Gysele
- -Juin 1459, marché de la cour des miracles -
Au milieu des étales, des crieurs, des foules qui s'amassent pour trouver les meilleurs produits, les meilleurs prix, au centre de cette cohue désorganisée, se tient un corps frêle adossé au mur. Il n'a rien d'adulte, la silhouette est menue, les hanches sont fines et encore étroites, la poitrine peu développée est à peine rehaussée par le corset serré démesurément. Ce corps, c'est le tien Gygy, tu as 13 ans et tu as démarré il y a peu ton nouveau métier. Tu n'es plus timide depuis longtemps, tu sais que tu peux trouver des clients si tu prouves à ces messieurs que tu n'as pas que l'apparence d'une gamine. Ta chevelure rousse est relevée grossièrement à l'aide d'un ruban, dévoilant ta nuque gracile et ton décolleté moucheté de tâches de son. Tu n'es pas très appétissante, malgré tous tes efforts, jolie oui, mais pas assez charnue, pas assez femme encore pour être à la hauteur de tes congénères. Tu n'as que ton regard revêche, cette touche d'insolence qui pointe à ton sourire, cette fausse assurance dans ta démarche et ce franc parlé qui s'arrache à tes lèvres comme une épine de rose pour défendre ton pécule.
Ta mère t'a mise à la rue il y a une année, ou était-ce deux ? N'ayant pas les moyens de te garder avec elle et ne souhaitant pas alourdir la dette auprès de sa propre maquerelle. Tu lui en veux, tu la détestes parfois d'être aussi pauvre, aussi décadente, aussi souillée. Tu la hais de te laisser devenir comme elle, mais tu l'aides parfois, quand le travail a été bon, ou lorsque tu as réussi à subtiliser une bourse ou deux, car après tout, c'est ta mère. Et puis tu penses à ton frère, qui erre autant que toi dans cette jungle urbaine, dans ce Paris pourris, ce quartier qui rassemble la peste, le choléra et la pire vermine de tout le royaume. Vous vous êtes élevés tous seuls, vous survivez chacun de votre côté, même si il vous arrive de vous apporter main forte quand les moyens le peuvent. La famille avant tout il parait.
Aujourd'hui t'as besoin d'oseilles, tu crèves la dalle depuis trois jours déjà. Il faut absolument que tu sortes le grand jeu. Tes iris sombres observent les passants, tu imites les catins d'autres rues, prenant cette démarche nonchalante et ce regard que tu espères charmeur. Tu aperçois un homme, vieux, pas ton type, mais dont les vêtements de belle facture te font de l'oeil. Tu le suis un peu, tente de te faire remarquer et l'interpelle d'un"Mon mignon...d'quoi as-tu envie aujourd'hui ?". Le gus t'ignore, te balance même un "Retourne à tes langes fillettes !" en passant son chemin. Tu te vexes, lui fait un geste obscène et attaque un nouveau potentiel client. Tu te prends plusieurs râteaux avant que l'un d'eux ne morde à l'hameçon. Tu décèles au regard lubrique de celui-ci, son penchant pour la chair fraîche et cela t'effraie un peu. Mais tu ravales ta peur, tu lui souris et tu minaudes, posant ta petite main sur le bras de l'inconnu pour lui déposer un baiser sur la joue. Ton corps d'adolescente se colle à lui, tu espères qu'il va valider le prix que tu lui annonces au creux de l'oreille et ignores l'odeur d'alcool, de sueur et de crasse qui te chatouille les narines. N'étions-nous pas à la cour des Miracles ?
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