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[RP] Flashback - Ta gueule, c'est pour mon bien

Pierre...
    [Par nuit claire – 1441]


Accroupi dans l'obscurité, l'épaule appuyée contre le mur fin, grignoté par les bestioles, qui séparait les deux pièces du logis minuscule, l'enfant était si silencieux qu'il aurait pu ne pas être là. C'est ce que ses parents croyaient, en tout cas. Penchés au-dessus de l'unique bout de chandelle allumé, ils chuchotaient avec un emportement qui ne plaisait pas du tout au petit Pierre.

C'est fini, fini, fini. Il nous reste plus rien. Je sais même pas si je pourrais acheter du pain demain. Et t'as encore trouvé le moyen de demander de l'argent à l'autre Vieux, là !

Le garçon de neuf ans n'avait pas besoin de jeter un œil par l'embrasure de la porte pour deviner que c'était sa mère qui venait de parler. Elle avait une voix un peu nasillarde, très reconnaissable de celle de son père. Laquelle ne tarda pas à s'élever en retour.

Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ?
Chut, pas si fort ! Tu vas réveiller le gamin.
Et puis après ? Qu'il se réveille, pour ce que ça change.
(Il baissa tout de même d'un ton). Il fallait bien que je paie la viande, pour que l'échoppe marche. Pas moyen d'élever nos propres porcs, on a pas de quoi. Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ?
On aurait dû rester à Lacaune, voilà ce que j'en dis.


Un silence aigri fit suite à cette déclaration.
Pierre resserra ses genoux osseux contre son torse fluet, n'écoutant presque plus la conversation qui reprenait. Il y avait bien deux ans qu'il avait l'impression de toujours épier la même discussion, depuis que les Maselier s'étaient installés à Paris. Maman reprochait ses mauvais choix à Papa, qui répondait que cela s'appelait de l'ambition, et que cela finirait par payer. En attendant, c'étaient eux qui payaient. La piaule exiguë du rez-de-chaussé qui tenait lieu de boucherie-charcuterie et l'espèce de débarras à l'étage, à peine plus qu'un grenier et qui leur servait de logement, avaient suffit à délester la famille de leurs économies. Parfois, ils réussissaient à rendre ce qu'on leur prêtait en faisant tourner la boutique. La plupart du temps, non. Il fallait dire que la populace du seul endroit où ils avaient eu les moyens de s'installer n'avait guère de quoi se payer mieux que du rat comme bidoche.


… Mais on en fera jamais rien, de ce gamin. Il cause pas ! Si ça se trouve, il est débile qu'on le saura jamais.

Le môme se mordit l'intérieur des joues, se renfonçant davantage dans son coin d'ombre comme s'il voulait s'y fondre. Il avait froid aux pieds.
Ça y est. C'était le moment où c'était de sa faute. Ça arrivait toujours à un moment ou un autre dans cette dispute qui ne prenait jamais fin.


Il est pas débile, tu le sais bien. Le curé aurait pas réussi à lui apprendre à lire, sinon.
Quand bien même ! J'ai pas besoin d'aide à la boucherie, il faudrait déjà qu'il y ait quelque chose à y faire pour ça. C'est une bouche inutile à nourrir, penses-y. Je suis sûr que même à mendier, il vaut rien.


Le raclement du tabouret indiqua à Pierre que son père s'était levé et faisait les cent pas, énumérant chacun de ses torts, chacun des artisans qui n'avaient pas voulu s'en encombrer ne serait-ce que pour faire le coursier. Un mouflet qui ne mouftait pas, ça ne servait à rien, si tant qu'il ait son compte de mains et de bras : pas moyen de communiquer avec ça. Et teigneux avec ça, qui trouvait sans cesse une façon de se trouver au milieu d'une bagarre.
Il s'interrompit brusquement, au moment même où sa femme demandait :


Chut... T'entends pas un bruit, là ?

Pierre l'avait entendu aussi.
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Avatar : AaronGriffinArt
--Gringoire
Et le bruit, justement, était le bruit du salut. Dans la nuit claire, la silhouette de Gringoire patientait à la porte des Maselier .

Le grigou attira l'oeil d'un passant qui se hâtait de rentrer chez lui. Il faut dire que tout le monde le connaissait dans les environs... Lorsqu'il se présentait à votre porte, tel un oiseau de mauvais augure, c'est qu'il y avait forcément des affaires à faire... Profitables, certes, mais à qui? D'aucuns penseraient qu'il attendait qu'on vienne lui ouvrir. En vérité, l'oeil expert évaluait le prix de la demeure. L'état d'usure de l'enseigne. Le doigt noueux et calleux grattait déjà le bois de la porte, pour en évaluer l'épaisseur.


Usurier de la Cour, aguerri à "l'honorable" profession après des années à conclure des marchés peu honnêtes, l'homme était racé, pas très grand, fondamentalement patibulaire ... Et son pas claudicant ne l'était que les jours de pluie. Gringoire savait manier l'art de l'entourloupe. Maître chanteur parfois, oiseau de malheur, souvent. Il jouissait d'une réputation assez mauvaise pour s'entourer d'une cour de malfrats actifs et créatifs, et vivait de petits méfaits et de faux compromis audacieux.

L'habile était à même de trouver toutes les manières possibles pour faire sortir les écus de la bourse des honnêtes - et moins honnêtes - gens. A moitié bohémien et à moitié rien-du-tout, il avait une foule de petits intermédiaires, dispersés dans les endroits les plus fréquentés de Paris pour lui dégoter les bons filons et échafauder d'inextricables entourloupes...

Gringoire s'appellait aussi Lothaire, Quassim, Acelin, Bartholomée, Senoc... Bref. Tout dépendait de qui le demandit. Mais à la Cour, on l'appellait "Le Vieux". Parce que personne ne savait trop son âge, mais qu'au vu de ses cheveux gris et de son tableau de chasse long comme un chapelet de saucisse on savait qu'il avait ... De l'expérience .

Après une minute de silence, il s'introduit comme diable en sa demeure dans la boucherie, et emprunta les escaliers pour rejoindre les Maselier. Il fut accueilli par un murmure de stupeur, mais bien entendu, ,e venant pas du gosse. Il était muet comme une carpe.


