Marzina
Dans une des tavernes d'Angers, tard dans la nuit
La soirée a été bien alcoolisée. Parmi tous les désaccords de ce frère et cette soeur qui ont partagé autrefois la même éducation et le même nom sans avoir une once de sang en commun, ne figure pas ce goût immodéré de l'alcool. Bien que leurs goûts en matière d'alcool, par contre, diffèrent totalement. Prinsez voue un culte immodéré au chouchen, tandis que Taliesyn préfère des alcools bien moins sucrés. La discussion était relativement tranquille en début de soirée, les deux frangins échangeant des banalités, avant que ça ne tourne court. Depuis l'enfance, ils n'avaient jamais réussi à rester dans la même pièce plus d'une heure sans que ca ne dégénère. La Blonde aimait beaucoup trop exploiter son esprit vif pour faire tourner en bourrique son ainé, bien plus fort mais beaucoup moins malin.
L'apanage des bâtards probablement, bien obligés d'apprendre à réfléchir rapidement pour se faire une place dans une famille où ils sont considérés comme illégitimes...Le ton monte, et le sujet d'ailleurs, est vite remis sur la table comme d'habitude.
"Tu n'es même pas sa fille Maya...comment peux-tu seulement espérer récupérer le moindre écu de l'héritage?"
Les mots font mouche et atteignent leur cible. Il sait le sujet sensible chez sa sur, probablement l'une des seules choses qui puisse la blesser profondément. L'abandon de son père biologique avant même sa naissance était une blessure jamais refermée et toujours à vif, prête à saigner. Tout comme l'abandon de celui qui fût un père pour elle par la suite, et qui s'en est parti lui aussi après sa rupture avec sa mère. Elfyn n'avait rien d'un père pour elle lorsqu'il l'avait reconnue après le mariage, semblant plutôt être le tortionnaire la forçant à entrer dans le moule préformé de la noblesse quand elle aurait voulu courir les routes et les aventures comme son père de coeur. Elle avait fini par céder, de mauvaise grâce. Avait revêtu les atours, les manières affectées. Les courbettes. Et lorsqu'elle avait épaulé son père lors de son règne, elle l'avait finalement aimé. Elle s'était dressé devant lui pour prendre les coups à la place du vieillard qu'il était devenu, elle était restée accrochée à son lit de mort tandis que son corps pourrissait. Elle avait vu son corps se décomposer avant que la vie le quitte, elle avait vu la laideur de la mort et de la maladie, la folie marquer les traits d'un homme dur et sage. Elle avait vu les dents longues des charognards guetter l'heure de sa mort, marquant en elle un profond dégoût de la race humaine, et probablement celui de son pays et de ses habitants. Elle avait vu tout cela.
Mais ce qu'elle n'avait pas vu, c'était Taliesyn. Où était-il dans les difficultés du règne de leur père? Où était-il dans les dernières heures, monstrueuses, qu'elle avait passé à pleurer accroché à un cadavre que la vie ne voulait pas quitter?
Il était loin, c'était un fait. Mais l'histoire avait fait de lui l'aîné, l'héritier légitime. Et elle la bâtarde légitimée, mais bâtarde quand même. Elle avait tout fait, et n'aurait rien.
Même sa presqu'île, la belle langue de sable qu'il lui avait confiée, elle l'avait perdue.
Alors oui, le ton monte.
Elle sait depuis sa plus tendre enfance qu'elle ne peut rien espérer. Bâtarde. Le mot avait si souvent fusé que la moitié de la Bretagne était au courant du secret de polichinelle. Mais la chose lui semblait si injuste, elle s'était toujours sentie plus méritante, plus légitime. Tellement plus que lui...
Alors elle se lève d'un bond, les poings sur la table, les yeux noirs révulsés. La main tremblante saisit le verre de son frère et lui balance au visage. La voix se fait glaciale, tranchante. La menace n'est même pas voilée.
"Si tu ne me donnes rien, tu n'auras rien. Je te prendrai tout. Tout ce que tu possèdes sera mien. Tu craindras bientôt l'ombre dans laquelle tu me confines!"
Ce n'est pas pour rien qu'elle avait fait sien l'emblème de la Marie Morgane vengeresse...Et elle ne manquerait pas de le démontrer à son frère, une fois de plus.
