Ellya Elle ralentit le pas afin qu'il la rattrape. Manquerait plus qu'elle l'égare dans les couloirs de l'Abbaye: les autres moines seraient capable de crier à l'exorciste. Faut dire qu'il ne s'en rend peut-être pas compte, mais il a une sale allure avec ses cheveux embroussaillés à cause du vent, son visage rougi par le froid et sa démarche claudiquante. Sa question lui fait tortiller le nez.
A ne pas oublier.
Même si la domination n'y est pas pour rien, dans un certain sens. Il serait mensonger de dire qu'elle n'aime pas être obéie. Cependant, elle ne fait pas ça pour elle non plus, mais pour l'autre. A sa façon, elle est altruiste.
Arrivés au réfectoire, elle met du vin à bouillir tout en l'invitant à s'asseoir. La cheminée délivre une bonne flambée qui lui fait mal aux mains, tellement elle a froid. Ce ne doit rien être comparé à Archibald.
Allez. Enlevez-moi tout ça, ordonne-t-elle en désignant les deux pieds.
Les Cisterciens obéissent à plusieurs règles, surtout sur la question de l'hospitalité. Certaines taches sont volontiers laissées aux Novices, quand ils y pensent (et ils oublient souvent), comme celle du récurage d'orteil. Jeunes, vieux, pauvres ou riches, ils sont censés recevoir le même traitement de la part du moine qui les accueille.
Ellya ne déroge pas à la règle. Elle s'y plie, obéissance incarnée. C'est d'ailleurs pourquoi c'est bien la seule partie des corps qu'elle est capable de toucher sans être écurée. Elle apporte donc une bassine d'eau (bénite!), un pain de savon et s'agenouille devant lui. Sans dédain.
Sans douceur non plus: elle attrape le pied non écorché, le trempe dans la bassine comme un linge sale et y frotte le savon sans ménagement. Les lèvres pincées. Concentrée uniquement sur l'action. Fermée au reste.
Quand elle s'attaque à l'autre pied, elle fait toutefois bien attention à ne pas appuyer à l'endroit de la blessure. Elle n'est pas sadique. Ne l'a jamais été.
La Cistercienne essuie ensuite ses mains mouillées sur sa bure, avant de se redresser pour aller chercher le vin chaud, mais pas bouillant. Rien de tel pour désinfecter a-t-elle appris auprès d'Edvald.
Vous voulez le faire vous-même?
Enfin, elle brise le silence dans lequel elle s'était enfermée.
Ellya Maintenant, maintenant, c'est le grand moment! Celui du non-retour à moins de vouloir que je vous poursuive armée d'une torche!
De nouveau, elle l'entraine à travers les couloirs jusqu'à la chapelle Barchon. C'est une belle chapelle. L'air y est plus chaud qu'à l'extérieur, des dizaines de bougies y scintillent, une odeur d'encens froid se dégage et agresse les narines.
Il n'y a pas d'endroit qu'Ellya préfère au monde. Elle s'y sent proche du Créateur et seule. Infiniment seule. Et c'est un soulagement, la plupart du temps.
La Cistercienne laisse tremper ses doigts gauches dans le bénitier avant de se signer et rejoindre l'autel.
Vous ne voulez ni parrain ni marraine, alors? Cheminer seul sur la douloureuse voie de la foy?
Elle non plus n'en avait pas. Elle regrette. Il y aurait moins de solitude dans son monde si, vingt ans plus tôt, elle avait accepté un guide spirituel.
Ellya Vous êtes un bougre d'idiot. Un imbécile incurable! Bon Dieu de bon Dieu, pourquoi je tombe toujours sur les cas désespérés, moi? Hein?
Non. NON! Pas question. Il n'en est pas question.
Dans les faits, rien n'est inimaginable. S'il n'y avait pas eu l'histoire avec le Levrat qui l'avait foutue dans la merde jusqu'au cou, elle se serait volontiers laissée amadouer. Là, elle connait les risques. N'a pas envie d'être rejetée par l'Eglise pour avoir fait plaisir à un paysan tourné vers la richesse et la femme.
Et puis Dôn? Dôn?! Enceinte avant même d'être mariée! Réfléchissez un peu, bon sang! Un maistre spirituel, ce n'est pas censé avoir tous les vices!
Bref, il y a peu de chances qu'elle accepte. Peu. Tout est toujours possible.
Ellya Mmh. Les questions d'ordre théologiques ne m'ennuient jamais. Mais je doute que vous en aurez, n'est-ce pas?
Elle commence à ouvrir le grand livre posé sur l'autel, feuillette quelques pages, avant de se retourner.
Mes bien chères personnes qui êtes ici, pour accueillir ce quelqu'un! Large mouvement du bras pour embrasser la chapelle... vide. C'est aujourd'hui un grand jour puisque l'idiot du village va rejoindre la communauté aristotélicienne, faisant descendre d'un cran notre intelligence générale. Mais nous sommes charitables, donc nous devons l'accepter. Non, non, ne soupirez pas, personne! Mais avant toute chose, laissons-le réciter, dans la langue de nos pères, le confiteor.
La Cistercienne reporte enfin son attention vers Archibald.
Au passage, ajoutez-y un ou deux de vos péchés, ça fera confession aussi comme ça. D'une pierre deux coups.