--Filomene
Les fortes chaleur de cette fin de printemps n'étaient pas pour plaire à Filomène. Trop usée pour se battre contre les sueurs quotidiennes, trop têtue pour écouter les conseils d'un charlatan lui suggérant de boire davantage d'eau et trop fière pour s'abaisser à se plaindre à sa nièce, elle vivotait au jour le jour, enfermée entre les quatre murs protecteurs de sa modeste bicoque. L'hiver avait été rude et elle sentait encore dans les grincements de ses vieilles articulations les stigmates de ce qu'il aurait pu être si elle avait été moins bornée. Mais elle n'était pas du genre à capituler si aisément et comptait bien profiter de cette vie terrestre de longs mois encore.
De bon matin ce jour là, elle décida de s'octroyer une petite visite au cimetière local. C'était un peu comme se rendre au marché pour elle, mais sans revenir la bourse vide et les bras surchargés. Elle y croisait nombre de connaissances avec qui papoter et bien des anecdotes lui revenaient en mémoire, qu'elle ne se gênait pas pour partager à voix haute avec qui voudrait bien l'entendre. Sa canne affûtée et un sobre fichu prune dissimulant ses cheveux blanchis par le temps, elle avait descendu la rue principale de la ville, encore déserte à cette heure matinale, et s'avançait à présent entre les allées bordées de marbre, marmonnant devant certaines dalles où elle s'attardait quelque peu.
Eh là, p'tite Anheta, j'ai croisé ta maman au lavoir l'aut'jour. Une brave femme qu'aurait su t'éduquer pour qu'tu d'viennes pas aussi sotte que ces pauvrettes d'aujourd'hui. Elle a retrouvé un peu l'sourire mais elle parle encore de toi tout l'temps. Depuis l'temps, j'pensais qu'elle aurait pu oublier avec tous tes frères et soeurs à s'occuper. Faut dire qu'j'sais pas comment qu'elle fait avec vous tous. Mais elle t'oublie pas, j'suis sûre qu'elle pass'ra t'voir bientôt, sois patiente. C'pas facile pour elle.
Puis un peu plus loin, elle s'arrêta franchement.
Oh Nicolau ! Alors on fait moins l'malin six pieds sous terre eh ! T'auras été coriace toi aussi, c't'un bel âge que tes cinquante six années pour t'en aller. Mais j'vais t'battre n'en doute pas, j'te laiss'rai pas plus gagner ça qu'jt'ai laissé gagner à la pelote y'a quinze ans. J'suis pas prête à vous r'joindre là-d'sous d'te façon. Y'a encore des potins à Orthez, c'pas l'moment d'partir. Mais t'inquiètes donc pas, j'vous les note et j'vous racont'rai ça quand j'viendrai à mon tour.
Le pas de Filomène se faisait plus léger à mesure qu'elle progressait, comme si jauger les morts du haut de sa canne la rendait plus fort et plus sûre d'elle. Comme si savoir qu'elle pouvait les narguer redonnait de la force à sa vieille carcasse désabusée.
Ah Pélagie, la belle Pélagie. Toujours pas r'venue pour nous hanter eh ! J't'attendais presque c't'hiver alors qu'y f'sait si froid. J't'assure qu'sans toi c't'un plaisir que d'vivre ici bas. Quand j'pense que t'aurais pu d'venir maire à c't'époque... Ah on l'a échappé belle ! Non mais t'croyais vraiment qu'tu s'rais assez aimée pour ça ? Pour être aimée la belle, faut faire 'tention aux autres. Toi y'a qu'à tes toilettes pleines de froufrous et à ta coiffe que tu f'sait gaffe. Ben t'vois, ça paye pas bien. Parceque là où t'es tu les as plus tes belles robes de taffetas et tu peux plus ennuyer ton monde. Nous autres sur terre, on s'porte très bien sans toi va.
