--Josserand
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Aujourd'hui est un jour comme les autres.
Les heures ont égrainé leur éternité de suie et, enfin, Paris est noire de nuit. Saint-Jean, fourbu d'avoir bigorné de la ferraille depuis laudes tintinnabulantes, ne rallie pourtant pas le vacuum de sa cambuse, faisant fi d'une carcasse qui réclame la grâce d'une césure bienfaisante. C'est que, sous les combles comme du papier de verre, entre le vieux grabat et la table de sapin, les lémures traînent les lambeaux flétris d'un passé dont rougirait le Malin. Ils prennent, parfois, le visage d'une génitrice qui n'avait de mère que le nom; ils déploient, souvent, les traits fânés de Simon, cadet chéri que la misère a cueilli avant que ne puisse l'atteindre la conscience d'une existence honnie. Toujours, sur la console, somnole un morceau de vélin fatigué : il est, à sa sur, destiné, mais Josserand, les mois passant, n'a jamais trouvé en lui ni le courage, ni le coeur, ni l'envie, de combler l'immaculé de sa surface de quelques mots nécessairement fadasses.
Que lui aurait-il écrit, d'ailleurs ? Qu'il ne l'avait pas abandonnée une seconde fois et que, au contraire fort magnanime, il lui avait épargné une présence délétère qui ne pouvait que retourner le couteau dans la plaie d'une enfance aux allures de calvaire ? Tu n'y crois pas toi-même, indigne frère.
Aujourd'hui est un jour comme les autres.
Au poids de la fatigue accablant ses épaules massives, blondin s'en va adjoindre celle d'une ébriété élusive. Le même tripot, tous les soirs, accueille la carne rompue pour la remplir de tout ce qu'elle peut boire. Avide de vide, Joss' se pocharde impatiemment, comme si le trop plein d'alcool pouvait accaparer, en son palpitant, la place du désespoir, et c'est sans regret que, pour cette amnésie temporaire, il racle jusqu'aux fins fonds de son aumônière.
Des fois, il joue un peu. Meshui, il joue beaucoup. Les parties de ramponneau se succèdent avec autant de célérité que les verres de faro et, si le Très-Haut ne lui a concédé qu'une morne journée, il lui refile à tout le moins les bonnes cartes en ce début de nuitée. Avec les heures s'amasse également le blé alors que, loin de tout perdre par bêtise comme il lui est coutumier, Saint-Jean s'extirpe finalement du bouge plus riche qu'il n'y est entré, rasséréné par ce court moment de vénale félicité.
Aujourd'hui est un jour comme les autres.
La lune trop pleine déborde de lumière, de cette sale lueur qui ne sait qu'assombrir et qui fait plus lugubre tout ce qui tombe sous son empire. Ivre gaillard s'en retourne chez lui guidé par ses panards, l'esprit ayant, pour un instant encore, accédé au néant de la pensée que le bougre a si fiévreusement cherché au fond de son godet. Venelle ténébreuse supplante la sombre allée mais pas un soupçon de crainte ne vient oppresser l'âme fortement avinée, les hommes à la charpente solide et au poing acéré se faisant forts de cette idée, ma foi étrange, qu'ils ne sont pas concernés par le danger. Dans sa gibecière, les écus sonnent et trébuchent à chaque enjambée, jouxtant quelques trésors d'une toute autre valeur, bien plus sacrés aux yeux de l'éméché : un caillou glané sur la tombe de son frangin bien-aimé, un foulard chouravé à Nomi pieutant à ses côtés, diverses lettres de Lucie, l'être qui en cette Terre faisait la vie supportable et supportée.
Aujourd'hui est un jour comme les autres.
A ceci près qu'il s'agit du dernier.
* Titre-citation : Albert Camus, L'Exil et le Royaume.
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