Soren
« Sarlat, Périgord-Angoumois, Aout 1465 »
Le matin, une pluie fine sétait mise à tomber du ciel gris et cotonneux qui surplombait la ville de Sarlat, rendant glissant le pavé de la chaussée. Cela faisait quelque temps déjà que je lui avais promis de linitier à lart de manier la rapière. Depuis, les évènements nous avaient rattrapés. Lorsque javais pris cet engagement, jétais loin de penser quelle devrait aussi vite passer du terrain de pratique à celui dexercice en grandeur nature. Hier, lorsque je lai vu après quelle eut pris connaissance de cette missive, elle navait pas eu besoin de me dire ce quelle ferait. Son corps parlait pour elle. Son corps et son caractère que javais appris à découvrir depuis quelques semaines. Je lui avais donné rendez-vous du côté ouest de la ville, proche des remparts et du grenier à blé. Cétait un matin comme un autre, un de ceux dont vous avez limpression quils vont marquer votre vie à tout jamais. Un de ces matins où vous avez limpression de mettre le pied dans un système dengrenages que personne ne maitrise et qui peut faire basculer votre vie dun côté ou dun autre. Dun côté dombre de ou lumière.
Je métais mis en route en début de laprès-midi. Je connaissais les rues de Sarlat par coeur pour y avoir vécu un moment, pour lavoir vu ravagée par les pilleurs, pour y être aussi le lieu où sétait installé le clan MacFadyen. La place où je débouchais en remontant la rue des tanneurs était vide de monde. Mon étudiante nétait pas encore arrivée. Je déposai sur la pierre ocre originaire de la région sarladaise une épée à lame fine et longue enroulée dans son fourreau de lin. Une épée et des doutes. La main droite était toujours engoncée dans une attelle. Le temps lui avait permis de désenfler et la douleur de satténuer. Plier les doigts métait encore impossible mais ce qui me taraudait lesprit était de savoir ce quelle serait capable de faire une fois les blessures physiques guéries.
Les phalanges senestre se refermèrent nerveusement dans la paume de ma main. Stupide! Mais pourquoi lui avais-je donc proposé de lui enseigner lart de lescrime? Moi qui ne suit même plus capable de porter le moindre coup à laide dune épée, que ce soit destoc ou de taille? Et ça, elle le savait. Elle mavait vu la dernière fois, cette nuit où une fois de plus, javais essayé de frapper. Pour quel résultat? Pour voir trembler une main devant un adversaire qui était aussi immobile et paisible quun arbre centenaire! Cette fois-là, larme avait roulé jusquà ses pieds. Depuis combien de temps était-elle là, derrière moi, observant la scène? Assez pour savoir de quoi il relevait. Cétait une scène dune rare indécence: elle mavait surpris lâme à nue, cueillant un secret que je désirais garder enterré au fond de moi, offrant à son regard une situation de faiblesse que javais du mal à assumer. Quavait-elle compris de ce quelle avait vu? Des tenants et des aboutissants? De la raison de tout ceci? Cela restait un mystère même pour moi. Pourquoi? Pourquoi ce bras se mettait-il à trembler lorsque je levai une arme quelconque, mon poignard excepté? Pourquoi? Je nen savais rien. Au début javais pensé que cétait un manque de force. Oui un manque de force...
« Sarlat, Périgord-Angoumois, novembre 1461, retour dans un passé déjà conté »
« Ma mère, nous avons le regret de vous annoncer que votre fils est décédé brutalement la nuit passée dans des circonstances encore inconnues » A peu de choses près, cétait le genre de phrase quavait du entendre Brygh Ailean MacFadyen ce matin-là. Peut-être avait-elle eu un instant de doute en voyant Hadrien gambader sur la berge, près du lac? LÎle de Sarlat était la propriété des MacFadyen. Cétait là quils vivaient, quils sétaient coupés du monde pour mieux se protéger. Et la nuit passée, il ny avait pas eu de mort sur lîle mais si Brygh avait tourné sa tête vers le Taillevent de Bergerac, à quelques lieues de là, au coeur même de la ville la plus tranquille du Périgord-Angoumois, elle aurait compris.