L'âge aidant, elle se faisait plus amère et ne craignait plus rien ni personne. Dire tout haut ce qu'elle avait toujours pensé tout bas lui procurait un étrange sentiment de satisfaction à la vieille rombière, satisfaction dont elle se délectait sans vergogne. Sur la dernière tombe où elle se rendit néanmoins, elle ne prononça mot. Le visage se fit masque de tristesse et les mains froissées se mirent à trembler tandis qu'elle effleurait du bout des doigts la pierre glacée qui dissimulait le corps de l'être disparu.
De bon matin ce jour là, elle décida de s'octroyer une petite visite au cimetière local. C'était un peu comme se rendre au marché pour elle, mais sans revenir la bourse vide et les bras surchargés. Elle y croisait nombre de connaissances avec qui papoter et bien des anecdotes lui revenaient en mémoire, qu'elle ne se gênait pas pour partager à voix haute avec qui voudrait bien l'entendre. Sa canne affûtée et un sobre fichu prune dissimulant ses cheveux blanchis par le temps, elle avait descendu la rue principale de la ville, encore déserte à cette heure matinale, et s'avançait à présent entre les allées bordées de marbre, marmonnant devant certaines dalles où elle s'attardait quelque peu.
Eh là, p'tite Anheta, j'ai croisé ta maman au lavoir l'aut'jour. Une brave femme qu'aurait su t'éduquer pour qu'tu d'viennes pas aussi sotte que ces pauvrettes d'aujourd'hui. Elle a retrouvé un peu l'sourire mais elle parle encore de toi tout l'temps. Depuis l'temps, j'pensais qu'elle aurait pu oublier avec tous tes frères et soeurs à s'occuper. Faut dire qu'j'sais pas comment qu'elle fait avec vous tous. Mais elle t'oublie pas, j'suis sûre qu'elle pass'ra t'voir bientôt, sois patiente. C'pas facile pour elle.
Puis un peu plus loin, elle s'arrêta franchement.
Oh Nicolau ! Alors on fait moins l'malin six pieds sous terre eh ! T'auras été coriace toi aussi, c't'un bel âge que tes cinquante six années pour t'en aller. Mais j'vais t'battre n'en doute pas, j'te laiss'rai pas plus gagner ça qu'jt'ai laissé gagner à la pelote y'a quinze ans. J'suis pas prête à vous r'joindre là-d'sous d'te façon. Y'a encore des potins à Orthez, c'pas l'moment d'partir. Mais t'inquiètes donc pas, j'vous les note et j'vous racont'rai ça quand j'viendrai à mon tour.
Le pas de Filomène se faisait plus léger à mesure qu'elle progressait, comme si jauger les morts du haut de sa canne la rendait plus fort et plus sûre d'elle. Comme si savoir qu'elle pouvait les narguer redonnait de la force à sa vieille carcasse désabusée.
Ah Pélagie, la belle Pélagie. Toujours pas r'venue pour nous hanter eh ! J't'attendais presque c't'hiver alors qu'y f'sait si froid. J't'assure qu'sans toi c't'un plaisir que d'vivre ici bas. Quand j'pense que t'aurais pu d'venir maire à c't'époque... Ah on l'a échappé belle ! Non mais t'croyais vraiment qu'tu s'rais assez aimée pour ça ? Pour être aimée la belle, faut faire 'tention aux autres. Toi y'a qu'à tes toilettes pleines de froufrous et à ta coiffe que tu f'sait gaffe. Ben t'vois, ça paye pas bien. Parceque là où t'es tu les as plus tes belles robes de taffetas et tu peux plus ennuyer ton monde. Nous autres sur terre, on s'porte très bien sans toi va.
L'âge aidant, elle se faisait plus amère et ne craignait plus rien ni personne. Dire tout haut ce qu'elle avait toujours pensé tout bas lui procurait un étrange sentiment de satisfaction à la vieille rombière, satisfaction dont elle se délectait sans vergogne. Sur la dernière tombe où elle se rendit néanmoins, elle ne prononça mot. Le visage se fit masque de tristesse et les mains froissées se mirent à trembler tandis qu'elle effleurait du bout des doigts la pierre glacée qui dissimulait le corps de l'être disparu.