- Puteborgne, le Vieux! Tu nous as flanqué une de ces trouille!

- C'est pas une heure pour s'introduire chez les honnête gens.


Brailla la bonne femme. Le sourire renard du grigou s'étira un peu, dévoilant deux dents manquantes à un ensemble pourri.


-Baisse ton rouleau à pâtisser, la Maselier. J'viens causer affaires...


Il regarde un peu autour de lui, laissant son escarcelle au cliquetis étrange choir sur le plancher poussiéreux. On n'y voit goutte, dans cette pièce de malheur. Mais Gringoire distingue assez nettement un linteau de cheminée, qui n'accueille plus de foyer depuis belle lurette. Les cheminées, c'est une plus value. C'est toujours bon à noter.


- Et j'crois ben savoir que z'êtes plus tant en position d'négocier.


Il posa son cul sur un tabouret, comme s'il y avait été invité.
Pierre...
La porte grinça, le plancher protesta. Quelqu'un venait d'entrer. L'enfant se mit à quatre pattes dans sa cachette, tendant le cou, rongé de curiosité mais incapable de bouger, comme cloué par la nervosité presque palpable qui émanait de ses géniteurs dans l'autre pièce. Il reconnut aussitôt la voix du visiteur, rapidement suivi du « toc » caractéristique du bois contre le bois, un rouleau à pâtisserie que l'on repose à regret sur la table.

Pierre grimaça. Il avait vite appris à détester le Vieux. Quand ce dernier souriait, ça n'arrivait pas jusqu'aux yeux, ça ressemblait à un animal qui montrait les dents avant de mordre. Il observait tout d'une manière qui mettait le môme mal à l'aise. Il épinglait le monde comme son père plantait la petite planchette avec le prix dans la viande.
Lorsqu'il se pointait, les Maselier mari et femme finissaient toujours comme ce soir-là, à ressasser les même rancœurs, et un coup se perdait parfois. Il fallait croire qu'ils l'avaient devancé, cette fois. Le gamin ne comprenait pas pourquoi ses parents faisaient affaire avec lui si eux non plus ne l'aimaient pas. Le Vieux venait de plus en plus souvent.

Alors qu'il entendait l'enflure prendre ses aises, le petit muet appuya l'oreille contre le mur pour ne pas perdre une miette de la conversation qui s'annonçait.


… z'êtes plus tant en position d'négocier.

Justement, on...
On aura de quoi te rembourser très vite !
Coupa aussitôt la mère Maselier.

Elle déglutit.


On... Il nous faut juste un peu de temps, tu vois. Ça va repartir. Il faut juste que... Enfin...


La voix nasillarde, balbutiante, se perdit en conjectures embrouillées où se côtoyaient pêle-mêle des « et si », « bientôt » et autres « peut-être » qui ne menaient à rien. Puis elle mourut dans un soupir las.

Crrrccppffrr.

C'est le moment que choisit le mur contre lequel s'appuyait Pierre pour céder sous son poids, y creusant une cavité grande comme la main d'où s'échappa poussière, moisissure et débris bouffés par les termites. Il toussa.

Pierrot ? Fait chier ce gosse, faut qu'il nous pète des trucs en plus. Sois un bon garçon, viens dire bonsoir à notre... invité.

Il ne voulait pas être un bon garçon. Pierrot, c'était le genre de surnoms qu'on donne aux gamins qu'on croit cons parce qu'ils ne peuvent pas vous répondre. Mais contrecœur, le môme sortit de l'ombre, sa silhouette dégingandée, toute en genoux et en coudes, vacillant à la lueur de la chandelle. Les poings crispés, il ne regardait que ses pieds, ou du moins là où il imaginait qu'ils étaient. On ne voyait rien, de toute façon. Il devinait tout juste sa mère qui tapotait la table à côté de son rouleau à pâtisserie, le Vieux assis, son père qui faisait les cent pas debout, parce qu'il n'avait que deux tabourets. Il ne leva les yeux vers aucun d'entre eux.

Le père Maselier reporta son attention sur l'usurier, maintenant que femme et enfant semblaient sous contrôle. Un ton fatigué, de ceux qui savent qu'il ne sert plus à rien de supplier.


Qu'est-ce que tu veux ?

Qu'on en finisse.
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Avatar : AaronGriffinArt
--Gringoire
L'oeil maussade examina, décontenancé dans l'encre de son jais la silhouette gringalette du gosse. Une grande tige pour son âge, qui ne savait pas aligner trois mots. Au moins, il ne causait pas de tourments celui-ci. A part peut-être achever quelques murs miteux qui s'émiettaient à même les regarder... L'usurier claqua de la langue.

- Ha la Maselier, sers moi donc un godet d'eau chaude au lieu d'te fatiguer, que je m'réchauffe le gosier. Elle est toute pourrie ta bicoque. M'étonnes qu'avec ta grai...grâce hum, t'sois pas encore passée par d'dans l'plancher.
- Vas-y m'man. Sers lui.


Il fit un geste dédaigneux à la bonne femme pour qu'elle le débarrasse justement, et le laisse parler avec le Maitre de céans, du moins, qu'il croyait. Car si quelqu'un portait le tablier ici, ce n'était certainement pas le père de Pierre. Laissons aux hommes l'illusion qu'ils jouissent de leurs attributs autrement qu'en dehors de leur couche.

- Ce que j'veux? T'aider pardi. Comme toujours mon ami... T'aider...

Il avise le Pierrot qui reste planté là, comme s'il avait fait ça toute sa vie. Une plante verte, poussée trop vite, un beau brin d'rien du tout qui prenait le pain des gagne-rien et n'engrangeait aucun bénéfice.

Ha, si c'était le sien... Le Vieux savait lui, comment on se servait d'un enfant. Comment le dresser pour qu'il rapporte un brin d'argent plutôt que de le grignoter comme un raton. Les filles? Il les mettait au tapin. Pas b'soin d'attendre que leur pousse une vraie paire de seins, elles étaient déjà toutes prêtes à consommer. Fraîches comme la rosée. Les petits gars eux, il en faisait des durs. Des petits rabatteurs, guetteurs, des petits rejetons de la rapine. De sacrées graines de voleurs pour grossir son réseau et amener un peu d'or à la souricière.


