Soren
Aux jurons, lapparition posa sa main sur ses lèvres, stupéfaite comme si ces mots avaient été prononcés par ses propres lèvres. Elle, elle ne jurait jamais, même en de très rares occasions et dans un tout autre cadre qui ne se présentait plus depuis des années. Cela faisait longtemps, très longtemps quelle avait été enfermée ici, aux Houx-Rouges, sans voir personne, sans avoir la possibilité de partir. Au début, ils lavaient traité comme une Reyne quelle nétait pas. La petite paysanne avait valets, toilettes et mets raffinés à portée de main. Il lui suffisait de demander et elle était servie, elle et son fils. Elle en avait profité. La chambre dans laquelle ils lavaient installé avec ce dernier était vaste, bien aménagée et luxueuse. Ici, pas de rat, pas de blattes ou autres rampants qui venait sinsérer dans ses draps pendant quelle dormait. De cela, elle avait horreur. Cétait ce qui rendait sa vie à Helsingør insupportable: les blattes, surtout les blattes. Ici, elle navait plus besoin de travailler pour subsister. Elle était soudainement montée de plusieurs crans dans la société. Les hommes ne lui parlaient plus à limpératif, ne reluquaient plus sa poitrine avec concupiscence, ne glissaient plus leurs mains sur ses fesses mais cela ne dura pas.
Le prix à payer pour tout cela? Répondre à quelques questions et laisser son fils sentretenir en tête à tête avec le seigneur des lieux de temps à autre. Elle nétait dailleurs pas dupe: tout ceci, elle le devait à lui, à lui et à certains traits de la famille régnante quil portait sur sa face. Elle nétait pas folle enfin pas encore: pour que cela continue, elle le savait, il fallait quelle continue à être une source dintérêt pour le maître des lieux. Alors, aux questions quon lui posait, elle répondit toujours dans le sens attendu par son interlocuteur sans en dore jamais trop. Servir à lauberge des clients de toute sorte lui avait permis de développer ce don, celui de savoir ce qui est désiré. Oui, elle était tombée enceinte après quun homme ait abusé de ses attraits charnels et ce malgré les précautions quelle prenait toujours en pareille situation. Non, elle nétait pas une catin et ne vendait pas son corps à tout venant. Oui, lhomme avait payé pour la basculer dans son lit mais il était riche et noble. Cela ne faisait pas delle une prostituée, simplement une jeune fille qui avait envie dun peu plus de confort de temps à autre.
Au début des interrogatoires, elle avait hésité à donner plus de détails sur celui qui était sans aucun doute pour elle le géniteur de son fils. Lhomme navait jamais reconnu sa paternité et elle, elle navait même jamais osé lui dire quelle était tombée enceinte de ses oeuvres: elle tenait à sa vie et savait que toute démarche pour obtenir bourses ou privilèges pour cette naissance se serait conclus par sa propre mort. Lhomme avait cette réputation. Il était radical dans sa façon de régler ses soucis. Niels? Elle ne le connaissait pas. Elle ne savait pas qui il était, ce quil désirait. Il lui offrait ce quelle aimait. Elle le prenait de bonne grâce et se contentait dalimenter sa curiosité comme elle le pouvait pour profiter le plus longtemps possible de cette situation. Et puis, elle ne voulait pas sexposer à la vengeance de ce géniteur.
