tant quvous naurez ni gagné, ni perdu.
Joie.
Melchiore avait bien joué au jeu de loie, une fois. Mais cétait tout. Il ne pratiquait que le ramponneau. Il ne pratiquait dailleurs que les sentiers connus. Ses doigts résignés saisirent le dé pour le jeter sans conviction, tandis que de lautre main, il triturait nerveusement un trousseau dénué de clés. Il ne pendait là quun jeu de crochets disparates. Bouts de métaux et dergots. Le geste un peu mécanique, il malaxait les petits bistouris au-dessus de la table, avec la conscience évadée d'un gamin pris malgré lui dans les turbulences.
Melchiore perdit encore une fois. Et de nouveau, son adversaire tonitrua, en le dépossédant de quinze écus. L'angevin les lui céda sans se rappeler à quel moment ils en étaient venus à poser des mises.
Ni même s'ils l'avaient fait.
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