Elle avait ravalé sa fierté, quitté la pièce sans plus de bruit que celui des étoffes effleurant le sol. La tempête ne s'était pas déclarée ce soir là, et pourtant, l'orage avait grondé.
Plusieurs mois plus tard, à Angers
La Blonde avait pris du galon, était devenu pleinement angevine. Petit à petit, expérience après expérience, son réseau dans l'Archiduché s'était étendu. Elle avait vite compris l'importance de la petite main, du discret oiseau...A Angers, elle avait toujours une oreille qui trainait dans les tavernes, même en étant à Saumur. Elle y avait également toujours un homme de main prêt à toutes les bassesses contre quelques soins gratuits, un repas chaud ou quelques écus. Le statut de médecin lui permettait d'approcher tout le monde, mais surtout les plus désespérés, les plus pauvres, les plus abimés...C'en était même trop facile, d'obtenir quelque chose d'eux. Après la dispute avec son frère, Prinsez avait renforcé son réseau autour de l'ainé. Une bonne vengeance prenait son temps, et elle voulait avoir toutes les cartes en main pour la réussir. C'est ainsi qu'un jour l'un de ses hommes de main revint avec une lettre interceptée. Quittant ses livres de comptes, la Blonde fit entrer le jeune homme malingre qui s'agenouilla. Ou plutôt se jeta à terre.
"Votre Altesse...j'ai entendu le coursier en taverne, qui parlait de cette lettre pour Son Altesse votre frère...Il le cherchait partout sans réussir à mettre la main sur lui. Après quelques bières, l'homme m'a dit que la lettre viendrait de l'un de ses hommes de main, et qu'il l'avait chargé de lui ramener. Elle a l'air d'avoir beaucoup de valeur pour lui. Je me suis dit que vous aimeriez l'avoir..."
La curiosité la piqua au vif et elle se précipita vers lui.
"La lettre, où est-elle?! Donnez-la moi!"
La patience n'était pas une vertu qu'elle possédait. L'homme d'une main tremblante de fatigue lui sortit la lettre d'une poche, et en fut presque aussitôt dépouillé. Marzina avait reconnu immédiatement cette écriture froide et pointue caractéristique d'Elfyn. Fébrile, elle l'ouvrit aussitôt, persuadée qu'elle tenait là le moyen de récupérer l'héritage qui lui était du. Il n'était tout simplement pas envisageable que son père ne lui ait laissé aucun moyen autre de subsistance que de se trouver un bon parti pour mari...C'est donc le coeur battant qu'elle déchira l'enveloppe pour en sortir la précieuse lettre dont elle caressa l'écriture des yeux. Alors elle sentit la présence d'Elfyn à ses côtés, se retourna vivement...mais rien. Juste cette lettre. Et pourtant...elle aurait juré qu'il était là.
Enfin elle lut la lettre et son contenu. La déception se vit au fur et à mesure que sa lecture avançait. Quand elle eut terminé, elle envoya d'un geste rageur par terre les bocaux de potions à côté d'elle qui explosèrent et causèrent un raz de marée qui surprit le pauvre hère prostré. Le souffle rapide, la fureur dans les yeux, elle dut cependant se rendre à l'évidence: il ne s'agissait pas de la lettre tant convoitée, celle qui mettrait un terme définitif à son statut de bâtarde. Il lui fallait rebondir, en faire quelque chose, car il était sûr que le vol de cette lettre remonterait à Taliesyn. Autant qu'elle profite un peu de ce qu'elle avait trouvé avant qu'il ne rapplique à nouveau pour la dépouiller.
Elle reprit son calme, se tourna à nouveau vers le messager.
"Très bien...vous avez fait ce que vous aviez à faire. Vous serez récompensé."
Sur un signe de tête, une jeune femme se faisant oublier dans un coin de la pièce s'avança et versa quelques écus dans la main du mendiant.
"La dette en taverne sera épongée."
Un autre signe de tête indiqua à l'homme qu'il était temps de partir. Tandis qu'il se relevait péniblement et se trainait vers la sortie, elle lui demanda:
"Y'a-t-il cadavre à débarrasser?"
L'homme haussa les épaules lourdement.
"On ne fait pas dans le renseignement sans casser des bleus..."
Un sourire en coin s'étira sur le visage fin.
L'idée sadique venait enfin de germer dans son esprit.
