Praseodyme
Vers lInconnu, et au-delà !
Carnet de voyage de Praséodyme Gazélec, chef de la quatrième lance de larmée de Labienus de Massala, en route vers le grand camp du Grand Khan.
Jour premier
Ce matin, seizième de décembre de lAn 1465, vers laudes, les deux armées des Pèlerins ont franchi les Portes de lInconnu, lune derrière lautre marchant vers le Levant, chacune à la suite dun Porteur de luf. Lheure estoit à la solennité. Malgré le grand courage qui anime tous les soldats de lOst, tous ressentent au fond deux-mêmes la crainte, non poinst daffronter des forces quils imaginent redoutables, mais bien de ne poinct se montrer à la hauteur de ce défi. Derrière les fronts soucieux, on peut lire les pensées inquiètes qui agitent les esprits : « Ai-je bien pensé à faire pipi avant de partir ? » « Heu, jai débranché le frigo, ou pas ? » « Zut, jai laissé le chat fermé dans la salle de bain, ça va sentir bon, au retour. » « Crotte, jai oublié mon épée sur la table de nuict de lhôtel ! »
Lappel des présents a été fait avant le départ, la longue litanie des noms résonnant dans lair glacial du petit matin. « Calouste ? » « Pzant ! » « Calico ? » « Pzant ! » « Orwell ? » « Orwell ? » « Elle est où, Orwell, nom de Déos ? » Georges Orwell ne partira pas avec la troupe, la fille de pasteur restera sur le quai de Snagov, à manger de la valache enragée, elle nira pas prendre un peu dair frais dans la ferme des animaux inconnus, on ne peut pas non plus lattendre 1984 ans. On part sans elle.
Au bout dun certain temps de marche dans une semi-obscurité, une pâle lueur a pointé au Septentrion, et un étrange soleil verdâtre sest levé, découvrant une vaste pleine sétendant à perte de vue. Par réflexe, tout un chacun sest retourné vers le Ponant pour tenter dapercevoir le clocher de Snagov, mais rien napparaissait dautre à lhorizon que la plaine infinie, recouverte de grandes herbes bleues qui ondulent doucement au vent, sauf quil ny a pas de vent, les herbes semblant être animées de leur vie propre. Elles ouvrent le chemin devant les Porteurs de luf, et le referment derrière la troupe. Malheur à celui qui sécarte de la procession sans être en possession de lObjet magique, il resterait à jamais perdu dans le Grand-Nulle-Part, sans espoir de jamais retrouver son chemin.
Le soleil à poursuivi sa course jusquau zénith, donnant au paysage une étrange couleur de métal bronzé. Au loin, on aperçoit quelques troupeaux de chevaux, mais ils ne sapprochent poinct, et on les distingue mal. Partout règne un grand silence, seulement brisé au passage par le fracas de la troupe en marche. Lair est lourd, et pourtant il fait froid.
Au zénith, les armées ont stoppé au milieu de la plaine, pour se reposer et se restaurer. Le chemin souvre toujours vers lEst, filant en ligne droite. Un soldat de ma lance a sorti une lunette de marine de son havresac, et a entrepris de lorgner les chevaux, dont un petit troupeau sest approché à faible distance. Il me les décrit, puis devant mon air incrédule, il me passe sa lorgnette. Jexamine les animaux avec stupéfaction, lui rend son appareil et compulse frénétiquement lexemplaire de « La Terra Incognita pour les Nuls », opus dun anonyme du XIème siècle, dont jai trouvé un exemplaire corné et défraîchi au bazar de lHôtel-de-Ville de Targoviste. Daprés le manuel, il sagirait de chevaigles, animaux superbes et pacifiques qui se nourrissent de petits rongeurs. Jentreprends den faire le croquis à la mine de plomb.
Au signal du départ, une agitation inhabituelle secoue la troupe. Une rumeur enfle, parcourant les rangs comme une lame de fond : on aurait perdu un soldat, parti satisfaire un besoin pressant, et qui na pas regagné sa place. On le cherche en vain, il semble sêtre évaporé. Déjà deux guerriers de moins, et lon nest pas partis depuis une journée.
Dans laprès-midi, alors que le soleil retourne vers le Septentrion et que la fatigue gagne tout le monde, une exclamation retentit derrière-moi : « Là-bas, un sciapode ! » Tout le monde scrute lhorizon dans la direction indiquée. Rien en vue ! « Ouah laut, portnawak ! » « Nawak toi-même, banane, jlai bien rconnu ! », « Bah, quesse ty connais, toi, à lInconnu ? » C'est pas faux ...
Le soir venu, on fait halte à lautre extrémité de la prairie. Les herbes bleues se sont raréfiées, les armées sinstallent au sommet dune petite colline nue qui surplombe une étendue dapparence désertique. Le tracé sombre dun fleuve semble sinscrire au loin dans le paysage. Peut-être est-ce le Danube, qui sécoule vers la Mer des Turcomans. On verra demain. En attendant, les sentinelles postées guettent larrivée des Tartares entre le fromage et le dessert.*
Il est temps maintenant de dormir, demain sera un autre jour.
* OK, elle est un peu tirée par les cheveux, celle-là.
_________________