- Ta maison tombe en ruine mais t'as encore du matériel de boucher. T'faut sacrément d'argent pour relancer ton affaire... Vends-moi là; elle ne te rapporte que misère.
- Vendre? Non, jamais ! ... Donne moi...


Il le coupe, et son index tendu cogna tout raide sur le bois de la table avec frénésie.


- Non, Maselier! T'me dois dejà poignée d'galons ! Sur tes ventes, hein, qu'tu fais même plus à foison.
- Alors donne moi juste un délais! Un dernier!
- Le temps c'est de l'argent mon vieux, t'en a d'jà ben trop consommé...


Le père Maselier se prit la tête entre les mains. On entendit plus loin, en contrebas, un reniflement sourd. La bonne femme sentait ses vieux démons lui revenir, jusqu'à éclater en sanglot. Le bruit, si désagréable à celui qui se moquait de la charité lui arracha une grimace, et couvrir à plus haute voix.


- Ils viendront demain tout brûler si tu payes pas. Mah! C'que j'en dis...


Perdre une boucherie qui avait encore son billot, toute pourrie soit-elle... Quel gâchis. "Ils", n'étaient autres que ses petits gars. Ses petits mains, neuves mais sales, dépecées de leur innocence à la brutalité de la rue. Car s'il était un fait avéré, c'est que le Vieux était un paresseux. Et qu'il ne faisait jamais les plus sales besognes de lui-même.


- A moins qu'tu m'donnes ton miard. Il cause pas, mais il sait s'servir de ses mains... Hein?


Les yeux vautours s'étaient posés sur l'enfant, et ne voulaient plus s'en détourner. Là en bas, les sanglots avaient cessés, faisant place à un silence trop bavard...
Pierre...
Le ballet des adultes continuait, sans plus se préoccuper du gamin planté là. Il était la note silencieuse de la composition.
Dans un grommellement, la mère Maselier se leva avec une lenteur délibérée, comme si sa « grâce » l'empêchait de se mouvoir, ses hanches roulant paresseusement sous sa lourde jupe. Pierre n'était pas dupe : elle savait être vive comme un serpent lorsqu'il s'agissait d'aller lui allonger une taloche à l'autre bout du logis quand il faisait une bêtise.

Le père prit sa place sur le tabouret. La discussion d'homme à homme pouvait commencer, bien que cela ressemblait plus à un petit garçon qui va se faire disputer par son paternel, même du point de vue de l'unique réel enfant dans la pièce. Parce qu'il n'y avait pas à s'y tromper. Les deux quidams pouvaient bien être assis ensemble, les yeux au même niveau, point d'égalité.
Suppliques, marchandage. Face à l'inexorable, le mari ne valait pas mieux que sa femme pour ce qui était de gagner du temps.


Mon miard ?


Pierre sentit les regards se poser sur lui dans la lumière chiche, comme s'il était soudain exposé en plein soleil. C'est là qu'il se rendit compte que les ronchonnements de sa mère s'étaient mués en sanglots étouffés.
Le môme déglutit. Il avait du mal à comprendre. Il ne voulait pas comprendre. Ça n'était pas possible. N'est-ce pas ? De toute façon, son père allait refuser. C'était obligé. C'était son père. Il était souvent déçu de son fils qui ne pipait pas un mot, mais... Le regard qu'il lança à son géniteur, plein d'amour et de confiance, devait ressembler à celui d'un chiot avant d'être noyé. Le Maselier le lui rendit un instant, et s'en détourna.

Il mit longtemps à répondre, pressant ensemble ses deux grandes paluches de boucher. Il évitait avec soin de croiser les yeux de sa femme qui jetait plus qu'elle ne posait sur la table un godet de flotte mal bouillie.


Il cause pas, mais c'est un bon mioche. Pas chiant. Il fait pas de bruit. On s'apercevrait même pas qu'il est là, parfois. On... On dirait pas, là, il est un peu maigrelet. Mais bien nourri, il est robuste. Agile. Et... et il sait lire.

Son père louait ses éloges pour la première fois, et c'était pour se débarrasser de lui. Quelque chose mourut chez le petit muet. Il n'aurait su dire quoi. Mais il le sentit clairement, comme un petit "pop" au creux de ses côtes.

Si je te le laisse, tu effaces l'ardoise ? Je garde mes outils de travail ?

Échangé contre un croc de boucher et un hachoir à viande. Pierre laissa échapper un feulement rauque, à peine audible, le plus proche d'un hurlement de colère pour sa gorge quasi silencieuse. Se plantant devant les deux hommes qui décidaient sa valeur, il envoya valser la table bancale et s'apprêtait à détaler, quand une main se referma sur son poignet. Sa mère, à l'autre bout, lui fit non de la tête.

"Ne te rends pas les choses plus difficiles", semblait-elle dire.
Finalement, Pierre n'était pas le seul à parler le langage du silence. Il se demanda pourquoi ses parents avaient toujours fait comme s'ils ne le comprenaient pas.

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Avatar : AaronGriffinArt
--Gringoire
- Il sait lire tu dis? Amène-le la Maselier, que j'le regarde de près. Va donc, j'vais pas l'bouffer...

Et elle le fit. Comme un veau qu'on traîne à abattoir, elle amena le gosse qui freinnait des deux fers sur le plancher de misère.

Le Vieux prit le poignet où la femme l'avait lâché, faisant tourner un peu le miard comme on inspecte une brebis. Il semblait avoir de bonnes jambes. Les jambes, c'est important pour filer comme le vent quand la maréchaussée rappliquait. Il avait aussi de beaux yeux vifs et furibonds , de ceux qui vous mordent entre deux battements de cils. Avoir du caractère aussi c'est important, quand on doit survivre avec ses pairs.
Une jeune asperge, bien campée sur ses pattes et qui montrait un peu les dents. Ma foi, elles étaient belles, et ne lui causeraient pas de tourments lorsqu'il devrait mastiquer le gras cartilagineux que refilait le boucher au Vieux pour nourrir ses petits rabatteurs.

