Piastre
- Scène 1 : Dans la peau de Yulhia, vu par Piastre
Il n'y a rien à redire, la chambre 23 est un paradis duquel je m'autorise tous les excès. Il n'est pas évident pour moi de faire tomber la carapace qui me sert quotidiennement de passe droit mais quand je referme la porte et me retrouve seule dans cette chambre, c'est un peu comme si le monde entier disparaissait. Nul bruit ne vient troubler ma quiétude. Avec les jours passant et dépassant, avec le soleil qui me fuit pour mieux me retrouver timidement, je laisse mon corps et mon âme prendre leurs marques. Bientôt il n'y aura plus nulle trace de mon maigre passage par ici mais dans l'attente de ce moment fatidique je me déploie. Il flotte dans l'air une douce odeur de chanvre, elle simprègne à mon instar des tissus que j'ai quitté. Allongée sur le sofa qui trône, face à la massive cheminée, j'ai déposé au sol tout ce que je portais pour ne plus demeurer qu'entièrement nue. Qu'importe les avis, qu'importe la vertu, n'est-ce pas dans cette plus simple tenue que nous venons au monde ? Contre toute attente, je suis seule. C'est aussi bien que d'être accompagnée, voir mieux. Seuls nous naissons, seuls nous mourrons. Je me contente simplement de vivre de la même manière. Ils ne peuvent pas comprendre de toute manière, ceux qui s'habillent d'hypocrisie et de mensonges. Je me dévêt de leur fausse apparence. Jôte de mon épiderme toute accointance à leurs murs étrangers. J'en deviens l'étranger.
Sur les lattes du parquet, la dernière bouteille roule lorsque je la pousse. Je n'ai plus une seule goutte à me caler sur le palais et c'est un sacré vide que je ressens. Mon plus fidèle allié s'en est allé dans mon gosier dessécher mon aridité. Ne me reste alors que la pipe. Rien de tel qu'une bonne pipe. Fourrée au chanvre sec et au pavot, elle me procure ce que nul homme ne peut m'offrir. Elle m'accorde dans son infinie volubilité ce sentiment que je recherche à chaque instant : le néant. Ce jour, il fait froid, mais moins qu'au fond de mon cur. J'ai compris que Père n'était pas à La Rochelle. J'ai même compris qu'il n'y avait jamais mis les pieds, seulement dans mon imaginaire. C'est précisément cet imaginaire que je veux retrouver. Je veux que ma peau ne soit plus l'entrave qu'elle est, je veux arracher, dépecer, jusqu'à la moindre parcelle de mon être. Que mon âme puisse s'échapper, tels les volutes de fumée que mes nasaux expulsent avec lenteur. Mon regard dilaté se perd dans les méandres de l'instant. Ma peau frissonne, mes poils se hérissent, mes tétons pointent. J'en suis presque excitée de me sentir enfin, après cette nouvelle journée moribonde, au seuil de mes hallucinations. Viens Père, retrouve moi, cherche ton chemin dans mes délires et surprend moi ainsi. J'ai besoin que tu sois là, toi et personne d'autre.
- S'il vient, je pars.
C'est vrai. Dans mon désir de le retrouver, j'oublie qui je suis. J'oublie ce que je suis et ce que j'ai en moi. Je l'oublie Elle, et je la fais fuir. Elle ne supporte pas de me voir ainsi. Sans doute suis-je tentée de la provoquer de la sorte, d'appeler Père pour qu'elle s'échappe. Je n'ai trouvé aucun autre moyen pour la faire taire. Et croyez-moi c'est presque impossible de lui clouer le bec. Quand le monde autour de moi semble vaciller, elle est cette lumière verdâtre de l'autre côté de la baie, ce ponton qui me guide dans mes pérégrinations. Tranchante et glaçante, son froid me réchauffe. Ses bras sont les miens mais me font plus d'effet que ceux d'un autre qui m'y laisserait m'y glisser. Il n'y a que par Elle que je vis quand je n'hallucine pas. Elle est à la fois mon gardien, mon geôlier, la clé de ma prison et le poison de ma vie. Père est bien plus. Il est mon havre, mon passé, mon présent et ce futur que je fuis chaque jour dans l'alcool. J'attends son arrivée dans les bras de Freyja, soufflant au faiseur de miracle toute ma gratitude pour ses bienfaits. Elle peut bien partir, Lui arrive et dans son attente, je gémis de plaisir quand l'effet du chanvre me saisit enfin. Dans la gorge il me brûle et me libère. Je suis l'encens, je suis le feu, j'ai froid et j'aime ça. Viens, Papa.
[Posté avec l'accord de Jd Yulhia pour toute liberté de pensée et d'action]