Le temps passa aux Houx-rouges et elle comprit alors que le Roy de deniers ne désirait quune chose : que soit enfant soit de la descendance de lhéritier Eriksen, le jeune, celui qui ne régnait pas et dont on disait quil avait été banni du Danemark pour éviter quil ne revendique le duché dHelsingør. Niels sétait trompé et elle en comprit alors la raison. Pour autant, devait-elle renoncer à ses toutes ces petites gâteries que la vie lui avait offerte? Elle savait pertinemment comment les hommes de son pays se comportaient quand ils étaient déçus de ne pas avoir ce quils désiraient. Alors, elle se tût. Elle conforta Niels dans son erreur, profitant encore et encore de ses largesses. Pourtant, ce fut tout le contraire qui se passa: une fois Niels convaincu que lenfant était de Søren Eriksen, ses journées devinrent un enfer. Son fils lui fut enlevé le jour et Niels soccupa de son éducation. Quand à elle, elle devint progressivement lobjet de railleries et de défoulement de la part des sbires du roy de deniers. Fini les jolies robes, les manières élégantes et les repas raffinés. Elles fut confinée dans sa chambre. Toute visite lui fut interdite. Les interrogatoires cessèrent. Elle perdit intérêt aux yeux de Niels. Le danois se contenta de la garder en vie et sous sa coupe. Lui même ne la toucha jamais, ses hommes eux profitèrent de son corps lorsquils en eurent envie. Ils la violèrent: seul, à deux, à plusieurs. Ils la battirent, lhumilièrent. Elle devint leurs esclaves dans les limites autorisées par Niels. Son esprit sétiola peu à peu, glissant inexorablement vers la folie, vers une peur raisonnée mais prenant toute la place dans sa vie. Seul son fils la retenait encore à la surface lorsquils lui permettaient de venir la retrouver pour la nuit. Le secret de la descendance de Lars Eriksen resterait sans doute à jamais murée entre les parois de la folie dune ex-serveuse dauberge dHelsingør.
Derrière ses barreaux, la voix sinterposa.
- Ne blasphémez pas malheureuse! Ici, il ne nous reste que le Très-Haut comme allié! Vous êtes dans lantichambre de lenfer lunaire petite sotte!
Sortir dici? Si seulement, elle savait comment faire, elle ne serait pas là, à parler à une inconnue dont elle se foutait royalement ou presque car la présence de la folle ici, derrière ces barreaux nétait pas fortuite ni désintéressée.
- Crois-tu que je serais ici à te parler si je savais comment sortir dici petite sotte?
Sotte. Voilà un mot quelle adorait prononcer à lencontre des autres. Cétait sans doute un moyen de défense naturel que son esprit avait mis en place pour nier la réalité. Avec Eudoxie, elle alterna vouvoiement et tutoiement sans aucune raison, sons même y faire attention. Dune réplique à une autre, son ton passait du registre de la compassion à celui de la raillerie, de la douceur à la rigueur de limpératif. Elle était serveuse attentionnée, mère aimante ou mégère qui était loin dêtre apprivoisée. Elle sautait du coq à lâne, complimentant Eudoxie pour la beauté de sa toilette puis tapant du plat de la main contre le mur et mâchant ensuite quelque chose de non identifiable qui croquait sous la dent. LorsquEudoxie remarqua lenfant qui laccompagnait, elle se raidit dans lombre, portant ses bras autour du petit être comme si la béarnaise était un danger pour lui. Elle ne le lâcha plus du reste de la conversation.
- Tais-toi! Tu vas tous nous faire repérer et ils vont venir nous prendre. Au propre comme au figuré. Même toi tu y passeras. Ils nauront cure que tu sois enceinte alors tais-toi!
Un bruit métallique se fit entendre dans la pièce alors quune lame racla la pierre de la cellule en passant entre les barreaux de la petite ouverture. La folle dHelsingør ne relâcha pas le poignard danois pour autant. Sur celui-ci, des entrelacs métalliques entourant les initiales « S » et « E » brillaient lorsque léclat dune flamme passait dessus.
- Tiens! La voilà la clé que tu cherches. Prends-la et sers ten toi, toi ou ton homme, quand ils viendront vous quérir. Tue! Ensuite
Ses prunelles brillèrent dans la pénombre. Des doigts décharnés sagrippèrent à lun des barreaux et un visage émacié vint se coller dans louverture, visage sapprochant du mieux quelle le pouvait dEudoxie.
- Vous devrez payer votre dû toi et lui! Il se dit que ton blond est entré ici par un passage secret? Ça veut dire quil connait un moyen de sortir non?
Elle avait beau être folle, certaines traces de logique subsistait encore dans son esprit.
- Vous viendrez me chercher, moi et mon fils, dans notre chambre et vous nous ferez sortir avec vous. Si vous mettez trop de temps à tenir parole je les alerte et ils me vengeront!
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