Car Gringoire ne promettait rien, si ce n'est effacer une ardoise qu'il savait déjà bientôt de nouveau pleine. L'échéance n'en était que repoussée. Le Père Maselier était un type sans un brin de raison, et la jugeotte n'était pas son fer de lance.
Pour sûr que sa femme n'avait pas fait l'affaire du siècle en l'épousant, mais avait plutôt creusé sa tombe. Ces gens là finissaient par disparaître sans laisser de trace, ou leurs maisons finissaient brûlées. Qu'est-ce qu'un gosse comme celui-ci pouvait bien y changer, après tout...


- Va, je le prends.

Et comme on conclue un marché à la foire aux bestiaux, Pierre fut échangé sans autre forme de procès.

Et son sourire pourri s'étira sur sa nouvelle acquisition. Au moins lui, lui rapporterait de l'argent. Beaucoup plus qu'il n'en coûterait à nourrir. Il rejoindrait dès ce soir les petits catins pré-pubères et les coupes-bourses qu'il faisait pousser à l'ombre de ses affaires... Un index se leva pourtant vers le père.


- Mais tente-donc pas de l'reprendre ou de l'voir. Il est à moi maintenant. Où il t'en cuira l'Maselier. Compris? ... Si chacun s'occupe de ses affaires, les génisses s'ront bien gardées...

Le père hocha vivement la tête en triturant ses manches et continua soigneusement d'éviter le regard et la zone très élargie de la Mère Maselier, qui semblait soudain être devenu aussi pâle qu'un linge propre.
Tout alla très vite. Le vieux tira l'enfant par le bras, lequel se contorsionna un peu, soudain aussi déchainé qu'un pourceau qu'on enlève de son enclos . La lutte ne dura pas longtemps, le vieux avait encore de bons restes. Une vie forgée par la violence et l'abrupt des Miracles , ça vous laisse de vieux réflexes.
Et lorsqu'il emporta le gamin sans avoir terminé son verre de flotte, Pierrot sembla presque pris de parole...

C'est que lorsque l'on crie avec ses tripes, l'on a beau être muet... Le message passe tout de même.

La porte d'en bas se referma, et l'on pu entendre derrière les éclats de voix de ceux qui avaient été muets de ne pas croire eux-même à leur marché avec le diable... Pour quelques outils et une boucherie.
Pierre...
En un tour de main, voilà le môme qui change de propriétaire. C'était si rapide, si facile qu'on avait du mal à croire que c'était en train d'arriver. Pourtant la pogne du presque-étranger à qui il appartenait désormais pesait aussi lourd sur le poignet osseux du gamin que les entraves d'un galérien.

Pierre tira, lutta, ses pieds déjà trop grands pour ses vieilles chaussures d'enfant campés sur le plancher pour résister à l'examen qu'on lui faisait. Peine perdue, évidemment. Faible comme un agneau entre les mains du boucher, il était manipulé sans que sa rébellion y change quoi que ce soit. Il tenta de mordre le Vieux, mais hasard ou habile esquive, ses dents claquèrent dans le vide. Alors il se mit à pleurer, ses joues pâles rougies par l'effort, un glapissement quasi-inaudible au bord des lèvres. Il ne voyait plus grand-chose du monde auquel on l'arrachait, ses larmes floutant ce qui n'était pas mangé d'obscurité.

Son père et sa mère n'étaient plus que des silhouettes indistinctes, chacune à leur bout de la pièce. Même leurs voix s'entrechoquaient, les sanglots suraigus et le murmure grave formant une discordante mélopée.


… Tu vas voir, quand tout ira mieux, je t'en ferais un autre mieux, va... C'est pour le mieux... (et, plus haut, sans doute à destination de l'usurier : ) T'as eu ce que tu voulais, va-t-en, maintenant ! On te doit plus rien.

Heureux imbécile qui croyait pouvoir congédier à sa guise le mal de sa maison, qui espérait qu'une fois la porte close, tout repartirait à zéro.

Et le petit muet fut traîné en bas des escaliers avant même d'y comprendre quelque chose. Le mouvement redonna de la vigueur à son insoumission. Il se débattit de plus belle, mordant à l'aveuglette, tentant de rouer de coups de pied les tibias de son ravisseur. Il se déboîta presque l'épaule à essayer de se libérer. Il se considérait comme un bon bagarreur : il était plus grand que la plupart des autres enfants, et avait pris pour habitude de rétorquer aux moqueries avec les poings, seul moyen d'expression quand votre gorge ne produit pas un son. Mais le Vieux ne semblait même pas remarquer ses gesticulations, l'écartant parfois d'un geste négligent, comme on chasserait un moucheron.

À bout de souffle, le gosse se laissa pendre au bras de son nouveau maître, pesant de ton son poids, essayant de se faire aussi lourd que les carcasses inertes que trimballait le père Maselier. Il ne cessait de jeter au Vieux des regards furibards qui promettaient tous les tourments éternels et morts douloureuses que pouvait imaginer un gamin.

Attends d'voir que j'me libère, t'vas voir...

Mais au fond de lui, son assurance s'ébranlait. Qu'allait-il devenir ?
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Avatar : AaronGriffinArt
--Gringoire
Le vieux le tint aussi ferme qu'un petit goret qu'on arrache du troupeau. Ces bêtes là, ça vous file entre les pattes en un rien de temps, et ça se carapate en criant dans les rues de Paris, vous laissant comme deux ronds de flan. Il avait le cuir dur, mais pas à l'épreuves des dents de lait. Et les cochons de lait, généralement, il les mangeait.

Las de ses tentatives vaines d'évasions duu mome, judicieusement alternées avec des moments de pesanteur et d'inertie extrême , il ramena le marmot gesticulant quelques rues plus loin dans une impasse, jusqu'à le lâcher comme un sac de patates au sol, sans douceur. Acculé, il ne pourrait ainsi pas s'échapper. Gringoire se pencha sur lui comme l'ogre sur le petit poucet. D'un ton extrêmement ferme, il ne mâcha pas ses mots.

- 'Coute moi bien Pierrot. Tu vas t'calmer et cesser de m'les briser menu pour les rues qu'il n'reste à prendre. Sinon j' t'arrache les deux yeux 'vec mes doigts. Et crois moi, tu m'rapporteras autant d'argent quand j'te largu'rai tous les matins dans l'même coin d'venelle pour faire la manche, avec ta belle gueule et tes yeux creux que si j'te ramène entier.