_________________
La soirée a été bien alcoolisée. Parmi tous les désaccords de ce frère et cette soeur qui ont partagé autrefois la même éducation et le même nom sans avoir une once de sang en commun, ne figure pas ce goût immodéré de l'alcool. Bien que leurs goûts en matière d'alcool, par contre, diffèrent totalement. Prinsez voue un culte immodéré au chouchen, tandis que Taliesyn préfère des alcools bien moins sucrés. La discussion était relativement tranquille en début de soirée, les deux frangins échangeant des banalités, avant que ça ne tourne court. Depuis l'enfance, ils n'avaient jamais réussi à rester dans la même pièce plus d'une heure sans que ca ne dégénère. La Blonde aimait beaucoup trop exploiter son esprit vif pour faire tourner en bourrique son ainé, bien plus fort mais beaucoup moins malin.
L'apanage des bâtards probablement, bien obligés d'apprendre à réfléchir rapidement pour se faire une place dans une famille où ils sont considérés comme illégitimes...Le ton monte, et le sujet d'ailleurs, est vite remis sur la table comme d'habitude.
"Tu n'es même pas sa fille Maya...comment peux-tu seulement espérer récupérer le moindre écu de l'héritage?"
Les mots font mouche et atteignent leur cible. Il sait le sujet sensible chez sa sur, probablement l'une des seules choses qui puisse la blesser profondément. L'abandon de son père biologique avant même sa naissance était une blessure jamais refermée et toujours à vif, prête à saigner. Tout comme l'abandon de celui qui fût un père pour elle par la suite, et qui s'en est parti lui aussi après sa rupture avec sa mère. Elfyn n'avait rien d'un père pour elle lorsqu'il l'avait reconnue après le mariage, semblant plutôt être le tortionnaire la forçant à entrer dans le moule préformé de la noblesse quand elle aurait voulu courir les routes et les aventures comme son père de coeur. Elle avait fini par céder, de mauvaise grâce. Avait revêtu les atours, les manières affectées. Les courbettes. Et lorsqu'elle avait épaulé son père lors de son règne, elle l'avait finalement aimé. Elle s'était dressé devant lui pour prendre les coups à la place du vieillard qu'il était devenu, elle était restée accrochée à son lit de mort tandis que son corps pourrissait. Elle avait vu son corps se décomposer avant que la vie le quitte, elle avait vu la laideur de la mort et de la maladie, la folie marquer les traits d'un homme dur et sage. Elle avait vu les dents longues des charognards guetter l'heure de sa mort, marquant en elle un profond dégoût de la race humaine, et probablement celui de son pays et de ses habitants. Elle avait vu tout cela.
Mais ce qu'elle n'avait pas vu, c'était Taliesyn. Où était-il dans les difficultés du règne de leur père? Où était-il dans les dernières heures, monstrueuses, qu'elle avait passé à pleurer accroché à un cadavre que la vie ne voulait pas quitter?
Il était loin, c'était un fait. Mais l'histoire avait fait de lui l'aîné, l'héritier légitime. Et elle la bâtarde légitimée, mais bâtarde quand même. Elle avait tout fait, et n'aurait rien.
Même sa presqu'île, la belle langue de sable qu'il lui avait confiée, elle l'avait perdue.
Alors oui, le ton monte.
Elle sait depuis sa plus tendre enfance qu'elle ne peut rien espérer. Bâtarde. Le mot avait si souvent fusé que la moitié de la Bretagne était au courant du secret de polichinelle. Mais la chose lui semblait si injuste, elle s'était toujours sentie plus méritante, plus légitime. Tellement plus que lui...
Alors elle se lève d'un bond, les poings sur la table, les yeux noirs révulsés. La main tremblante saisit le verre de son frère et lui balance au visage. La voix se fait glaciale, tranchante. La menace n'est même pas voilée.
"Si tu ne me donnes rien, tu n'auras rien. Je te prendrai tout. Tout ce que tu possèdes sera mien. Tu craindras bientôt l'ombre dans laquelle tu me confines!"
Ce n'est pas pour rien qu'elle avait fait sien l'emblème de la Marie Morgane vengeresse...Et elle ne manquerait pas de le démontrer à son frère, une fois de plus.
