Bras qui se tend, main fermement retenue, gambettes qui s'agitent dans une vaine tentative pour avancer encore... Aëlys se retourna, surprise.
Doucement, jeune fille. Ce n'est pas une course.
Elle eut une petite moue. Elle avait oublié que les grands ne savent plus courir. Docilement, tout en coulant un regard en biais à sa mère, genre "t'as vu comme je lui obéis bien, à LUI ?!", elle hocha la tête avec la même componction que Mère Honorine pendant les confessions.
Avant d'aller aux écuries, j'aimerais que tu me montres les changements qu'il y eut sur nos terres depuis ma dernière visite. Du moins ceux qu'on peut voir depuis les fenêtres du donjon. Ensuite nous redescendrons.
Nouveau hochement de tête, et Aëlys se rangea sagement aux côtés de son père, calquant son pas sur le sien - deux pas quand il en faisait un - pour accéder aux fenêtres. La neige avait momentanément cessé son manège, mais on n'y voyait pas bien loin, sous la chape des nuages, dans le jour qui tombait. La petite se hissa sur la pointe des pieds pour mettre son menton au niveau de l'embrasure d'une fenêtre donnant sur le sud-ouest.
Regardez là-bas, Papa, vers la Gervonde.
Elle désignait le cours d'eau qui alimentait toute une succession d'étangs, avant d'aller se perdre, bien à l'ouest, dans l'Ambalon, puis la Vesonne, la Gère, le Rhône enfin, à Vienne. Elle connaissait par cur tous ces noms.
Tu te souviens, quand le meunier a creusé la rigole, au mois de juin ?
Elle s'emberlificotait encore bien souvent entre le "tu", qui avait été de rigueur entre eux depuis qu'elle savait parler, et le "vous" que Sancie aurait bien aimé voir sa pupille adopter, pour lui faire honneur, dans ses relations avec les grands de ce monde.
Il voulait irriguer son grand pré en aval de la chaussée, parce que sa vache a eu deux veaux au lieu d'un seul. C'était pour avoir plus de foin, tu sais ?
Coup dil anxieux à son père : pas pour vérifier qu'il savait vraiment tout cela, Aëlys étant intimement persuadée que son père savait tout sur tout, était en tout le meilleur, et que chacun, de la reine de France au valet d'écurie, lui rendait des points sur tous les sujets. Elle savait en revanche que son babil n'était pas toujours parfaitement intelligible. Malgré ses efforts pour articuler et choisir le mot juste, elle avait toujours tant de choses à dire que ça se bousculait au portillon, la faisant parfois bégayer.
Son doigt tendu suivit, au loin, une boucle du cours d'eau.
Eh bien regardez, c'est marrant ! La Gervonde, elle a pas voulu retourner dans son lit pour l'hiver. Elle préfère celui que lui a fait le meunier. Alors du coup, le gantier du hameau de Chevron, tu sais, celui qui brode ses gants avec du lin qu'il met à rouir dans la Gervonde vu que le meunier il dit qu'on rouit pas le lin dans son étang à cause des carpes qui aiment pas ça. Tu sais ?
Nouveau coup dil inquiet.
Eh ben le gantier, il dit que puisque la limite de son pré à lui, c'est la Gervonde, eh ben son pré il est plus grand maintenant, et le meunier n'a rien à dire et puis voilà. Mais moi je crois que le gantier, il se trompe, hein, Papa ?
Se retournant carrément pour entendre le paternel verdict, elle vit sa mère qui se frottait les bras.
Aëlys était encore à l'âge où l'on parle spontanément, pour peu que les adultes qui vous entourent n'aient point tenté d'étouffer votre parole. En outre, si elle savait se montrer chipie quand elle se sentait flouée dans ses droits imprescriptibles, elle avait bon coeur.
Oh Maman ! Tu as froid ? Papa, Maman a froid.
Et, entourant sa mère à deux bras, elle se mit à lui frotter le dos, étonnée de sentir sous ses doigts des côtes saillantes.
Ben en même temps, t'as pas mis ton manteau, non plus. Il y a de la neige, quand même ! Pis tu as des os partout, ça tient pas chaud, ça.