Un oeil plissé, l'autre non, l'haleine putride du vieux vint chatouiller les narines du muet.

- Parce qu'un miard muet, ça passe, un miard con, ça s'vend! T'entends mon p'tit gars?

Il saisit son bras, usé de le porter et maugréa encore.

- Suis-moi. Fais pas l'idiot. Si tu t'échappes, tu sais bien qu'ferais brûler ta maison, et tes vieux avec. Pis j'te retrouverais. Parce qu'ici, j'connais tout l'monde. Et tout l'monde m'connait.

Le vieux tapota sur la tempe de Pierre du bout de l'index.

- J'm'appelle Gringoire. Et dorénavant, tu vas travailler pour moi. Et pis... Porte pas ça. T'en auras pas b'soin là où tu vas.

La vieille pogne délogea une petite croix du cou de Pierre, dont il rompit la chaine et la fourra dans sa poche d'enfant. Il se racla bruyamment a gorge et cracha un glaviot sur le pavé en guise d'accord. De toutes façon le gosse ne répondrait pas et dans l'obscurité il ne pouvait pas voir l'étendue infinie des expressions de son regard, si éloquent, qui parlait bien à sa place...
Pierre...
Ça ne marchait pas. Le mioche était terriblement vexé que sa technique ultime de pendouillage comme un poids mort soit un échec si fracassant. D'ordinaire, sa mère aurait poussé un soupir et l'aurait lâché, en marmonnant un « ben démerde-toi, je te laisse là. » ou quelque chose d'approchant, et Pierre aurait su qu'il avait gagné, et il aurait couru la rattraper. Mais ça n'était pas sa mère. Il ne verrait plus sa mère. Plus jamais. Son monde s'écroulait.

Le gamin se mit à pleurer, parce qu'il commençait à réaliser, réaliser vraiment ce qu'il se passait, et qu'il ne savait pas quoi faire d'autre. Il chialait de trouille, de haine, d'impuissance. Ses coups comme son inerte protestation étaient évités avec tant de nonchalance qu'il se demandait s'ils étaient même remarqués. Dans l'obscurité qui les entourait, lui et son bourreau, ses regards assassins étaient aussi vains que ses sanglots, sa bouche qui s'ouvrait et se fermait dans le noir pour hurler sans bruit. C'était pire encore que d'être muet. C'était comme ce qu'il faisait, ce qu'il pensait de ce qui lui arrivait n'existait pas. Il aurait pu ne rien faire que ça n'aurait rien changé. Il n'était plus quelqu'un, mais quelque chose. Quelque chose qui appartenait à quelqu'un.

Soudain, l'homme qui l'avait arraché à ses parents le lâcha, et le môme sentit l'arrière de son crâne heurter un mur derrière lui. Il laissa échapper un piaulement à peine audible en se mordant la langue sous le choc.

Son premier réflexe fut de se ruer sur l'ennemi, mais les paroles de celui-ci le clouèrent à terre.


- 'Coute moi bien Pierrot. Tu vas t'calmer et cesser de m'les briser menu pour les rues qu'il n'reste à prendre. Sinon j' t'arrache les deux yeux 'vec mes doigts. Et crois moi, tu m'rapporteras autant d'argent quand j'te largu'rai tous les matins dans l'même coin d'venelle pour faire la manche, avec ta belle gueule et tes yeux creux que si j'te ramène entier.

Ah, il avait réussi à le faire chier finalement. La minuscule étincelle de satisfaction quant à sa capacité de nuisance fut vite mouchée par la frayeur que lui inspirait le bonhomme. Pierre ne parlait pas, mais il savait écouter. Il faisait la différence entre une menace creuse et la vérité. L'usurier n'hésiterait pas un instant à lui crever les yeux. Il ne serait même pas importuné par les cris de sa victime.

Le petit taiseux se plaqua contre la surface froide et moite du mur, tournant la tête tant pour échapper à l'haleine de Gringoire que pour chercher une issue. Même si ce dernier disait vrai et qu'il connaissait du monde, qu'il pouvait incendier l'échoppe de ses parents, il y avait de l'espoir. Pierre savait être discret, ses parents arriveraient à s'échapper. C'était obligé. Le muet se ramassa sur lui-même. Il était agile, et s'il réussissait à...

Trop tard. La lourde pogne s'abattit à nouveau sur lui. Le marmaille grogna et se tortilla alors qu'on lui arrachait la protection de Dieu, essayant encore une fois de planter ses dents dans la main honnie.
Bon gré et surtout mal gré, il suivit son nouveau propriétaire dans les ruelles dont la noirceur se perçait de faibles lueurs, ici un flambeau vite mouché, là une chandelle à une fenêtre. Parfois, une silhouette se détachait de l'ombre et s'arrêtait pour dévisager le duo si mal assorti. Pierre remarqua que bien souvent, ces formes étaient bien trop fluettes pour appartenir à des adultes. C'étaient celles qui détalaient le plus vite, en poussant de petits cris, comme si elles avaient vu le croque-mitaine.

Ils s'arrêtèrent devant une vieille baraque dont la désuétude n'avait rien à envier au logis Maselier. Son ossature frêle, renforcée de bric et de broc, semblait pourtant prête à éclater au moindre coup de vent, qui en agitait d'ailleurs quelques panneaux vermoulus, et on aurait eu peine à déceler son usage premier.
Le muet leva les yeux vers son ravisseur, le regard plein d'interrogation mêlée de colère, et d'une peur qu'il ne parvenait pas à refouler. Une coulure de morve lui pendouillait au nez, qu'il n'était pas parvenu à essuyer durant leur périple dans le labyrinthe de la Cour.

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Avatar : AaronGriffinArt
--Gringoire
Lorsqu'il poussa la porte d'entrée chuintante, il fut accueilli par une chandelle mourante et une vaste pièce spartiate. Tirant le miard à l'intérieur, le Vieux referma la porte et le loquet, condamnant la maison à rester close juqu'aux premières lueurs du jour.