Søren MacFadyen Eriksen est mort. Mais Søren MacFadyen Eriksen nétait pas, ou plutôt, nétait plus un membre du clan MacFadyen, et ce avant même son trépas. Est-ce la raison pour laquelle Brygh navait pas saisi ce quon venait lui annoncer? La mort de son fils? Quelque part dans son esprit, Søren nétait plus son fils. Elle lavait renié à cause dun différend politique. De quoi était-il mort? Personne ne le savait exactement. A Bergerac, il se disait quil était en taverne avec Paquita lorsquaprès avoir descendu une énième Sainte, il est tombé brutalement sur le sol, sans vie, devant le regard effrayé de sa compagne qui venait dentrer.
Solveig Olofsdottir, lassistante suédoise qui avait accompagné le danois lors de ses précédents mandats à la prévôté, à la procure et ailleurs soccupa de faire appliquer les dernières volontés de son employeur. Elle fit creuser une tombe à Sarlat-la-Canéda, derrière léglise Ste-Lucie. Elle organisa les funérailles, convoqua famille et amis, concoctant un étrange mélange de personnes qui ne pouvaient souffrir dêtre ensemble, même à un enterrement. Ce fut Agnès Erikssen, sa propre soeur qui ce jour-là sut se comporter avec la plus grande dignité, au delà de la souffrance quelle ressentait. Alors que les funérailles tournaient au règlement de compte à lintérieur de léglise, elle sappropria le corps de son défunt frère et lamena avec elle, au couvent des cordeliers de Sarlat, là où elle suivait son noviciat
« Sarlat, Périgord-Angoumois, retour dans le présent »
Léglise Sainte-Lucie me tournait le dos. Je ne me rappelais plus la dernière où jy avais mis les pieds. Mes relations avec le Très-Haut nétant pas toujours au beau fixe, mon assiduité aux messes dominicales nétait guère exemplaire. A moins de deux cents pieds de là, se trouvait ma tombe. Oui, ma tombe. « Ci-git pour léternité Søren MacFadyen Eriksen, mort de belle façon. ». Tout un épitaphe. La première fois que je lavais découverte, cela mavait marqué. Dans mon esprit, à lépoque, ne restait que des lambeaux de souvenirs de mes dernières années. Javais par contre conservé tous ceux de mon enfance, de ma vie passée à Helsingør ainsi que mes premières années françaises après mon bannissement du Danemark. Voir son propre nom gravé sur une tombe, ça a de quoi refroidir le plus insensible des hommes. Désormais je my étais habitué. Parfois, je me disais même en plaisantant que je devrais organiser un pèlerinage annuel pour venir me recueillir ici, pour me rappeler que la vie est courte et quil vaut mieux en profiter avant quil ne soit pas trop tard.
Je navais pas de doute. Elle viendrait. Mais encore? Et après? Si javais prévu de consacrer les premiers instants de la leçon à des généralités comme la prise en main de larme, les différentes manières de toucher, la position adéquate des mains, des jambes, du tronc, je ne savais pas en revanche ce qui se passerait lorsquil me faudrait croiser le fer avec elle. Là haut, en cet après-midi de septembre, dans le ciel redevenu dun bleu azur ne trainaient plus quun ou deux nuages floconneux. Il ny avait pas une once de vent pour soulever la terre battue ocre derrière Ste-Lucie. Le soleil tapait fort ce jour-là sur le Périgord et avant de donner ma leçon, javais décidé de métendre sur ce petit muret pour y prendre un instant de repos et peut-être même somnoler un petit peu. Les semaines qui sannonçaient ne seraient guère propices à se prélasser. Ni pour elle, ni pour moi. Je navais fichtre aucune idée de lendroit où elle mentrainerait. Je savais par contre quil valait mieux quelle sache se défendre, même un peu. Oui, cela serait mieux que rien et pourrait faire la différence entre vie et trépas. Pour le reste, elle aurait sans doute besoin dun mercenaire, et les danois étaient les meilleurs dentreux.
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