Elle avait ravalé sa fierté, quitté la pièce sans plus de bruit que celui des étoffes effleurant le sol. La tempête ne s'était pas déclarée ce soir là, et pourtant, l'orage avait grondé.
Plusieurs mois plus tard, à Angers
La Blonde avait pris du galon, était devenu pleinement angevine. Petit à petit, expérience après expérience, son réseau dans l'Archiduché s'était étendu. Elle avait vite compris l'importance de la petite main, du discret oiseau...A Angers, elle avait toujours une oreille qui trainait dans les tavernes, même en étant à Saumur. Elle y avait également toujours un homme de main prêt à toutes les bassesses contre quelques soins gratuits, un repas chaud ou quelques écus. Le statut de médecin lui permettait d'approcher tout le monde, mais surtout les plus désespérés, les plus pauvres, les plus abimés...C'en était même trop facile, d'obtenir quelque chose d'eux. Après la dispute avec son frère, Prinsez avait renforcé son réseau autour de l'ainé. Une bonne vengeance prenait son temps, et elle voulait avoir toutes les cartes en main pour la réussir. C'est ainsi qu'un jour l'un de ses hommes de main revint avec une lettre interceptée. Quittant ses livres de comptes, la Blonde fit entrer le jeune homme malingre qui s'agenouilla. Ou plutôt se jeta à terre.
"Votre Altesse...j'ai entendu le coursier en taverne, qui parlait de cette lettre pour Son Altesse votre frère...Il le cherchait partout sans réussir à mettre la main sur lui. Après quelques bières, l'homme m'a dit que la lettre viendrait de l'un de ses hommes de main, et qu'il l'avait chargé de lui ramener. Elle a l'air d'avoir beaucoup de valeur pour lui. Je me suis dit que vous aimeriez l'avoir..."
La curiosité la piqua au vif et elle se précipita vers lui.
"La lettre, où est-elle?! Donnez-la moi!"
La patience n'était pas une vertu qu'elle possédait. L'homme d'une main tremblante de fatigue lui sortit la lettre d'une poche, et en fut presque aussitôt dépouillé. Marzina avait reconnu immédiatement cette écriture froide et pointue caractéristique d'Elfyn. Fébrile, elle l'ouvrit aussitôt, persuadée qu'elle tenait là le moyen de récupérer l'héritage qui lui était du. Il n'était tout simplement pas envisageable que son père ne lui ait laissé aucun moyen autre de subsistance que de se trouver un bon parti pour mari...C'est donc le coeur battant qu'elle déchira l'enveloppe pour en sortir la précieuse lettre dont elle caressa l'écriture des yeux. Alors elle sentit la présence d'Elfyn à ses côtés, se retourna vivement...mais rien. Juste cette lettre. Et pourtant...elle aurait juré qu'il était là.
Enfin elle lut la lettre et son contenu. La déception se vit au fur et à mesure que sa lecture avançait. Quand elle eut terminé, elle envoya d'un geste rageur par terre les bocaux de potions à côté d'elle qui explosèrent et causèrent un raz de marée qui surprit le pauvre hère prostré. Le souffle rapide, la fureur dans les yeux, elle dut cependant se rendre à l'évidence: il ne s'agissait pas de la lettre tant convoitée, celle qui mettrait un terme définitif à son statut de bâtarde. Il lui fallait rebondir, en faire quelque chose, car il était sûr que le vol de cette lettre remonterait à Taliesyn. Autant qu'elle profite un peu de ce qu'elle avait trouvé avant qu'il ne rapplique à nouveau pour la dépouiller.
Elle reprit son calme, se tourna à nouveau vers le messager.
"Très bien...vous avez fait ce que vous aviez à faire. Vous serez récompensé."
Sur un signe de tête, une jeune femme se faisant oublier dans un coin de la pièce s'avança et versa quelques écus dans la main du mendiant.
"La dette en taverne sera épongée."
Un autre signe de tête indiqua à l'homme qu'il était temps de partir. Tandis qu'il se relevait péniblement et se trainait vers la sortie, elle lui demanda:
"Y'a-t-il cadavre à débarrasser?"
L'homme haussa les épaules lourdement.
"On ne fait pas dans le renseignement sans casser des bleus..."
Un sourire en coin s'étira sur le visage fin.
L'idée sadique venait enfin de germer dans son esprit.
_________________