L'endroit était très bas de plafond, dans lequel une ouverture béante indiquait un étage. Un gros chien vint les accueillir, peu engageant de prime abord, il vint se figer devant l'enfant pour le renifler avidement et en tirer des conclusions. A la taille de sa gueule, mieux valait ne pas être son ennemi, pour sûr. Libérant enfin de son emprise le petit Pierre, le vieux Loup donna un léger coup de patte à la petite lucarne d'un vieux poêle pour l'ouvrir et libérer quelques flammes ronflantes et rouges qui illuminèrent de pourpre la pièce. La carcasse se pencha sur un tas de bûches sèche et il nourrit la bête à la bouche de géhenne par deux fois. C'était l'unique source de chaleur de la maison. Lorsque la petite porte de fer fut refermée sur le foyer et la lumière momentanée, Gringoire se retourna sur l'enfant qui s'était terré dans un coin.

- Reste-donc pas comme ça. Il est tard, tu vas rejoindre les autres et dormir un peu. C'est plus l'heure d'souper, mais demain matin t'auras du pain si tu te tiens tranquille. Bienvenue au Dortoir. C'est ici que tu vas vivre... Et moi j'serai ton Cagou.

Du moins le temps qu'il servirait. Les Cagous ou Archi-Suppôts étaient les "professeurs" chargés d'enseigner l'argot des Miracles et d'instruire les novices dans l'art de couper les bourses, de faire le mouchoir, de créer des plaies factices et bien d'autres choses...
Il lui fit signe de le suivre d'une main ferme et monta l'escalier de bois, si raide qu'on aurait pensé à une échelle, tournant le regard pour vérifier que Pierre suivait.


- Prend donc la chandelle. Et pas de blague hein ! Braque-Miard porte bien son nom...

Il désigna le gros bâtard, attentif aux moindres gestes de ce nouveau venu, et dont on aurait su dire s'il était offensif ou désintéressé au vu de la canine constamment dévoilée par la babine, défaut de naissance lui conférant une gueule particulière. Si Pierrot tentait de foutre le feu, il se ferait tout bonnement dévorer.

L'étage dévoila aux deux silhouettes sombre qui s'y aventuraient de nombreuses paillasses, posées de façon désordonnées et pèle-mêles sur lesquelles des petits corps , pas tous endormis, se tenaient chaud. La chaleur du rez-de chaussée atteignait avec peine l'espace dédié aux travailleurs du Vieux... Quelques paires d'yeux curieuses émergèrent des courtepointes.

C'était là l'antre des Capons et des Orphelins. Logés ici la nuit par celui qui prenait leur argent durement obtenu le jour, chacun savait ce qu'il avait à faire pour rester en vie et éviter les coups de bâton. Leur "Maitre" l'avait-il été un jour? Seul le diable le savait. Le Vieux n'était pas bien bavard mais avait la main leste. La dureté qu'il avait naturellement au regard et aux gestes et la malice dont il faisait preuve pour faire fructifier son argent était pour tous un gage indubitable d'expérience à laquelle le respect s'imposait. Les Capons étaient chargés de mendier dans les cabarets et dans les lieux publics et de rassemblement ; d'engager les passants au jeu en feignant de perdre leur argent contre quelques camarades à qui ils servaient de compères. Les Orphelins eux étaient de jeunes garçons presque nus, chargés de paraître gelés et de trembler de froid, même en été. Les filles les plus jeunes étaient de ceux-là, celles en âge de vendre leurs corps dormaient ailleurs.
Pierre...
Le mioche profita d'un moment de répit pour moucher la chandelle qui lui pendait au nez d'un revers de la manche. Répit que tu croies... C'est le moment que choisit le Vieux pour le balancer dans la gouffre noir et béant de la baraque. Pris de court, déstabilisé, le muet s'étala de tout son long au sol, dérangeant poussière et saloperies diverses. Sa frimousse se contracta de dégoût alors qu'il crachotait, essayant de ne pas imaginer toutes les saloperies qu'il avait dû avaler par mégarde.

Pierre allait se relever quand il se retrouva nez à truffe avec le mâtin, la gueule de traviole, qui venait renifler d'un air inquisiteur le nouvel agneau à croquer. L'enfant se figea, écrasé par le souffle chaud de la bête, jaugeant l'épaisseur de la gueule. Pour sûr, sa tête y entrerait presque toute entière ! Les énormes crocs jaunis lui feraient une drôle de couronne. L'idée le fit frissonner.


- Reste-donc pas comme ça. Il est tard, tu vas rejoindre les autres et dormir un peu. C'est plus l'heure d'souper, mais demain matin t'auras du pain si tu te tiens tranquille. Bienvenue au Dortoir. C'est ici que tu vas vivre... Et moi j'serai ton Cagou.

Avec le monstre, il en avait presque oublié son maître... Reste donc pas comme ça, reste donc pas comme ça. Il en avait de bonnes, le Vieux ! Le gamin en était certain. Qu'il bouge un orteil et le molosse le croquerait tout cru. À peine lâché par Gringoire qu'il se sentait déjà enchaîné d'une autre manière. Le chien. La peur.
Mais il ne pourrait pas rester cloué au sol indéfiniment. Pierre se glissa un peu de côté, le plus lent possible, sans lâcher le dogue des yeux, guettant le moindre signe d'agressivité de sa part. Comme rien ne se passa, il s'enhardit jusqu'à finalement se retrouver debout sur ses pattes de sauterelle, à distance raisonnable de l'animal. Soupir soulagé. Il n'avait jamais aimé les chiens.

Un cagou, un cagou. Cela sonnait drôle comme mot, un peu comme cagouille. Mais le Vieux n'avait pas du tout une tête d'escargot, et quelque chose disait au gosse que ça n'aurait rien d'amusant. Déjà, sa petite cervelle d'enfant bâtissait les pires perspectives. Peut-être était-ce lui qu'on allait dévorer comme un gastéropode ?
Avec appréhension, il attrapa la chandelle qu'on lui désignait.

