Choqué.
Arnauld était choqué.
Tellement choqué que pendant presque une minute il ne réagit pas. Il était simplement là, la bouche ouverte, les mains vides, et la paupière tressautant. Il entendit vaguement la jeune femme dire son nom, "Justine", agir comme tout ce qui venait de se passer était
normal, et que le fou furieux qui venait de débarquer n'avait pas jeté son saucisson aux chiens.
Jeté son saucisson aux chiens.
Aux chiens.
Explosion dans 3, 2, 1...
- Mais vous êtes un grand malade ! Un grand malade ! Vous savez ce que vous venez de balancer ? C'était du saucisson de sanglier aux éclats de noisettes ! Vous entendez ? Du saucisson de sanglier aux éclats de noisettes ! Sauvage ! Mufle ! Suppôt du Démon ! Vous êtes un CRIMINEL !Il aurait été capable d'en venir aux mains s'il n'y avait pas 1) la fille en train de le pomponner comme si le malotru était une victime, et qui lui barrait le chemin avec ses bandages, 2) un public un peu trop important et trop armé autour d'eux qui risquait de s'en mêler, 3) une princesse à sauver et des épreuves pour lesquelles il devait garder ses forces. Fulminant, il ne fit même pas attention au morceau de pain que lui fourrait Justine dans les mains, et parvint à se contenter de foudroyer l'Italien du regard.
- La prochaine fois, faites-vous bouffer vous-mêmes par ces clébards plutôt que d'arracher la nourriture des mains d'autrui. Nom d'un cul de moine. Je ne vous salue pas.Il était remonté, l'Arnauld. Ignorant les chiens qui s'étaient fait un festin de SON saucisson, ignorant l'impie qui lui avait ravi son
précieux, ignorant même la jeune femme qui n'était pour rien dans l'histoire, il tourna les talons, drapé dans sa dignité, et s'avança vers l'entrée du château.
**
*
Comme il s'en doutait, des gardes, sans nul doute des complices du dragon à occire (ou apprivoiser, il n'avait pas encore décidé), étaient postés devant la herse. Mais contrairement à un dragon veillant sur un trésor, qui, comme tout le monde le sait, est d'une vigilance inébranlable (c'est bien pour cela que tous les trésors sont gardés par des dragons, cela va de soi), les gardes humains ne sont pas d'une extrême fiabilité dans leur tâche. Un papillon qui passe, un son qui ressemble à la trompette qui annonce l'heure du repas, une jolie fille qui agite ses attributs dans leur champ de vision, et ils oubliaient pourquoi ils étaient payés. Justement, des filles, il semblait en approcher plusieurs. Il faisait noir, et Arnauld ne distinguait pas les visages, aussi ne reconnut-il pas son ami Benjen ; mais alors qu'il essayait d'élaborer une stratégie pour passer sans être vu des gardes, il se fit bousculer par un jeune homme pressé qui tentait d'entrer dans le château. Il étouffa un petit cri de protestation, et, alors qu'il se frottait le bras qu'on lui avait heurté, il identifia une masse sombre sur le sol - une robe bordeaux, semblait-il, avec des froufrous à une extrémité qui, après un examen plus approfondi (c'est-à-dire qu'il venait de faire un pas en sa direction et qu'il s'était légèrement incliné sur la chose à terre), s'avérèrent être des cheveux. Ah ! Dans la robe, il y avait une femme !
C'était la nuit où il fallait être chevaleresque. Princesse, donjon, dragon, tout ça. Il se pencha donc, tendit la main à la jeune femme, et la remit sur pied sans trop prêter attention à ce qu'elle pouvait avoir à dire là-dessus.
- Le rôle de la demoiselle en détresse est déjà pris pour ce soir, madame, faites attention.Il sourit, sans savoir si elle pouvait le voir dans la pénombre, et n'attendit pas son reste pour filer. En effet, la course du jeune homme bousculeur lui offrait la diversion qu'il avait attendue : pendant que les gardes étaient distraits, il fonça vers la herse. Celle-ci était en train de redescendre, toutefois - peut-être qu'un garde avait activé le levier après avoir vu passer le jeune homme. Arnauld se projeta à plat ventre, bien heureux que sa chemise soit suffisamment épaisse pour le protéger des éraflures, mais, alors qu'il pensait être passé, lâcha soudain un petit cri de douleur.
Son pied était resté coincé entre deux barreaux de la herse !
- Rrraaah-arf, scrongnongnom, rrrllrrr... Il ne pouvait pas finir comme ça ! Fallait-il qu'il se scie la cheville ? Tout ça pour une princesse qui n'était même pas Actyss ! Il continua de se débattre, et soudain, sans qu'il comprenne ce qui s'était passé - avait-on relevé la herse ? avait-on tiré sur sa botte de l'autre côté, pour l'aider ou pour le retenir ? - il fut de nouveau libre.
Le seul souci, c'était qu'il n'avait plus de botte. Mais il avait toujours ses deux pieds et, sans chercher à savoir ce qu'elle était devenue, il fila vers l'intérieur du château. Chaussé ou non chaussé, il libérerait la princesse !
14: vous trompez la vigilance d'un garde et entrez incognito, hélas la herse a décidé de garder votre pied.
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