Il s'en sentit curieusement plus fort. C'était comme s'il avait une arme, comme s'il avait désormais entre les mains une petite chance d'infléchir son destin. Si pendant que le cagou montait les escaliers, il jetait la bougie sur Braque-Miard... Les animaux ont peur du feu, tout le monde le sait, même un mioche muet. Peut-être même qu'il prendrait feu. Et son maître avait au moins cent ans, Pierre aurait filé au loin d'ici qu'il se lance à sa poursuite. Mais du haut des premiers échelons, le Vieux se retourna et tout le courage du petit taiseux s'évanouit comme un denier tombé de votre poche au grand marché. Il monta à sa suite, serrant son bout de suif dégoulinant comme une promesse.

À l'étage, les orphelins endormis se blottissaient ensemble, à peine distincts les uns des autres dans la faible lueur de la bougie. Elle s'accrochait à leur peau presque nue, leurs côtes saillantes et leurs cheveux emmêlés, faisait frémir une paupière ou deux. L'odeur des corps entassés et malpropres était entêtante, aigre comme celle de la viande avariée, et les respirations sifflantes évoquaient des mouches sur l'étal du boucher. Les enfants ressemblaient aux bêtes que l'on parque pour l'abattoir. Cette fois, Pierre en était sûr.
On allait le manger.

Un sentiment glacé, primaire, s'empara de lui, avec tant de force que les propres battements de son cœur lui firent tourner la tête . Plus le temps de penser. Plus le temps d'imaginer les conséquences. Poussant un feulement rauque, il jeta la chandelle aux pieds de Gringoire, espérant plus ou moins que le plancher s'embrase à son contact. Il ne vérifia pas si cela avait marché ou si la bougie s'était tout simplement mouchée en tombant, dévalant déjà l'escalier.

Devinez qui a oublié le chien ?

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--Gringoire
- Mortecouilles ! Foutu marmot!

Il sauta comme un beau diable pour saisir la chandelle qui s'emparait déjà d'une courtepointe, battant le sol de ses pieds et provoquant le réveil immédiat de tous les enfants. La panique s'empara du grenier, tandis qu'en bas le petit Pierre aurait bien assez de contentieux à régler avec le gardien...

Le souffle court et venant par miracle à bout de l'imminente catastrophe , évitée de justesse, le Cagou vociféra au mouvement de panique qui avait recroquevillé la plupart des petits occupants dans un angle entoilé de faucheux. En bas le monstre aboya furieusement .


- Fermez-là! C'est fini, là c'est fini! Que tout le monde se recouche !


Il pointa la pauvre enfant déshabillée malgré elle de son pauvre drap, qui avait bondit au sabotage du nouveau venu, ses grands yeux déjà las de comprendre qu'elle allait trinquer, faute à pas de chance, faute au muet.

C'était une belle enfant, sous sa couche de crasse. Une de celle qui ne resterai pas bien longtemps avec les Orphelins... Vendue au plus offrant, ou vendeuse de sa vertu d'enfant aux griffes des hommes , lubriques et vandales, affamés. Ces grignoteurs d'âmes n'en avaient pas, et ne embarrassaient pas de savoir si leur réceptacle avait un prénom, un passé, une âme. Elle était plus jeune que le nouveau, ça oui, ses petites mains aux ongles noirs grattant nerveusement sa cuisse nue piquée par les puces en attestait.


- Quant à toi, tu dormiras sans courtepointe. T'remerciera l'nouveau s'il est encore en vie.

Lentement, la nuée de petits piafs migra vers leurs nids sales, et la gamine n'y coupa pas. Recroquevillée sur sa couche dont le Vieux avait retiré la seule protection contre le froid avant de dévaler l'échelle, elle garda les deux billes ouvertes, suspendue à la suite.

Remontera, remontera pas... C'est que ce chien foutrait même la frousse au Sans Nom... Aucun enfant n'osait l'approcher. Aussi nerveux que son Maitre, à l'affût de toute agitation inhabituelle, le monstre les protégeait des intrus autant qu'il les retenaient prisonniers le soir... Et le nouveau allait le goûter de près.

C'était idiot de tenter le diable. Mais ne l'avaient-ils pas tous été, au début? Avant de se résigner?

Compatissante, la petite Orpheline tendit l'oreille.
Pierre...
Un hurlement de bête blessée, venu du rez-de-chaussée. Ou du moins, le cri qu'aurait poussé une bête à qui on aurait arraché la langue. Ou pendant qu'on lui arrachait la langue. Un bruit laid, qui évoquait davantage le crissement de la pierre sur la pierre que quelque chose venu d'une gorge humaine. Très vite, s'ensuivit le bruit d'une course désordonnée, et le bois de l'échelle grinça.

Sanglotant et ahanant, la silhouette échevelée du petit muet percuta le Vieux qui descendait. Le mioche avançait avec difficulté, une main cramponnée sur une jambe qu'il peinait à poser sur les échelons et qui pendait sous lui. Chaque fois que son talon touchait un barreau, l'enfant grimaçait, et entre ses doigts serrés venaient rouler de lourdes gouttes de sang. Braque-Miard portait bien son nom, oui.

Le mioche lorgna par dessus son épaule comme s'il redoutait de voir surgir le monstre derrière lui.

Une respiration.
Deux respirations.
Trois respirations.

Rien ne vint. À croire que le molosse n'aimait pas les échelles, ou que, sentant son maître apparaître, il savait que sa tâche était accomplie. L'agneau ne s'était pas enfui de la bergerie. Encore tremblant, pas tout à fait soulagé, ce dernier leva les yeux et sembla petit à petit réaliser où il se trouvait, et avec qui. Vous avez fait un six, vous êtes tombé sur la case tête de mort. Retour à la case départ. Ne touchez pas les deux cents écus.

Pierre leva deux prunelles noires d'encre vers son cagou, qui trimbalait avec lui une sorte de drap. J'ai perdu. Chuis perdu. Et maintenant ?

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Owenra
    Et la gamine qui dormirait sans drap ce soir par la faute du nouveau n'est autre qu'Owenra. Perdue aux ramponneau par le pochtron qui servait d'époux à sa défunte mère, elle s'était retrouvée dans les pattes du vieil usurier quelques mois auparavant, sans savoir pourquoi, ni comment. Sa vie déjà si misérable n'avait guère changée depuis, enfin si, à défaut de la chaleur des chiens avec lesquels elle dormait avant, c'était maintenant la chaleur d'autres orphelins contre lesquels elle se lovait durant les nuits glaciales. De compagnons quadrupèdes organisés en meute, elle était passée à compagnons bipèdes pouvant parler, geindre, pleurer. Les puces étaient les mêmes ceci dit, le manque d'hygiène aussi. Ses cheveux roux auraient pu être magnifiques s'ils avaient pu connaître l'eau et le savon. En l'état, ils ne ressemblaient qu'à un amas de saletés indéfinissable dans lequel trônait quelques poussières. Ce n'était pas faute pourtant de tenter de démêler les nœuds avec les doigts chaque jour, comme sa génitrice le lui avait appris, en vain. Le visage de l'enfant restait creux même si la nourriture était plus présente que par le passé. Poussière, boue et terre dissimulaient une jolie peau blanche. Seuls les yeux verts pâles restaient encore intacts et pétillants d'une formidable envie de vivre malgré tout. Comme un air de défi constant dans ce regard vif. Le corps restait petit, maigre, aussi sale que le visage. Les jambes et les cuisses présentaient pourtant quelques griffures rougies, la faute aux parasites en légion entière entre ces orphelins.

    Alors qu'elle ne parvenait jusque là, pas à s'endormir. Elle tendit l'oreille. Il y avait du grabuge en bas, et le pas lourd de l'usurier ne put qu'être reconnu, tout comme sa grosse voix. L'enfant gardait toujours l'ouïe fine et aux aguets, prête à simuler un endormissement profond en cas d'intrusion dans le grenier. Après tout, le vieux barbu avait la main lourde sur ceux qui lui désobéissaient, mieux valait se tenir à carreau, même si le sommeil ne venait pas. Ici, la survie se limitait à ne pas faire de vague. Rester tranquille et obéir. Tout le temps, opiner du chef et faire en sorte que le vieux Gringoire ne soit pas trop énerver afin d'éviter les coups inopinés. Toujours était-il qu'elle écoutait. Sur l'échelle, elle entendait des pas plus légers qu'elle ne connaissait pas. Son imaginaire ne mit pas longtemps à supposer l'arriver d'un nouvel orphelin. Intérieurement, elle espérait qu'il ne soit pas pleurnicheur sinon, il serait difficile pour elle de le supporter. Si jeune et pourtant déjà dure.

    En entendant grimper à l'escalier, elle ferma les yeux et simula sans peine un profond endormissement. Simple question d'entraînement. Elle restait là, allongée sous son drap tandis que la faible lueur d'une bougie éclaira son visage. Elle sentait la présence du Cagou et une autre beaucoup moins imposante. Et d'un coup, elle entendit quelque chose tomber sur le sol, juste à côté de son drap. Puis le vieux cria et elle se redressa d'un bond. Le feu ! Le feu mangeait son drap ! Alors elle s'en débarrassa, paniquée et alla se blottir avec les autres dans un coin de la pièce, comme des petites souris apeurées devant un gros chat. Heureusement, le propriétaire des lieux ne mit pas longtemps à réagir et bientôt, le départ de feu s'éteignit. Les gamins beuglaient tous tant le réveil nocturne et la peur les avaient surpris. Cagou beugla plus fort et obligea les orphelins à se recoucher, ce qu'ils firent tous, sauf elle qui regarda son pauvre drap détruit avec un air dépité. La voici alors pointée du doigt. Dormir sans rien ? Elle allait avoir froid, oh que oui.
    Mais elle regagna sa couche et s'y recroquevilla. Face à la descente du Cagou qu'elle fixa, en attente d'entendre les remontrances du Cagou sur le nouveau. Son cœur balançait être l'envie de le voir puni pour la nuit qu'elle allait passer et une certaine forme de compassion. Après tout... Ils avaient déjà tous essayé au moins une fois de se tirer d'ici, il fallait bien que le Bleu essaie. Le froid lui mord la peau et elle se met à trembloter en s'interrogeant sur la suite des événements en gardant, cette fois, les yeux grands ouverts.

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--Gringoire
Il bouscula celui qui revenait à grands pas à défaut de grands cris en dévalant l'échelle, une torgnole monumentale achevant l'élan d'un pierrot boitillant, et quand icelle était assénée par une pogne grosse comme un battoir, elle avait tôt fait d'immédiatement calmer le jeu... Et les enfants.

- ... Sale engeance!

La main se leva de nouveau sur l'enfant mais le poing se referma, se plaçant entre la mâchoire à moitié dégarnie du Vieux. Gringoire aimait ses Orphelins vivants et entiers, tant qu'ils pouvaient lui rapporter quelques piécettes. Si la morsure qu'il devinait s'infectait et refilait la fièvre au petit, c'en serait fini de son bénéfice. L'ombre du Cagou ratatina littéralement Pierre, tandis que le poing vint se refermer sur son bras. Trainé jusqu'à la table, il saisit une bouteille de gnole sous l'oeil attentif du mâtin qui ne semblait attendre qu'une intonation du vieux briscard pour revenir gôûter du mollet.


- Tu f'ras moins le mariole demain, quand t'pleurnicheras sur ton pied bot.


Et sans douceur, il enfourna le goulot de la bouteille dans la bouche du garçon pour y déverser une quantité assez brûlante pour faire larmoyer un curé de campagne, et arrosa d'une grande salve la plaie en grondant de son timbre rocailleux:


- Une gnôle à dix sous, si c'pas malheureux d'finir sur l'cul d'un bizut! Monte te coucher !


Dans un élan rageur et sans même reposer la boutanche il se précipita près du poêle pour saisir une verge qui claqua sournoisement en fendant l'air, dans les aboiements hystériques du gros chien. Si la pogne était peu commode, le fouette-cul n'était pas un ami qui voulait du bien... Dans un gargouillis étouffé de colère, le Vieux semblait avoir retrouvé sa jeunesse.


- Monte!

Pour sûr, Pierre serait l'enfant du pot* demain. Une façon autrement plus gaie de se mettre immédiatement dans le bain de cette nouvelle vie au service du malandrin...




* Enfant de corvée de vidage de pot de chambre, et autrement dit ici, des pots de tout le grenier.
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